Homélie du Cardinal André Vingt-Trois lors de la messe pour les responsables politiques et les parlementaires

Mardi 30 octobre 2012 - Basilique Sainte Clotilde (Paris VII)

Eph. 5, 21-33 ; ps. 127 ; Luc 13, 18-21

Mesdames et Messieurs, Frères et Sœurs,

Les lectures liturgiques de ce jour nous invitent à poursuivre la réflexion qui occupe notre pays depuis quelques semaines, je veux parler, vous l’avez compris, de la transformation législative du mariage. En entendant ce passage de l’épître de Paul aux Éphésiens peut-être l’idée vous est-elle venue que cette conception des relations entre les époux est très datée et ne correspond plus aux mentalités d’aujourd’hui. En tout cas, elle expliquerait le décalage entre les affirmations chrétiennes sur le mariage et ce qui nous est présenté comme l’aspiration commune de la majorité de nos concitoyens.

Il me semble que nous devons essayer de mieux comprendre le message de saint Paul et surtout prendre conscience du fait que ce message ne reflétait ni les conceptions courantes de la société romaine, ou de la société grecque, sur le mariage, ni les mœurs communément pratiquées alors. Le message de Paul n’est pas le produit de son environnement culturel, au contraire. Ce qui est révolutionnaire dans l’approche paulinienne du mariage, ce n’est pas ce qui nous heurte spontanément aujourd’hui, c’est-à-dire l’appel à la soumission de la femme à son mari. Ce qui est révolutionnaire c’est l’appel adressé à tous de se soumettre les uns aux autres : « par respect pour le Christ soyez soumis les uns aux autres ». Et le modèle de cette soumission mutuelle, c’est la relation du Christ à son Église : « Il l’a aimée et s’est livré pour elle. »

Si nous essayons de mieux comprendre ce que Paul nous dit, nous pouvons reconnaître que la relation entre le sexe masculin et le sexe féminin peut devenir une relation d’aliénation de l’un à l’autre. Ce qui est proposé comme un chemin de complémentarité peut devenir un chemin de domination. Comme toute relation humaine, la relation conjugale peut aboutir au contraire de ce qu’elle promet et de ce que l’on y recherche : l’épanouissement mutuel par la richesse de l’amour partagé. Pour Paul, c’est le don que Jésus fait de sa vie pour son Église qui nous permet de surmonter ce risque des relations de puissance en vivant dans le respect et la soumission mutuels. Il est très probable que, dans cet appel à la soumission mutuelle, les hommes avaient plus à se convertir que les femmes. Pour être honnêtes, nous pourrions dire qu’aujourd’hui encore les hommes ont plus à se convertir que les femmes.

Certains de nos concitoyens contestent aux chrétiens le droit d’exprimer leur conception du mariage et les soupçonnent de vouloir l’imposer à toute la société. Mais quand on y regarde de plus près, on ne peut pas éliminer d’un revers de main les drames que connaissent beaucoup de conjoints pour qui le mariage n’est plus un chemin de construction et d’épanouissement, mais un carcan qu’ils ne peuvent plus supporter. Oui, le risque de subir la domination de l’autre n’est pas une invention de l’Église pour assurer son pouvoir, c’est la triste et douloureuse expérience que font beaucoup de nos contemporains. Notre foi chrétienne et notre Église proposent un chemin pour éviter ces drames ou pour essayer de les surmonter. Nul n’est obligé de choisir ce chemin, mais nous avons le droit de le proposer et d’y inviter ceux et celles qui cherchent des moyens de réussir leur union et d’assumer leur mission de parents.

D’ailleurs, dans le débat qui secoue notre société, bien que l’on nous eût dit qu’il était superflu puisque tout le monde était supposé d’accord, il est assez facile de comprendre qui est en train d’imposer une conception particulière du mariage à la société. Ce n’est pas nous qui entreprenons de substituer au mariage un autre modèle qui empêchera les enfants d’identifier dans leur famille la dualité sexuelle d’un père et d’une mère constitutive de l’humanité. Ce n’est pas nous qui donnons prise à la revendication illégitime d’un « droit à l’enfant ». Ce n’est pas nous qui faisons la promotion d’une réforme de civilisation sans permettre à ceux qui en subiront les conséquences de pouvoir y réfléchir et de donner leur avis. Quant à nous, conscients d’avoir reçu un message de libération et de croissance pour tous les hommes, nous nous efforçons de le faire connaître et nous le proposons à tous ceux que la passion n’aveugle pas et qui continuent à vouloir réfléchir pour mener une vie juste et bonne.

La mission des législateurs est toujours importante et leur responsabilité doit être reconnue et estimée. Mais, dans la vie d’un pays, il est des sujets qui engagent la vie personnelle des citoyens et qui ne dépendent pas simplement d’une majorité électorale, même si elle était importante. Au printemps dernier, les électeurs ont désigné le Président de la République et les députés pour engager de nouvelles orientations politiques. Je ne pense pas que l’organisation des mœurs conjugales et de la transmission de la filiation fassent partie des éléments d’une alternance politique. Elle engage trop profondément l’avenir de la société pour n’être qu’une conséquence automatique d’une élection. C’est pourquoi dans les débats parlementaires qui vont très probablement s’ouvrir sur le mariage ou sur la fin de la vie ou sur la révision des lois de bioéthique, il serait choquant pour la démocratie que les parlementaires ne disposent pas de leur liberté de vote. Leur responsabilité personnelle en sera d’autant plus grande.

Face à ces grands enjeux, c’est à la conscience personnelle du responsable politique d’exercer ses choix avec liberté et courage. La liberté doit se gagner et se défendre face aux lobbies qui saturent les espaces de communication. La liberté doit résister au conformisme de la pensée « prête à porter » qui évite de trop s’interroger. Elle suppose de ne pas s’en remettre à l’avis de tel ou tel supposé spécialiste. Le courage est nécessaire quand il s’agit pour le responsable politique de prendre ses distances par rapport à son entourage idéologique ou à son parti et d’exposer son image publique. Au cours des dernières semaines, plusieurs l’ont déjà manifesté. N’est-ce pas ce à quoi l’on reconnaît les hommes et les femmes de conviction : leur capacité à se prononcer en vérité devant leur conscience et devant les hommes ?

Dans son évocation des relations entre époux, saint Paul annonce déjà la contribution de l’Église catholique au long de l’histoire humaine : s’adressant à toute l’humanité, l’Église offre à chaque génération de trouver dans le couple unissant l’homme et la femme, l’expression indépassable de son propre avenir. Les chrétiens rappellent que l’avenir de notre société, -la naissance de ses futurs membres et leur éducation-, se trouve déjà contenu dans le soin que nous portons tous ensemble aux relations des parents dans le mariage. C’est la seule relation qui soit féconde, la seule source de vie et donc d’avenir. La parole de l’Église peut être récusée ou marginalisée. Fût-elle aussi imperceptible qu’une graine de moutarde ou du levain dans la pâte, nous savons qu’au-delà des apparences la graine produit un arbre et le levain fait lever la pâte. Si nous avons besoin de nous convaincre sur les forces qui peuvent changer le monde, regardons les réalités modestes que vivent nos concitoyens plutôt que les grandes démonstrations de puissance. « Si vous avez de la foi gros comme un grain de sénevé, vous direz à cette montagne : Déplace-toi d’ici à là, et elle se déplacera, et rien ne vous sera impossible… » (Mt. 17, 20-21).

+ André cardinal Vingt-Trois, Archevêque de Paris

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