Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Messe d’action de grâces pour la Béatification du Pape Jean Paul II

Samedi 7 mai 2011 - Cathédrale Notre-Dame de Paris

Comme le Christ pour les disciples d’Emmaüs, Jean-Paul II a porté durant vingt-sept ans un regard éclairé par la révélation et la vie sacramentelle sur chaque homme et sur l’histoire des peuples de la terre.

 Ac 2, 14.22b-33 ; Ps 15, 1-2a.5.7-10.2b.11 ; 1 P 1, 17-21 ; Lc 24, 13-35

Frères et Sœurs,

Rassemblés pour rendre grâce à Dieu pour la béatification du Pape Jean Paul II, nous venons d’entendre l’Évangile des disciples d’Emmaüs qui peut nous aider à méditer sur le sens des événements que nous venons de vivre.

Ces deux disciples qui font route tristement vers Emmaüs ont été témoins de ce qui vient de se dérouler à Jérusalem. Ils ont vu le Christ condamné, exécuté, mis en croix, enfermé dans son tombeau. Ils ont recueilli le témoignage des femmes qui ont trouvé le sépulcre vide, et celui des disciples qui sont allés vérifier. Cependant, tous ces événements sont restés à leurs yeux sans effet. Ils attendaient que Jésus rétablisse le Royaume d’Israël et ils doivent constater qu’il n’a rien rétabli du tout, et que l’aventure est terminée. Il s’agit maintenant de regagner ses pénates et de reprendre la vie ordinaire.
Soudain, chemine entre eux un compagnon de route dont ils ne connaissent pas le nom. Celui-ci les fait parler, les écoute, mais surtout il les introduit dans l’intelligence des événements qu’ils viennent de traverser (et qui restaient pour eux énigmatiques), à partir des Écritures, de Moïse, de la Loi et des prophètes. Plus encore, une fois à l’auberge, au moment de la fraction du pain, lorsqu’il fait les gestes et dit les paroles qui avaient marqué le dernier repas, ils comprennent brusquement que ce compagnon de marche mystérieux n’était autre que le Seigneur lui-même : « Alors leurs yeux s’ouvrir et ils comprirent tout ce qui était arrivé » (Lc 24, 31).

A travers ce récit condensé, l’évangile de saint Luc ouvre pour nous une réflexion très profonde : cette route de Jérusalem à Emmaüs est à la fois la route de l’humanité et la route de l’Église. L’une avec l’autre, comme les deux compagnons, elles cheminent au long de l’histoire, sans toujours comprendre le sens des événements auxquels elles sont mêlées. Certes, elles voient, elles savent beaucoup de choses, elles reçoivent l’information sur tout ce qui se passe. Mais bien souvent, la portée des événements, leur enjeu réel et le mystère qui les habite, restent cachés à leurs yeux.

Dans la succession des siècles, nous sommes comme les disciples d’Emmaüs, les témoins attristés de ce qui nous apparait bien souvent comme une victoire de la mort sur la vie. Les disciples d’Emmaüs sont, comme nous, les témoins désabusés qui croyaient que le Christ allait changer le monde et qui voient que le monde continu à vivre comme avant. Comme les disciples d’Emmaüs, nous sommes des esprits lents à croire, non que nous soyons particulièrement rétifs ou bornés, mais parce que nous avons besoin d’être éclairés sur le sens de ce qui advient. Cette lumière sur les événements ne nous vient pas d’un surcroit d’informations, mais de la parole de Dieu mise en rapport avec l’histoire des hommes, et du signe sacramentel de la présence du Christ à l’humanité.

D’une certaine façon, pendant les vingt-sept années de son pontificat, Jean Paul II a sans cesse cherché à donner l’interprétation profonde des événements du monde. Inlassablement, année après année, continent après continent, pays après pays, il a repris la lecture de l’histoire des hommes à la lumière de la révélation divine, et dans la célébration du sacrement du Christ. Là où d’autres ne voyaient que tel ou tel aspect plus frappant, plus perceptible et bien souvent plus désespérant, il portait sur l’aventure humaine un regard de foi et d’espérance ce qui lui donnait non pas de galvaniser les foules, mais d’éveiller les cœurs. A propos de la situation – qui semblait réellement sans issue – de la Pologne dans les années 80, de l’avenir potentiel de l’empire soviétique en Europe centrale, des dynamismes de liberté qui pouvaient s’épanouir au cœur de l’Amérique latine, de l’avenir du continent Africain ou de la vitalité de la foi dans les vieilles chrétientés, jamais il ne s’est laissé enfermer dans la fatalité des diagnostics. Là où beaucoup d’analystes, de politiques, ou même de pasteurs ne voyaient qu’une impasse, là où déjà on repliait les étals en pensant que tout était fini, il se dressait pour annoncer que les épreuves à travers lesquelles nous passions et les défilés étroits où il nous fallait progresser, ne conduisaient pas vers le vide et la mort mais vers la résurrection et la vie.

Ainsi, le tournant de l’an 2000, qui aurait pu n’être qu’une date symbolique et sans grande signification particulière, est devenu dans sa visée pastorale un moment décisif qui, d’une certaine façon, a permis de secouer l’Église et de l’inviter à relire les deux millénaires précédents, non pas comme une suite d’événements incohérents mais comme le déroulement d’un processus de grâce par lequel l’Esprit Saint préparait au cœur de l’humanité un appel à la conversion, à la repentance et à l’espérance.

C’est ainsi que, pèlerin parmi les pèlerins à travers le monde, il a visité tous les peuples de la Terre, non pas pour constater la vitalité forte ou faible de telle ou telle église, mais pour déchiffrer à travers la situation diverses des chrétiens et des sociétés, l’invitation et la promesse que Dieu lançait à l’humanité. A partir de Moïse, de la Loi, des prophètes, et dans le signe sacramentel de l’Eucharistie, il révélait comment Dieu construit une histoire sainte à travers le déroulement banal et ordinaire de la vie des hommes. Jean Paul II n’a pas cherché à prouver une capacité visionnaire particulière, mais il a manifesté la puissance à l’œuvre de la foi. Dans la contemplation du mystère du Christ mort et ressuscité et dans la communion quotidienne à ce mystère, il puisait la lumière pour manifester l’œuvre de l’Esprit de Dieu à travers l’histoire des hommes. Il portait en lui la conviction qu’en dépit de ce que les événements pouvaient avoir de graves et parfois d’atroces ou d’inimaginables, il y toujours un chemin pour accueillir la miséricorde et la puissance de Dieu. C’est ainsi que lors de la célébration du grand Jubilé, il nous a invité à relire les grandes étapes de l’histoire de l’Église, non pas pour susciter des regrets a posteriori, mais pour nous faire comprendre que, dans la foi, Dieu conduisait son peuple infailliblement selon le plan de son amour, y compris à travers nos erreurs et nos péchés. Dans cette confiance absolue dans la puissance de la miséricorde de Dieu (dont il a établi la fête le premier dimanche après Pâques), il puisait le regard d’amour et de confiance qu’il portait sur l’humanité. Si tant d’hommes et de femmes ont reconnu en lui un personnage exceptionnel, c’est d’abord parce qu’ils ont perçu de manière certaine qu’il les aimait complètement, totalement, tels qu’ils étaient, avec leurs péchés, leurs erreurs, leurs limites, et en discernant en chacun d’eux la vocation extraordinaire de pouvoir devenir vraiment des enfants de Dieu dans le Christ.

Que le Bienheureux Jean Paul II intercède pour que nous portions un regard de foi et d’espérance sur l’histoire du monde. Qu’il nous aide à échapper à la pression du jugement immédiat. Qu’il prie pour que nous puissions découvrir à la fraction du pain que Celui que nous ne voyons pas est présent à l’histoire des hommes. Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, Archevêque de Paris.

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