Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Messe d’action de grâce pour les 175 ans de la Mission catholique polonaise de France

Samedi 19 février 2011 - Cathédrale Notre-Dame de Paris

La perfection à laquelle les chrétiens sont appelés est d’être comme Dieu, ce qui se vit comme le Christ dans l’amour des ennemis, capable de transformer les existences personnelles et aussi l’histoire des peuples.

 Lv 19, 1-2.17-18 ; Ps 102 ; Co 3, 16-23 ; Mt 5, 38-48

Eminence,
Excellences,
Frères et Sœurs,

Tout au long de ces dimanches qui nous conduiront jusqu’au Carême, la méditation du sermon sur la montagne dans l’évangile de saint Matthieu, nous fait découvrir le chemin de la sainteté dans lequel le Christ appelle ses disciples. Aujourd’hui, cet appel est explicité encore par la conclusion du passage que nous venons d’entendre : « Vous donc, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5, 48). En désignant la perfection de Dieu comme l’objectif de l’existence humaine, le Christ exprime d’une manière incontournable que cette perfection n’est pas à la portée de notre propre force. Nous ne sommes pas invités à devenir des héros ou des hommes et des femmes extraordinaires capables de mener une existence au-delà des forces humaines. La perfection à laquelle nous appelle le Christ n’est pas le couronnement d’une expérience toute humaine, mais le partage par grâce de la perfection de Dieu lui-même. « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » : dans ce commandement que le Christ nous donne, il nous invite à découvrir que la sainteté est la reconnaissance des fruits de la grâce de Dieu dans notre vie.

Vivre de la grâce pour être parfait

Pour manifester comment la gratuité divine transforme l’existence humaine, Jésus choisit un certain nombre d’exemples qui s’enracinent d’ailleurs dans la tradition de la Loi juive. La loi du talion (« œil pour œil, dent pour dent » (Mt 5, 38)) était déjà une façon de limiter et de canaliser la violence entre les hommes, en la limitant à la compensation strictement équivalente au mal subi. Jésus prend aussi l’exemple d’un procès, d’une réquisition pour faire une marche et rappelle aussi le précepte qui disait « tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi » (Mt 5, 43). D’une certaine manière, devant ces préceptes, nous sommes comme le jeune homme riche : nous pouvons dire que nous le faisons « depuis notre jeunesse » (Mt 19, 20), c’est-à-dire que nous sommes capables de le comprendre, de l’accepter et de le vivre : nous voulons bien ne pas chercher un profit supérieur au dommage qui nous a été causé, et nous pouvons aimer nos amis et notre prochain.

Mais le Christ ouvre devant nous le chemin de la grâce en nous demandant infiniment plus : entrer dans une démarche de pardon avec ceux qui nous ont fait du mal, aimer nos ennemis et leur faire du bien. Devant ces appels, nous comprenons que nous ne pouvons vivre cette sainteté et cette perfection que si nous sommes profondément en communion avec le Christ. Il est le seul parfait, le seul saint, celui qui a pardonné à ceux qui le mettaient à mort, qui a parfaitement donné sans espérer de retour, qui a prié pour ceux qui le persécutaient. Seule notre communion au Christ nous permet d’entrer peu à peu dans l’économie de la grâce, ce chemin qui déborde la sagesse humaine et la morale ordinaire, qui dépasse même la Loi mosaïque dans ce qu’elle avait de juste.

Dans notre vie personnelle, nous pouvons faire cette expérience d’être transportés au-delà de nos propres limites pour adhérer à cet appel du Christ à « aimer nos ennemis » (Mt 5, 44). A quelque moment de notre vie, chacune et chacun peut subir du mal de la part d’un autre, être traité en ennemi ou maltraité par ceux qui l’entourent. Et chacun éprouve la tentation très sensible de répondre à ces agressions, ne fut-ce que par la loi du talion. Nous découvrons pourtant que, par la puissance de la grâce, nous sommes capables de suivre le Christ, de ne pas rendre le mal pour le mal, de pardonner à nos ennemis, de prier pour ceux qui nous font du mal et d’entrer dans une relation de miséricorde avec nos frères et nos sœurs.

De la perfection individuelle à la puissante de l’amour dans la vie des sociétés

Si nous sommes capables d’entrer personnellement dans ce chemin de la perfection divine, on nous dit souvent que ce qui est finalement normal dans notre vie de chrétiens appelés à vivre l’Evangile ne peut s’appliquer dans la vie de la société humaine. Celle-ci ne peut être régie que par un système de forces qui permettent de faire respecter le droit.

Au cours de son histoire tumultueuse, la nation polonaise a eu de nombreuses occasions d’éprouver la violence de cette approche, ou plus souvent celle de la realpolitik, dans laquelle la confrontation des forces dicte le droit. A bien des reprises, elle a dû supporter d’être submergée par plus fort qu’elle et de voir son droit renié. C’est au cours d’un de ces épisodes, celui de l’insurrection de 1830, qu’un certain nombre de patriotes polonais se sont réfugiés en France et s’y sont progressivement établis. Très vite, de jeunes polonais et des prêtres qui les entouraient ont commencé à organiser le service pastoral de cette communauté exilée en France.
Nous le savons, l’insurrection de 1830 n’a pas été la seule épreuve au cours de ces cent-soixante-quinze années passées. Á d’autres moments, des Polonais ont dû chercher refuge, du travail ou de quoi vivre en dehors de leur pays. Génération après génération, un certain nombre d’entre eux est venu s’établir en France au cours des XIXème et XXème siècles, renouvelant les liens très forts et si anciens entre nos deux pays.

C’est une grâce et une chance pour nous français, d’avoir pu recevoir ces polonais, de pouvoir les accueillir encore aujourd’hui, et de vivre avec eux. Car pour les chrétiens français et polonais en France, il ne s’agit pas de vivre les uns à côtés des autres, en s’encourageant simplement réciproquement à vivre les dimensions culturelles et ecclésiales. Nous savons bien qu’aujourd’hui les choses ne se passent pas comme cela. Beaucoup de Polonais émigrés de la deuxième ou troisième génération sont fortement intégrés à la société française et participent à la vie des communautés catholiques là où ils vivent. Un certain nombre de prêtres participent même à la pastorale des diocèses français dans lesquels ils sont intégrés, tandis qu’ils continuent d’assurer une mission au service de la communauté polonaise dans sa tradition et dans sa langue. Nous nous réjouissons beaucoup de ces échanges entre nos communautés. Ils nous permettent de recueillir le témoignage et le fruit d’une expérience différente et marquée par un certain nombre d’épreuves cruciales, qui furent parfois également les nôtres sur cette terre de France.

Plus profondément, nous avons présent à l’esprit que la nation polonaise a été parfois soumise à la violence par les peuples qui l’entouraient, qui se montraient alors comme ses ennemis. Et nous devons regarder comme un signe de la Providence et de l’appel évangélique la démarche de réconciliation qui a été entreprise par les évêques de Pologne et les évêques d’Allemagne après la Deuxième guerre mondiale, qui avait entraîné tant de souffrances au cœur de la Pologne, celles des Polonais et celles de celles et de ceux qui y furent déportés et qui n’en sont pas revenus. Que les évêques de Pologne et d’Allemagne aient été capables d’une telle initiative est un signe de la grâce que Dieu met en l’œuvre par sa miséricorde. Elle manifeste que le rapport entre les hommes, entre les individus mais aussi entre les nations, ne repose pas simplement sur la force qui fixerait le droit du plus puissant sur le plus faible, mais repose aussi sur la justice, et même sur l’amour.

C’est à nous Église du Christ, chrétiens de ce vingt-et-unième siècle qu’il incombe de trouver les chemins par lesquels manifester aujourd’hui la puissance de cette capacité de miséricorde et d’amour à laquelle le Christ nous invite. C’est à nous qu’il revient de devenir des agents du pardon dans chacune de nos vies personnelles comme dans la vie de nos pays respectifs. Que le Seigneur ravive en nous le don de son Esprit pour que nous prenions, avec résolution, les chemins de la conversion et de la réconciliation. C’est cet appel que nous a lancé le Bienheureux Pape Jean-Paul II à l’occasion de l’entrée dans le troisième millénaire. C’est cette force de réconciliation dont il a donné lui-même l’exemple à la tête de l’Église au cours des vingt-cinq ans de son pontificat.

Frères et sœurs, soyez dans la joie puisque aujourd’hui le Seigneur vous appelle à être des saints. Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, Archevêque de Paris.

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