Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Messe des responsables politiques

Mardi 28 septembre 2010 - Basilique Sainte-Clotilde (7e)

 Job 3, 1-23 ; Luc 9, 51-56

A quoi bon vivre ? Cette question pourrait être une façon de comprendre l’imprécation de Job, sur qui se sont abattus des malheurs de toute sorte. La figure de Job a permis à la révélation juive de faire un pas considérable dans l’intelligence de la condition humaine. Le livre de Job manifeste d’abord un essai pour attribuer la responsabilité des malheurs de l’humanité à un tiers. Mais ni Dieu ni l’homme ne sont responsables de ces malheurs. Tout juste Dieu laisse-t-il au Mauvais la possibilité d’éprouver la foi de Job. D’autre part, le livre exprime de façon magistrale l’expérience du drame humain de la souffrance : comment comprendre et expliquer cette avalanche de catastrophes qui frappent Job dans ses biens et dans ses êtres les plus chers ?

Sa première réaction, rapportée par notre lecture, exprime à la fois l’incompréhension et la révolte devant les fléaux qui frappent l’humanité : « Pourquoi donner la vie à l’homme qui ne trouve plus aucune issue ? » Pour nous, comment ne pas sentir une véritable connivence avec ce cri de désespérance ? Cet accablement devant les malheurs de l’humanité, ce sentiment de lutter contre l’inévitable, cette désespérance de ne jamais pouvoir surmonter le mal ont été de tous les temps un des éléments de la dramaturgie humaine.

Aujourd’hui, alors que les efforts et les progrès de l’humanité ont permis de vaincre un certain nombre de fléaux, la persistance des malheurs, du moins pour la plus grande part de l’humanité, rend encore plus tragique notre impuissance à les réduire. Comment nous étonner alors des tendances morbides et mortifères qui traversent nos sociétés, y compris les mieux protégées et les plus prospères ? Naguère, Jean-Paul II a parlé d’une culture de mort. C’est bien ce que nous découvrons dans le dégoût de nombre de nos contemporains.

Cette culture de mort s’attaque aux plus faibles de notre univers, c’est évident, mais elle ronge aussi l’âme des plus forts. Les auteurs de la violence, physique ou verbale, individuelle ou collective, réelle ou virtuelle, sont aussi embarqués dans le jeu de la mort. Le bourreau et la victime sont les deux faces d’une même horreur.

La suite du livre de Job montrera comment sa fidélité à Dieu permet à Job de surmonter l’épreuve sans l’esquiver ni en réduire les effets. Elle nous ouvre ainsi un chemin d’intelligence pour guider notre comportement dans les situations les plus difficiles. Mais sur ce chemin ni le simplisme ni l’échappatoire n’ont cours ni raison. La fidélité à Dieu et à sa volonté ne peut s’accommoder d’une gestion des obstacles par l’illusion ou le miracle facile. Le petit dialogue que nous venons d’entendre entre Jésus et ses disciples nous en donne un bon exemple.

Le refus manifeste de ce village de Samaritains, nous le qualifierions aujourd’hui d’idéologique : ils ne veulent pas de lui parce qu’il est en route vers Jérusalem, et que les Samaritains ne veulent rien avoir à faire avec ces gens là. Mais en fait, ce refus de recevoir le Christ qui monte vers Jérusalem a un autre sens plus profond. Il rejoint l’admonestation que Pierre a faite au Christ en refusant qu’il aille vers la mort. C’est le refus de la véritable mission du Messie. Aux résistances rencontrées, Jacques et Jean proposent une solution radicale : l’extermination, à laquelle Jésus s’oppose vivement.

Cette dissension entre Jésus et ses disciples reflète l’incompréhension où ceux-ci sont encore de la véritable nature et de la mission du Messie. Leurs rêves sont encore ceux d’un Messie triomphant qui pulvérise ses adversaires et établit la justice par la force. Ils n’ont pas encore compris ce qu’enseigne la parabole du bon grain et de l’ivraie et qui donne la clé d’interprétation et l’orientation de la mission de l’Église dans les temps de l’histoire. Comme le maitre du champ, nous devons supporter que l’ivraie pousse en même temps que le bon grain et que le tri et le jugement soient réservés à Dieu lui-même au terme de l’histoire des hommes. Comme Job a du apprendre à vivre sa fidélité dans les traverses de l’existence, comme Jésus accomplit sa mission au milieu des adversités et en les supportant jusqu’à la mort incluse, chaque disciple du Christ est invité à affronter et à assumer les incertitudes des temps.

L’évangile nous dit que le temps était venu pour Jésus de monter à Jérusalem, d’affronter l’adversité et d’être enlevé de ce monde. Il nous précise aussi dans quelle disposition il se met en route : avec courage. Et c’est une traduction très affadie d’une formule plus éloquente : « en durcissant son visage comme de la pierre. » Il ne s’agit pas ici d’un stoïcisme affecté, mais d’une résolution délibérée de ne pas échapper à l’épreuve vers laquelle il marche.

Comment cette confrontation au mal, à sa persistance dans le tissu de l’histoire humaine, et le chemin emprunté par Jésus éclairent-ils notre propre condition ? Celui ou celle qui choisit de s’engager dans la gestion des affaires publiques sait par expérience qu’il s’engage dans une aventure où le bien et le mal sont sans cesse inextricablement mêlés. Le régime totalitaire solutionne la question en définissant la vérité sans débat. Un des mérites des régimes démocratiques est précisément de favoriser et d’arbitrer le débat nécessaire à la vie publique, sur les options fondamentales et leurs mises en oeuvre pratiques. Encore faut-il que ce débat obéisse à quelques règles élémentaires nécessaires à une vie sociale civilisée.

Permettez-moi d’en évoquer quelques-unes.
L’instance ultime et impérative des grandes orientations du pays, ce sont les élections. Le raccourcissement du mandat présidentiel à cinq ans permet de renouveler plus vite ce jugement populaire. Les votes libres sont le véritable champ du débat démocratique.

Le débat légitime sur des décisions importantes de la vie publique, -et Dieu sait que nous n’en manquons pas !- doit être un débat sur des hypothèses ou des projets avant d’être une attaque de celles et de ceux qui défendent ces hypothèses ou ces projets jusque dans leur dignité personnelle. Nous voyons bien que la tentation de transposer des questions pratiques vers un débat idéologique risque toujours de reconstituer des « guerres de religion ».

La surenchère verbale suscite et encourage la perversion de certaines dérives médiatiques qui semblent aujourd’hui confondre information et exhibition de polémiques. Beaucoup, même parmi les esprits les plus résistants, cèdent trop facilement à la sollicitation de réagir sur des citations partielles, tronquées, ou même déformées. Un fonctionnement sain de la démocratie supposerait plus d’esprit critique et de sang-froid. Trop de monde espère faire tomber « le feu du ciel » sur ses adversaires. Trop de monde transforme ses adversaires en ennemis indignes de vivre ou de parler.

Les graves questions auxquelles vous êtes confrontés dans vos engagements politiques et votre service du bien public méritent mieux que ces emballements périodiques. Pour certaines d’entre elles, comme la réforme des retraites, elles engagent l’avenir de nos concitoyens pour plusieurs décennies et elles mettent en oeuvre des conceptions et des pratiques de la solidarité nationale qui méritent bien d’être débattues. Pour d’autres, comme la révision des lois de bioéthique, elles engagent toute une conception de la dignité humaine et du respect qui doit lui être accordé à tous les stades du développement de la personne. Les longues consultations et les débats des États Généraux ont montré que beaucoup de nos concitoyens sont sensibles à l’enjeu de cette révision et qu’ils ne sont pas dupes des slogans les plus volontiers véhiculés sous la pression des lobbies. A travers ces questions, c’est toute une conception de l’homme qui est engagée et notre responsabilité à l’égard des droits imprescriptibles des personnes, surtout de celles qui sont fragilisées dans leur santé ou par leur situation d’immigrés.

Enfin permettez-moi d’espérer encore que la grave crise économique et financière dont nous continuons de subir les effets aide à poser la question culturelle fondamentale, même si beaucoup feignent de ne pas la voir et de passer outre. Comment faire évoluer notre système économique et social pour qu’il ne repose plus sur le seul dynamisme de la consommation dont les spirales n’ont été que trop dommageables ? On ne peut plus imaginer de préserver notre niveau de consommation en oubliant le reste de l’univers. Les récents débats des Nations-Unies ne peuvent pas rester une simple déclaration d’intentions généreuses. Ils doivent passer de plus en plus dans les décisions et les applications.

« À quoi bon vivre ? » Si nous voulons que la désespérance de vivre ne ronge pas notre société, si nous voulons que l’abattement devant les difficultés incontournables de l’existence ne se résolve pas dans la violence aveugle, si nous voulons que notre jeunesse regarde l’avenir avec espoir, il nous faut impérativement maintenir et développer les conditions d’un authentique débat démocratique qui permette de mettre en oeuvre un projet de société clair et généreux. Celles et ceux qui en ont la charge et la responsabilité savent, par expérience, que cette mission est semée d’embûches et qu’ils doivent, eux aussi, « durcir leur visage comme de la pierre » pour ne pas succomber à la tentation de faire tomber « le feu du ciel ». L’endurance n’est pas indifférence, elle est participation à la patience de Dieu qui espère toujours la conversion des coeurs. Elle est espérance qu’il y a quelque chose à faire pour améliorer ce monde et que nous devons le faire, que nous pouvons le faire.

Que le Seigneur continue à vous donner le courage d’incarner cette espérance à travers votre engagement au service de vos frères.
Amen

+ André cardinal VINGT-TROIS
Archevêque de Paris

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