Discours d’ouverture du cardinal André Vingt-Trois lors de l’assemblée plénière de novembre 2010

Lourdes – Jeudi 4 novembre 2010

La session de notre assemblée qui s’ouvre aujourd’hui est marquée par divers événements qui seront comme la toile de fond de nos réflexions et de nos échanges. Je vous propose d’en faire un rapide inventaire pour situer les travaux qui commencent.

1. La crise sociale.

Au moment où nous nous réunissons, notre pays est traversé par une crise résultant des blocages de notre société dans les modalités du dialogue social. Il ne nous appartient pas de définir les solutions politiques et techniques des questions soulevées à propos de la réforme des retraites. Mais nous pouvons essayer de formuler quelques réflexions sur les enjeux et les débats qui concernent l’ensemble de notre corps social.

Je voudrais d’abord rappeler que, dans les années écoulées, nous avons déjà eu l’occasion de souligner certains des risques qui menacent une société dont le principal ressort économique est la consommation.

« C’est à la lente transformation des attentes et des requêtes de nos contemporains que nous devons travailler sans relâche. Nous devons avoir le courage de leur dire que notre mode de vie actuel ne pourra pas être préservé sans grave dommage pour l’avenir : dommage écologique mais aussi dommage financier des dépenses faites sur le compte des générations futures, misère culturelle et misère affective. » (novembre 2007)

« Si la redistribution des revenus et des richesses peut séduire par son intention généreuse, nous ne pouvons pas éluder une question beaucoup plus radicale qui est celle de notre modèle de société. Partager des richesses est une attitude altruiste, mais le moment vient où nous devons prendre en compte les limites des richesses à partager. Comment pouvons-nous aider nos contemporains à intégrer dans leurs attentes le fait que notre planète n’est pas un réservoir indéfini de consommation possible ? » (novembre 2008)

« Ce qui est en cause, c’est la logique même de notre fonctionnement économique dont le dynamisme repose sur l’expansion indéfinie des revenus et de la consommation. Imaginer que cette consommation puisse être assurée par la seule répartition des fonds publics est un leurre et une tromperie. Jusqu’à présent, notre pays n’a pas encore été touché aussi fortement que d’autres, mais nous sommes encore loin de la sortie de la crise. Déjà en 1982, notre conférence appelait des « Nouveaux modes de vie. » C’est à de nouveaux modèles que nous devons travailler, nouveau modèle de production agricole, nouveau modèle de développement économique, nouveau modèle d’échanges avec les pays pauvres, nouveau modèle de gestion des ressources naturelles. » (mars 2009)

« Beaucoup de nos contemporains commencent à comprendre qu’une société plus juste et plus respectueuse de son environnement est nécessaire. Ils comprennent aussi que l’usage plus raisonnable des biens de ce monde appelle à une révision courageuse de nos modes de vie. Il ne s’agit plus seulement de militer pour des thèses vaguement écologistes. Le moment est venu de réfléchir et de décider comment réduire la consommation toujours croissante, souvent au détriment de pays moins développés qui subissent les dommages de notre traitement de la nature. » (novembre 2009)

J’ai choisi de reprendre, parmi d’autres, ces quatre extraits de nos sessions des années écoulées pour nous rappeler que les difficultés rencontrées aujourd’hui n’étaient pas tout-à-fait imprévisibles. En effet, la réforme des retraites impose des changements dans la solidarité intergénérationnelle et ces changements s’inscrivent dans une évolution plus globale de nos modes de vie. Un certain nombre de responsables politiques y ont travaillé depuis des décennies, sans pouvoir aboutir aux décisions structurelles souhaitables. Faute que tous les partenaires se soient engagés fermement à temps dans les réformes nécessaires, nous nous retrouvons devant un blocage du dialogue social dont notre pays fait trop souvent l’expérience quand il est confronté à des décisions importantes.

Le débat récent pose simultanément des questions qui touchent à l’équité sociale et à une certaine anticipation de l’avenir. Beaucoup de nos concitoyens comprennent mal que la précarité du travail et des revenus, présents et futurs, frappent une partie importante de notre société tandis qu’une autre jouit de la sécurité de l’emploi et d’avantages économiques et financiers sans rapport avec les risques qu’ils prennent.

D’autre part, la réforme des retraites pose brutalement la question de l’avenir et de la solidarité entre les générations. Comment l’anxiété ne s’exprimerait-elle pas quand on est confronté à la réalité brute : qui prendra en charge les nombreux centenaires de demain ? Cette anxiété sur l’avenir n’est pas non plus exempte d’un certain sentiment de culpabilité. Comment notre société a-t-elle assumé ses responsabilités dans la transmission de la vie et du patrimoine ? A-t-on tant sacrifié au travail, y compris les équilibres humains et familiaux, pour se retrouver sans garanties humaines à la fin de sa vie ?

Enfin, les plus jeunes générations ne peuvent pas éliminer purement et simplement la question de leur propre avenir : à quoi bon une scolarité longue et couronnée de diplômes, si cette formation de haut niveau ne débouche que très difficilement sur une insertion professionnelle et sociale réelle ou si toute l’existence est grevée de charges héritées des générations précédentes ? Vers quelle existence les conduit notre société ?

Il n’est donc pas vraiment étonnant que ce sentiment d’injustice, cette inquiétude pour l’avenir et l’anxiété des jeunes nourrissent des expressions de tension collective et parfois de violence. Une société démocratique suppose un pacte de confiance entre les partenaires, y compris quand ils divergent sur les solutions politiques à mettre en œuvre.

Par ses mouvements, par ses services, par l’implication personnelle de ses membres, notre Église est présente et active dans tous les domaines de la vie sociale et politique. Les souffrances et les espérances des hommes sont portées par beaucoup de chrétiens que nous rencontrons souvent et que nous encourageons dans leurs engagements. Ils sont éclairés par diverses analyses d’institutions religieuses ou sociales, comme, par exemple, le rapport du Médiateur de la République au début de l’année 2010.

2. Une gestion raisonnable de notre univers.

La révision de la loi de « bioéthique » entre dans sa phase finale après l’élaboration du projet de loi du Gouvernement. Depuis près de trois ans, notre pays a investi beaucoup de réflexion et produit des travaux de bonne qualité sur un sujet difficile. Tant à travers les États Généraux du printemps 2009 que par les rapports successifs du Conseil d’État et de la Mission d’information parlementaire, les questions décisives ont été abordées et sérieusement. Notre propre Conférence a fourni un travail important qui est généralement reconnu et pris en considération.

Au point où nous en sommes, avant le débat parlementaire, qui peut encore infléchir l’état actuel du projet, nous pouvons nous féliciter que l’intérêt de l’enfant soit d’abord pris en considération. Cela évite à la France de s’aventurer sur des chemins particulièrement nocifs et dangereux. De même la prise en considération des cellules souches adultes et de celles provenant du sang du cordon ombilical peut être prometteuse. Nous ne pouvons que nous réjouir du travail des scientifiques qui cherchent avec patience et ténacité de nouvelles thérapies. Car, tous nous voulons que les malades soient guéris ! Les chrétiens se sont toujours engagés pour soigner les malades et les accompagner.

Cependant, certaines dispositions du projet de loi appellent encore un débat sérieux qui doit être mené en toute clarté, sinon il est à craindre qu’elles demeurent dans une indétermination qui sera difficile à gérer dans les années qui viennent.

Parmi les questions les plus cruciales, celle du respect de l’embryon humain reste préoccupante. Le régime d’interdiction de son utilisation à des fins de recherche est cohérent avec l’ensemble de notre droit. Il est certes heureux que cette cohérence soit maintenue car il y va du respect de la dignité humaine. Mais ce régime d’interdiction reste très fragilisé par le renoncement à la visée explicitement thérapeutique et il est à craindre que les instances d’arbitrage et de décision qui autorisent de telles recherches ne soient soumises à de fortes pressions économiques.

Notre combat pour le respect de l’embryon humain ne relève pas d’une sorte d’attachement magique, mais d’une réflexion argumentée sur les risques que court l’humanité quand elle cède sur la défense du plus vulnérable. Ne nous y trompons pas, dans la manière de traiter l’embryon humain est engagée une approche de l’humanité dans son ensemble et du respect de chaque être humain, et d’abord de celui qui est sans défense et sans pouvoir. Comment notre société aux techniques toujours plus performantes saura-t-elle accueillir et défendre la vulnérabilité la plus extrême et donner la priorité absolue à cet accueil ?

Par ailleurs, les débats sur l’accès à la connaissance des origines pour les enfants nés de Procréation Médicalement Assistée avec tiers donneur mettent en lumière l’impasse dans laquelle nous sommes engagés par cette pratique. Vouloir satisfaire à tous prix le soit disant « désir d’enfant » entraîne à des conflits insolubles de droits. Il est légitime que des enfants aient accès à leurs origines comme un moyen d’établir leur filiation et leur insertion dans la chaine des générations. Ce désir bien compréhensif entre en contradiction avec les exigences de l’anonymat dont on comprend aussi le bien-fondé tant pour les donneurs que pour les parents. Cette contradiction n’est pas seulement une contradiction formelle et juridique. Elle résulte d’une erreur objective : la manipulation délibérée de la filiation, qui n’est ni dans l’intérêt de l’enfant ni dans celui de la société.

La réflexion sur la loi de bioéthique conduit à prendre mieux conscience de la responsabilité humaine dans la gestion de l’univers qui nous est confié. La responsabilité éthique ne se divise pas : le respect de notre propre dignité va de pair avec le respect de la création. C’est aussi à quoi nous travaillerons avec le groupe sur l’environnement et l’écologie.

Sur ces sujets importants, comme sur d’autres questions de la vie de notre société, nous exprimons sereinement nos convictions. Nous disons ce que nous estimons le meilleur pour nos contemporains. Nous le faisons sans courir après la publicité immédiate. Nous sommes plus attentifs à la réalité des questions posées qu’à leur exploitation politicienne. Comme l’a fait encore une fois Benoît XVI à Westminster, nous voulons communiquer notre conviction que la gestion de la cité exige un engagement de la raison humaine fondé sur une éthique de la vie sociale à laquelle la foi chrétienne doit apporter une lumière nécessaire.

« Chaque génération, en cherchant à faire progresser le bien commun, doit à nouveau se poser la question : quelles sont les exigences que des gouvernements peuvent raisonnablement imposer aux citoyens, et jusqu’où cela peut-il aller ? En faisant appel à quelle autorité les dilemmes moraux peuvent-ils être résolus ? et le bien commun promu ? Ces questions nous mènent directement aux fondements éthiques du discours civil. Si les principes moraux sous-jacents au processus démocratique ne sont eux-mêmes déterminés par rien de plus solide qu’un consensus social, alors la fragilité du processus ne devient que trop évidente - là est le véritable défi pour la démocratie. » (Benoît XVI. Discours aux membres du Parlement et de la British Society. 17 septembre 2010.)

3. Quelques événements de notre vie d’Église.

L’année sacerdotale a été marquée dans presque tous les diocèses par des initiatives heureuses qui ont rassemblé les prêtres autour de leurs évêques. Le rassemblement universel pour la clôture autour du Pape à Rome a été aussi un moment fort, non seulement pour ceux qui l’ont vécu, mais aussi pour l’image qu’il donnait d’une réalité du sacerdoce bien différente de celle qui nous est habituellement présentée. Les quelques huit cents prêtres et évêques français qui y ont pris part en ont été les témoins. La récente lettre du Pape aux séminaristes constitue un message personnel particulièrement important et vivifiant pour ceux qui sont en marche vers le ministère presbytéral.

Notre conférence va faire le point sur les travaux d’un certain nombre de commissions épiscopales (commission doctrinale, commission pour la catéchèse et le catéchuménat, conseil pour la pastorale des enfants et des jeunes, préparation des Journées Mondiales de la Jeunesse de l’été 2011, conseil Famille et Société, etc.). Nous ferons aussi le point sur nos divers groupes Études et Projets. Nous continuerons à travailler sur le chantier ouvert il y a maintenant trois ans : Demain la vie de nos communautés chrétiennes. Cette année, dans chaque province ecclésiastique, nous avons collecté des exemples significatifs d’initiatives pastorales et missionnaires qui manifestent comment nos diocèses préparent l’avenir avec détermination.

Avec Mgr Antoine AUDO, évêque d’Alep des Chaldéens, nous aurons une information autorisée sur la récente session extraordinaire du synode des évêques pour le Moyen-Orient. Ce sera aussi pour nous l’occasion d’exprimer notre communion avec les communautés chrétiennes du Moyen-Orient dont certaines sont confrontées à la discrimination, voire parfois à la persécution. Ces communautés font partie de notre Église. Elles sont souvent représentées parmi nous par des communautés d’immigration. Ne les laissons pas sombrer dans le silence et l’oubli ! Le récent massacre de Bagdad nous remplit d’horreur, mais il ne nous conduit pas à identifier ces groupes extrémistes à tous les musulmans qui vivent dans la crainte de Dieu. Nous avons reçu avec confiance les réactions du Président du Conseil Français du Culte Musulman et du Recteur de la Mosquée de Paris.

Enfin, je ne voudrais pas terminer cette introduction sans évoquer d’un mot le succès du film Des hommes et des dieux qui a pu surprendre certains observateurs. Au-delà de la proximité et de la cruauté de l’événement qui ont sans doute alimenté la curiosité du public, il nous faut aussi réfléchir à la signification d’un événement médiatique de cette importance. Il me semble que l’intérêt des spectateurs pour un film aussi exigeant est à rapprocher de celui qu’avait connu, dans une moindre mesure, le film sur la Grande Chartreuse, Le Grand Silence. Outre la qualité cinématographique intrinsèque, le succès de ces films n’est-il pas aussi le signe d’une attente et d’un intérêt réel devant des destinées qui expriment un choix de vie radical ? Dieu merci, notre société sécularisée n’est pas encore tout à fait « immunisée » contre les préoccupations existentielles et même spirituelles. Ne l’oublions pas.

Cette préoccupation spirituelle, plus ou moins consciente, plus ou moins assourdie ou étouffée, plus ou moins reconnue ou déniée, est peut-être le « fil rouge » qui relie l’ensemble des travaux de cette assemblée. N’est-elle pas l’espérance d’entendre affirmer que le sens de notre existence humaine ne se réduit pas aux phénomènes économiques ? La consommation des biens marchands ne peut pas combler le cœur humain. La richesse d’une vie s’éprouve aussi dans la qualité des relations familiales et affectives, dans la possibilité et l’intensité d’une vie intérieure. La violence sociale qui éclate sporadiquement, particulièrement de la part des jeunes, est inquiétante. Elle ne peut s’analyser et se traiter par les seuls outils socio-économiques. N’est-elle pas aussi l’expression d’une anxiété qui révèle beaucoup de carences affectives et spirituelles ?

Notre travail des jours à venir dans les domaines de l’économie, de l’écologie, de la bioéthique, du travail et du respect du dimanche, de l’animation de la pastorale des jeunes exprime évidemment nos préoccupations pastorales et notre recherche permanente de nouveaux chemins pour annoncer l’espérance de l’Évangile au monde d’aujourd’hui. En assumant notre responsabilité pastorale, nous sommes aussi convaincus que nous apportons une contribution au renforcement du lien social, à la construction et au développement de la liberté des personnes et à la solidité d’une démocratie consciente du rôle qui lui incombe pour le bien commun de toute la famille humaine.

Il y a deux ans, le Pape Benoît XVI évoquait au Collège des Bernardins, le rôle de la vie monastique dans le développement de la culture européenne. Il montrait comment la recherche absolue de Dieu avait permis l’élaboration d’une culture humaine ambitieuse. De même, la vie et la mort des moines de Tibhirine disent quelque chose à l’homme d’aujourd’hui sur son avenir. Nos recherches et nos efforts pour l’avenir de nos communautés chrétiennes supposent que tous les chrétiens, disciples de Jésus, s’engagent dans une véritable vie intérieure et prennent à cœur le service de tous les hommes.

+ André cardinal Vingt-Trois
Président de la conférence des évêques de France
Le 4 novembre 2010

Plus d’informations sur l’assemblée plénière sur le site de la Conférence des évêques de France.

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