Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Messe pour les responsables politiques en la basilique Ste Clotilde

Mardi 11 octobre 2011 - Basilique Sante-Clotilde (Paris VII)

Rom.1, 16-25 ; Luc 11, 37-41

Mesdames et Messieurs, chers amis, Frères et Sœurs dans le Christ,

Le déjeuner de Jésus chez Simon le Pharisien fait ressortir ce qu’en d’autres passages des évangiles Jésus désigne comme l’hypocrisie des pharisiens, c’est-à-dire la déformation qui les conduisait à privilégier la rectitude formelle et extérieure par rapport à la justice du cœur. Tous, nous sommes tentés par ce risque d’accorder plus d’importance à ce qui se voit qu’à ce qui reste caché dans le secret de notre conscience. Dans notre période actuelle, ce risque doit être analysé finement puisque beaucoup des discours publics que nous entendons et que nous allons entendre vont solliciter les suffrages des électeurs et sont souvent soupçonnés de cacher leurs véritables convictions.

Pour expliquer l’écart ou l’opposition entre l’intérieur et l’extérieur, entre la conscience et le discours, nous ne pouvons pas nous contenter d’une quelconque volonté perverse ou cynique de cacher le réel. Cependant, nous savons qu’aucune communication humaine n’échappe à cette médiation du visible, de l’extérieur, pour manifester l’invisible, l’intérieur. Nous faisons chaque jour l’expérience des risques auxquels ce principe nous expose, mais nous faisons aussi chaque jour l’expérience de notre capacité à surmonter ces risques et à trouver les chemins d’une véritable sincérité et de la vérité.

C’est là la grandeur de l’homme ! Rien dans notre communication ne relève de l’automaticité et tout repose sur l’intervention de notre liberté pour exprimer le mieux possible ce que nous voulons vraiment transmettre. C’est notre grandeur également parce que cette part incontournable de notre liberté fait reposer la communication sur la confiance. La parole publique suppose toujours l’engagement de celui qui parle.

C’est pourquoi la multiplication et l’accélération des techniques de communication appellent une discipline plus rigoureuse de ceux qui ont accès à l’expression publique. Aujourd’hui, la confusion entretenue entre les rumeurs, les soupçons, les dénonciations ou les faits avérés et soumis à une enquête judiciaire permet de déclencher des mouvements d’opinion à partir de simples sms ou de messages sur Facebook ou Twitter. La surenchère et l’emballement rendent illusoires les vérifications et poussent la vie sociale à se transformer en tribunal permanent à ciel ouvert. La confiance y perd beaucoup : la confiance dans des personnes dont l’intégrité et la sincérité sont perpétuellement contestées ; la confiance dans des moyens de communication dont la déontologie est soupçonnée. Il y a peu de chances que la démocratie gagne à ce jeu. Il y a peu de chances que les débats y gagnent en qualité.

Or, l’éclatement des conceptions du monde, comme la gravité de la crise financière que nous traversons, suscitent chez beaucoup de nos concitoyens le désir d’entendre des propos qui affrontent réellement les difficultés et qui tentent, forcément avec un succès inégal, d’organiser une vision cohérente des actions à mener. La situation est assez grave et cruciale pour que l’on ne se contente pas de flatter des clientèles.

Ces quelques réflexions sur la parole publique ne rendent que plus aigüe la question préalable de la cohérence entre ce que l’on propose et ce que l’on croit. Dans les périodes de crise comme celle que nous connaissons, c’est évidemment la force de caractère et l’intégrité qui vont faire apparaître les hommes et les femmes capables d’affronter réellement la situation. Cette force de caractère et cette intégrité ne se gagnent pas sur les estrades. Elles sont le reflet d’une droiture de vie et d’un engagement profond pour les causes que l’on veut défendre. Elles se signalent, dans les périodes extrêmes, par la liberté personnelle capable de résister, non seulement aux actes délictueux, mais aussi aux arrangements latéraux qui ménagent toutes les issues.

En donnant Thomas More comme patron aux responsables politiques, le Bienheureux Pape Jean-Paul II a voulu exalter la « dignité inaliénable de la conscience. » Cette capacité libératrice a permis à saint Thomas More de résister et de refuser toute compromission, malgré les pressions. Cette fidélité à la voix de sa conscience lui coûta la vie : il mourut martyr, c’est-à-dire témoin. Il revendiqua au nom de sa conscience le droit de résister à des mesures qui lui paraissaient aller à l’encontre du patrimoine moral et juridique sur lequel était fondé le droit de l’état qu’il servait.

Plus près de nous, au cours du XXe siècle, des hommes et des femmes ont payé de leur vie leur volonté de respecter une certaine conception de l’homme. Grâce à Dieu, nous ne sommes pas dans un régime totalitaire et la diversité des opinions ne se règle pas par des exécutions physiques. La liberté de conscience et de choix à laquelle nous sommes légitimement attachés nous oblige donc à une plus grande gravité devant les options qui marquent la vie de tant de nos contemporains. Cela est vrai de l’organisation de la vie économique et financière dont les effets se font sentir avec tant de force en ce moment. C’est vrai aussi de l’organisation de la vie sociale : toutes les décisions qui touchent au respect de l’être humain et au soutien apporté à la famille sont des décisions qui ne peuvent se réduire à satisfaire des attentes particulières. Le Conseil Permanent des évêques de France a publié récemment un texte qui souligne quelques-uns des ces thèmes et je ne doute pas que vous le lirez avec attention et profit.

Pour terminer, je voudrais vous inviter à méditer quelques instants sur le début de l’épître aux Romains dont nous avons entendu quelques versets. Isolés de l’ensemble du raisonnement de saint Paul, ils peuvent nous paraître très durs à entendre et à comprendre et évoquer purement et simplement une condamnation universelle de toute l’humanité. En fait, ils annoncent une espérance extraordinaire. Les païens, comme les juifs, sont soumis au jugement de Dieu. Ils ne sont pas jugés en fonction de la Loi juive qu’ils n’ont pas reçue, mais en fonction de leur conscience. « Depuis la création du monde, les hommes, avec leur intelligence, peuvent voir, à travers les œuvres de Dieu, ce qui est invisible : sa puissance éternelle et sa divinité. » Saint Paul nous ramène ainsi à l’universalité de la conscience qui définit la capacité morale de tout être humain, qu’il soit déjà entré dans la grâce de la Révélation ou qu’il y soit encore étranger. Car il y a une révélation plus intime que la révélation historique, c’est le message de l’intelligence quand elle se laisse conduire par l’appel à une conduite juste.

La connaissance du bien et le désir de bien vivre, ne sont pas ni une exclusivité, ni une spécialité des croyants. C’est un don que Dieu fait à tout homme par toute sorte de signes, naturels dans la création, ou historiques à travers la vie des sociétés. Cette espérance que nous portons et que nous annonçons, malgré notre faiblesse, nous rend capables de faire confiance à l’intelligence humaine et de nous adresser à la droite raison pour inviter nos semblables à choisir ce qui est meilleur pour l’homme. Nous ne le faisons pas en argumentant sur une foi, qu’ils n’ont pas ou qu’ils refusent, mais simplement en faisant appel à la conscience morale de tout être humain. C’est pourquoi nous, chrétiens, nous nous employons toujours à chercher le dialogue et à proposer des chemins raisonnables pour défendre des objectifs que, pour notre part, nous avons découvert grâce à la foi.

C’est dans l’espérance que cette capacité humaine de l’intelligence peut dominer les passions que nous faisons confiance à la rencontre et même à la confrontation. Prions que cette espérance ne soit pas déçue au cours des mois qui viennent et que le débat démocratique ne cherchera pas tant à solliciter les passions, le mépris ou la haine, mais plutôt la raison et le meilleur de la conscience humaine.

+André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris

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