Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe de l’Immaculée Conception et ouverture du 850e anniversaire de la cathédrale

Notre-Dame de Paris – Mercredi 12 décembre 2012

Le jubilé des 850 ans de la cathédrale Notre-Dame de Paris s’ouvre sous la protection de la Vierge Marie en solennisant son Immaculée Conception. La foi de Marie ouvre un chemin de réflexion sur le sens des événements historiques qu’elle a vécu, et sur ceux que nous vivons. Sous un regard de foi, l’action de Dieu et la liberté humaine s’éclairent et s’unifient.

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(Gen. 3, 9. 15-20 ; Ps. 97 ; Eph. 1, 3-6. 11-12 ; Luc 1, 26-38)

Frères et Sœurs,

En ce 850e anniversaire de la pose de la première pierre de notre magnifique cathédrale, nous ouvrons cette année jubilaire sous la protection de la patronne de notre Église en célébrant comme chaque année, mais avec un lustre exceptionnel, la fête de l’Immaculée-Conception de la Vierge Marie. C’est par son intercession que nous confions à Dieu notre Église diocésaine, le chapitre des chanoines de la cathédrale qui va accueillir ses nouveaux membres, le séminaire de Paris et la Faculté Notre-Dame. Cette année jubilaire nous permet d’accueillir ce soir tous les séminaristes d’Île-de-France et nous en sommes particulièrement heureux. Notre joie sera encore amplifiée et soutenue dans son expression par l’accompagnement des grandes orgues rénovées.

Les lectures que nous avons entendues ouvrent pour nous un chemin de réflexion et de prière sur le sens des événements historiques tels que la foi nous propose de les lire et de les comprendre. La lecture du récit de la Genèse, comme celle de l’évangile de saint Luc, laissent le lecteur moderne bien insatisfait, avide qu’il est devenu de savoir exactement ce qui s’est passé. Mais les Écritures ne sont pas un reportage sur les événements. Elles sont une méditation inspirée par la foi et nous invitent à conduire la même lecture sur les événements dont nous sommes aujourd’hui les acteurs et les témoins.

Alors qu’il semble qu’en cédant à la tentation Adam et Ève ont entraîné l’humanité dans une histoire d’épreuves et de mort, dès ce premier récit le dénouement final est annoncé comme une espérance : le serpent sera frappé mortellement à la tête. Alors que l’annonce faite à Marie de la naissance d’un fils qui sera le Fils du Très-Haut, héritier du trône de David, tombe sur une jeune fille sans relation capable de susciter cette naissance, l’ange lui promet la fécondité de l’Esprit de Dieu lui-même : « rien n’est impossible à Dieu ». C’est la simple foi de Marie qui va transformer cette annonce inimaginable en réalité humaine et historique : « qu’il me soit fait selon ta parole ».

En cette année de la foi, nous découvrons avec émerveillement la puissance de Dieu à l’œuvre à travers la faiblesse des acteurs humains qui tissent l’histoire des hommes. C’est par la foi que l’impossible devient réalisable. C’est dans la foi de Marie que s’enracine et se fonde la grande geste de la réalisation du salut annoncé dès le proto évangile du livre de la Genèse. Mais, nous le savons, la foi n’est pas seulement le fait des géants de l’histoire biblique, elle est la condition préalable et nécessaire à la vie de tous les chrétiens. Aujourd’hui comme hier, c’est elle qui nous permet d’affronter les défis de l’existence autrement que comme des menaces qui submergeraient toujours les pauvres forces de notre humanité.

À quelles conditions cette foi peut-elle donner sens et fécondité aux événements toujours ambigus de l’histoire humaine, de l’histoire de chacune de nos vies comme de l’histoire de toute l’humanité ? L’épître aux Éphésiens nous donne une clé de lecture par son hymne liturgique qui est un long chant de bénédiction à la permanente prévenance de Dieu. Saint Jean l’exprimera également d’une autre manière : « Ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, c’est lui qui nous a aimés le premier. »

Cette lecture ouvre une nouvelle série de questionnements : comment pouvons-nous comprendre la liberté de Marie, et en elle toute liberté humaine, si Dieu déjà de toute éternité a présumé ce qui allait arriver ? Était-il possible qu’elle refuse ? Ou bien nos destinées sont-elles tellement écrites par avance, prédestinées comme dit l’épître aux Éphésiens, que les choix ne sont plus que des illusions ? À travers cette question, il s’agit pour nous de bien autre chose que de mieux comprendre l’histoire particulière de Marie de Nazareth. Nous touchons à quelque chose qui est au cœur de l’existence humaine. Sommes-nous vraiment libres ? Et jusqu’à quel point ? L’histoire que nous vivons, est-elle un enchaînement d’événements réels dans lesquels nous avons à prendre parti ? Ou n’est-elle qu’une sorte d’illusion qui recouvre une réalité qui nous échappe de toute façon ? Dieu a-t-il tout prévu et tout écrit ? Mais alors qu’aurions-nous encore à faire ? Veut-il vraiment que nous lui répondions librement ? Mais alors comment peut-il savoir que nous dirons oui ?

Cette question travaille tout homme qui essaye de suivre le Christ, à quelque moment de son itinéraire qu’il se trouve. Nous ne pouvons pas la trancher autrement qu’en reconnaissant que nous appartenons à deux systèmes différents quoi qu’inextricablement mêlés. Le système de notre expérience, du phénomène de l’existence humaine et de ses composantes qui est aussi celui du débat intérieur de l’homme, celui de la connaissance à travers l’expérience du sensible, avec ses limites, ses drames, ses interrogations. Et, à travers cette expérience chronologique de l’existence humaine comme à travers la manifestation des phénomènes visibles de la liberté humaine, la foi nous invite à reconnaître le système d’une existence non temporelle, non chronologique, non successive, mais toujours immédiatement présente, celle de Dieu et de son dialogue avec l’homme.

La foi nous invite à entrer dans la vision simultanée de l’histoire de l’humanité qui est celle de Dieu, dans l’acte unique de sa création, dans le drame du péché, dans l’acte rédempteur, et dans la manifestation glorieuse du Christ à la fin des temps. C’est comme une vision unique par laquelle Dieu tient dans un seul instant ce que notre intelligence conçoit sur une multitude de siècles. Là où nous épelons laborieusement les éléments successifs de la prise de conscience de notre filiation divine, Lui est immédiatement, pleinement, définitivement et simultanément toujours le Père de tous. Là où nous peinons à rassembler difficilement les hommes sous la promesse de Dieu, Lui voit l’humanité tout entière rassemblée en un seul peuple dans la Jérusalem Céleste.

C’est la foi en cette présence permanente de Dieu qui animait le talent et la persévérance des artistes qui ont édifié cette cathédrale. C’est la foi qui en est l’âme depuis la pose de la première pierre jusqu’à ce jour. C’est la foi qui a conduit le peuple de Paris à y reconnaître sa maison. C’est la même foi qui anima la longue cohorte des saints parisiens que nous invoquerons dans un instant. Oserais-je dire encore que c’est une certaine foi, même si elle n’est pas pleinement chrétienne, qui guide tant de personnes à y entrer ? En tout cas, c’est dans la foi que nous sommes invités à faire une démarche de pèlerin en cette année de la foi et à renouveler ici notre profession de foi au Christ sauveur.

En ce temps jubilaire, nous rendons grâce à Dieu pour le témoignage de foi que nous recevons de nos anciens, la foi des bâtisseurs, la foi des artisans, la foi du peuple de Paris et de ses pasteurs, la foi des saints qui ont illuminé notre capitale, et -pourquoi ne pas le dire ?- la foi des catholiques de Paris qui se dépensent sans compter en se laissant conduire par la prévenance de l’amour de Dieu. Notre profession de foi nous unit à ce témoignage et nous invite à apporter notre modeste pierre à la construction sans cesse poursuivie de la nouvelle cité de Dieu parmi les hommes.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.

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