Homélie de Mgr André Vingt-Trois - 140ème anniversaire de la Fondation des Orphelins Apprentis d’Auteuil

Cathédrale Notre-Dame de Paris - 10 juin 2006

Frères et soeurs, dans les années 1860, en France, la dernière phase du second Empire, l’industrie commence à se développer ; une réelle prospérité l’accompagne. Une société brillante donne à notre pays l’apparence et, pour une part, la réalité, d’un pays riche. Mais derrière cette apparence qui s’accompagne souvent d’un luxe ostentatoire, se développe aussi une population misérable, engagée très durement dans la production industrielle, souvent peu éduquée, mal logée, et peu accompagnée. C’est dans ce cadre qu’un certain nombre de catholiques ont lutté dans le cadre de ce qu’on appelle habituellement le catholicisme social et que, parallèlement à eux et avec eux, des prêtres ont pris conscience que leur ministère ne pouvait pas se laisser annexer, ni a fortiori épuiser, par la société d’ostentation dans laquelle ils vivaient.

L’abbé Roussel était l’un d’entre eux quand il voulut commencer à préparer des enfants à leur première communion, ce qui voulait dire aussi trouver dans leur vie de travail un temps pour leur permettre de découvrir, d’accueillir et d’approfondir les vérités de la foi. Ce que l’abbé Roussel a commencé à faire avec quelques enfants a été un combat de l’Eglise tout au long de cette période d’industrialisation, pour que les enfants ne fussent point engagés prématurément dans le travail, avant que d’avoir été scolarisés et catéchisés.

A partir de ce point de départ, se développe peu à peu une oeuvre qui n’est plus simplement une oeuvre de catéchisation, mais qui devient une oeuvre d’éducation. Au long de ces cent quarante années, la Fondation des Orphelins Apprentis d’Auteuil, fidèle aux intuitions de sa fondation, accueille et parfois va à la rencontre, de ceux qui ne trouvent pas toujours leur place dans l’apparence d’une société prospère qui se développe en essayant d’oublier qu’elle laisse au bord du chemin un certain nombre de personnes, parmi lesquelles des jeunes qui, pour toutes sortes de raisons, ne trouvent pas les moyens de réussir dans les circuits habituels.

Cette volonté de dépasser l’apparence, cette volonté d’être attentifs à ce que dissimule l’apparence, cette volonté de ne pas se laisser annexer par la religion du succès, mais d’aller à la rencontre de ceux qui sont victimes de cette religion du succès, cette volonté de reconnaître dans chaque personne humaine, quelles que soient ses limites, ses pauvretés ou ses handicaps, quelqu’un qui est capable de faire quelque chose d’utile de sa vie, c’est non seulement l’espérance des éducateurs, mais encore l’expression de l’espérance chrétienne qui reconnaît en tout homme l’image du Dieu créateur et qui croit toujours qu’il y a quelque chose à faire. Mais que peut-on faire ?

Evidemment, mettre en oeuvre des moyens pédagogiques, ouvrir des maisons d’accueil, construire une expérience de vie collective qui soit formatrice des vertus humaines nécessaires à une vie équilibrée, tout cela il faut le faire ; vous le faites, et vous savez cependant que tout cela ne suffit pas. Car, quand bien même on est capable de mettre en oeuvre ces moyens éducatifs, ces inventions pédagogiques, ces capacités d’accueil, cet entraînement à une relation humaine normale, nous savons qu’il reste encore quelque chose à faire et qui est le principal, c’est-à -dire la mise en oeuvre de l’amour. Car ni la pédagogie, ni l’éducation, ni les entraînements à la vie sociale, ni même la capacité d’accueil, ne suffisent à l’épanouissement de l’être humain qui ne devient lui-même que lorsqu’il est aimé, c’est-à -dire lorsque quelqu’un est capable de se donner pour lui.

L’image de la veuve dont nous avons entendu le récit dans l’évangile selon saint Marc nous rappelle très précisément où est la vérité profonde et existentielle de l’être humain. Non dans les apparences de la vie sociale mais dans la vérité du coeur de celui qui accepte de donner de son nécessaire, pour la gloire de Dieu tout simplement. Cette femme en mettant une piécette dans le trésor du Temple a donné tout ce qu’elle avait pour vivre et donc a posé un acte de foi radical.

La condition pour que l’être humain puisse atteindre sa plénitude et toutes les dimensions de ses capacités, c’est précisément qu’il rencontre sur sa route des hommes et des femmes capables de se donner tout entiers pour eux. Car le prix de l’être humain ne se reconnaît pas à travers des grandes déclarations et de grands sentiments, mais à travers ce qu’on est capable de donner pour qu’il vive. " A ceci nous avons reconnu l’amour de Dieu pour nous, qu’il a envoyé son Fils unique dans le monde pour que nous ayons la vie. " Si la tradition chrétienne développe à travers les siècles une conception de l’être humain, une volonté de respecter la personne humaine, une capacité éducative à partir de toutes les situations, c’est précisément parce qu’elle reconnaît dans chaque être humain celui pour lequel Dieu s’est donné lui-même tout entier. Elle ne peut porter le témoignage de l’amour absolu de Dieu pour l’humanité qu’à travers des hommes et des femmes qui acceptent eux-mêmes de se donner pour que les autres vivent.

Nous le savons : la tâche éducative suppose des qualifications et des compétences et il est normal d’avoir recours à ces compétences et d’exiger ces qualifications. Mais plus profondément que les qualifications professionnelles, ce qui peut être un chemin d’épanouissement et de développement pour des jeunes, c’est de découvrir qu’ils valent quelque chose aux yeux de leurs éducateurs au delà de la fonction éducative. Ils découvrent qu’ils valent quelque chose aux yeux de leurs éducateurs à travers le don gratuit que ces éducateurs font non pas seulement de leurs compétences et de leurs qualifications, mais encore de leur capacité personnelle de relation avec les jeunes qui leur sont confiés.

On s’interroge parfois pour savoir quelle est la spécificité chrétienne d’une oeuvre éducative. Il me semble que c’est d’abord à ce niveau du don de soi que se situe la spécificité chrétienne. Car c’est à partir de l’expérience de l’amour vécu que peut être posée la question de la source de l’amour et que peut être identifié l’amour de Dieu pour l’humanité que j’évoquais tout à l’heure.

Frères et soeurs, au moment où nous faisons mémoire de ces cent quarante années de pratique de la Fondation d’Auteuil, nous devons rendre grâce à Dieu pour les générations d’hommes et de femmes qui ont été les témoins de l’Amour auprès de jeunes qui avaient plus besoin que d’autres d’être reconnus et de croire qu’ils valaient quelque chose aux yeux de leurs semblables. Je suis heureux que nous puissions rendre grâce ensemble, avec Mgr Fréchard, Mgr l’évêque de Saint-Louis du Sénégal, les prêtres qui m’entourent, nous faisons mémoire du service accompli par les prêtres au coeur de la Fondation d’Auteuil depuis ses commencements, et notamment des Pères du Saint-Esprit. Nous faisons mémoire du dévouement qu’ils ont vécu eux-mêmes et surtout du dévouement qu’ils ont pu susciter à travers des générations d’éducateurs. En regardant par l’esprit ces hommes et ces femmes qui ont donné le meilleur d’eux-mêmes, nous sommes conduits à raviver en nous le désir d’être témoins de l’Amour de Dieu.

Amen.

+ André Vingt-Trois
Archevêque de Paris

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