Intervention du cardinal André Vingt-Trois auprès des séminaristes parisiens

Maison Saint-Augustin – Mercredi saint 20 avril 2011

I. La fin d’un monde ou le début d’une nouvelle époque

Contrairement à ce qu’éprouvent un certain nombre de chrétiens, prêtres ou laïcs, qui ont le sentiment de vivre la fin d’un monde, ma conviction est que nous vivons actuellement une période inaugurale, le commencement d’un monde, une nouvelle période de la vie de notre société et de notre Église.
Nous ne savons pas encore quelle en sera la forme, mais nous savons déjà que cette période ne sera pas la continuation de ce que nous avons vécu depuis trente, quarante ou cinquante ans. Aujourd’hui s’épuise un modèle de société qui aura été comme l’apogée de deux siècles de développement technologique et économique. Ce système a permis au plus grand nombre en nos pays d’échapper aux drames de l’existence tels qu’ils étaient vécus auparavant, de sortir de l’assujétion économique et humaine et de profiter de garanties pour la subsistance, la santé, l’éducation... Ce modèle est en train de toucher aux limites de ses possibilités. Nous commençons à prendre conscience notre civilisation de consommation est destructrice, qu’une poursuite sur cette lancée passerait par la détérioration irréversible de notre environnement et que les limites des ressources naturelles sont atteintes.
Devant ce constat, on nous propose aujourd’hui de choisir entre deux attitudes : soit on arrête tout, on revient en arrière et on décide de ne plus utiliser de voitures, de marcher à pied, de supprimer les antibiotiques et de se soigner avec des algues ; soit alors, on continue en espérant des substituts pour faire rouler les voitures avec de l’eau de mer et fabriquer de l’électricité avec du vent et du soleil. Cette deuxième option est surtout le reflet d’un rêve, celui de pouvoir continuer au-delà des limites.
Dès lors, le défi auquel nous sommes confrontés, et pour lequel nous devons aider nos contemporains, est celui d’inventer un autre mode de vie qui ne soit pas autodestructeur, ni basé sur la satisfaction de tous les désirs, mais fondé sur l’apprentissage de la maîtrise du désir et de la liberté, et sur la hiérarchisation des objectifs.

II. la nécessite d’une nouvelle anthropologie et les bienfaits d’une cohabitation entre les religions

Accepter de reconnaître que nous vivons actuellement une nouvelle période de la vie de notre société et de notre Église, et non pas la fin d’un monde, nous ouvre de grandes perspectives et de vastes chantiers.
Sur le plan culturel, nous assistons depuis un quart de siècle à la volatilisation d’une certaine représentation de l’être humain. Après la période du triomphe de la suprématie du sujet libre individuel, et l’écrasante domination de l’idéologie de la liberté absolue du sujet, nous en sommes venus peu à peu à la mise en doute systématique de cette liberté absolue et des capacités réelles de chaque être humain à réaliser ce qu’il veut. Une déconstruction de la représentation de l’homme s’est opérée peu à peu. A tel point que nous sommes maintenant confrontés à des théories dont le principe de référence est de contester l’originalité spécifique de l’humanité dans la nature. Ces théories aboutissent à une sorte de vision darwinienne pervertie, pour laquelle l’être humain n’est au fond qu’un mammifère parmi les autres mammifères, un animal parmi les autres, qui ne mérite ni plus d’égards ni plus de préoccupations.
Sur le plan religieux, nous sommes passés d’une culture massivement chrétienne à une société pluri-religieuse. Nous pouvons vivre cela comme la confrontation antique entre les religions, dans laquelle nous devrions trouver les meilleurs arguments concurrentiels pour garder le haut du pavé. Mais nous pouvons au contraire accueillir cette situation comme la possibilité d’une stimulation et d’une fécondation mutuelles. Pour nous chrétiens, nous voyons bien qu’entre l’être du Christ et notre expérience humaine, il y a un écart qui fait que notre ressemblance au Christ est au moins floue, sinon instable. Nous sommes conformés au Christ sacramentellement, mais tout le travail de notre vie est de déployer cette conformation sacramentelle. Dans cette mission, nos relations avec les croyants d’autres religions nous éprouvent et creusent en nous la volonté de nous décider pour le Christ. C’est pourquoi cette rencontre n’est pas d’abord un jeu de concurrence, plus ou moins loyale. La rencontre d’autres formes de foi, de croyance ou de pratique est pour nous une opportunité de devenir mieux à même de comprendre ce à quoi nous croyons en réalité et de le mettre en pratique.

III. Une nouvelle période de la vie de l’Église

Nous sommes entrés dans une nouvelle période de la vie de l’Église, dont il est d’ailleurs difficile de préciser quand elle a commencée. L’année prochaine, nous fêterons les cinquante ans de l’ouverture du Concile Vatican II. Même si cela a été un évènement décisif pour notre Église, je ne suis pas certain que cette date caractérise de manière déterminante la nouveauté de notre situation. Le Concile a eu et continue d’avoir une portée universelle et profonde. Mais l’originalité de ce que vit l’Église en France ou à Paris est plutôt marquée par le passage d’une Église de masse à une Église de choix, d’une pratique de 30 % à une pratique de 3 % ou de 50 000 à 20 000 prêtres. Ces changements numériques, qui ne sont pas liés au Concile, caractérisent pourtant bien la nouveauté de notre vie chrétienne.
Comme un certain nombre d’observateurs, nous pouvons les interpréter en termes d’effondrement. Nous pouvons aussi y voir une opportunité pour approfondir et développer à nouveau la foi au Christ. Choisir l’un ou l’autre point de vue (l’effondrement ou l’opportunité nouvelle) donne de vivre deux réalités différentes. Pour nous, qui voulons aborder notre situation avec une véritable confiance dans la conduite de l’Église par le Christ, un travail de deuil sera cependant nécessaire. Et il me semble que ce travail est encore peu avancé, par exemple pour ce qui concerne le renouvellement des relations entre prêtres et laïcs dans la conduite de la vie des communautés chrétiennes.

La conduite de notre propre vie chrétienne requiert une démarche du même type. Dans le chemin de la suite du Christ, nous sommes engagés dans une conversion positive, mais simultanément, le vieil homme subsiste. Il faut que nous arrivions à comprendre que se donner au Christ, c’est se refuser à quelque chose d’autre. Progresser vers l’imitation du Seigneur, c’est faire le deuil d’autres manières de vivre. Tant que ce choix radical n’est pas envisagé et concrétisé dans la vie ordinaire, on ne progresse pas vraiment dans la suite du Christ.

IV. La première annonce de l’Évangile

Plus nous avançons, plus notre société rend improbable et difficile la possibilité pour tout un chacun de se décider à l’égard du Christ et de la foi. Je ne sais pas jusqu’à quel point nous arrivons à sortir de l’idée consolante, mais erronée, que tout le monde (croyants ou non-croyants) saurait qui est Jésus-Christ. Devant l’ignorance où sont nos contemporains sur le Christ, la première question est donc de savoir qui va parler de Jésus-Christ, et à qui. Il nous faut trouver les moyens (les portes) pour entrer dans une première annonce de Jésus-Christ. Plutôt que de chercher la provocation, je crois que nous devons apprendre à proposer une parole qui rejoigne une question que les gens peuvent se poser.
Ceci peut passer par exemple par les deux questions suivantes :

Est-il possible qu’il y ait un salut ?
Par crainte du jugement, la question du salut a été évacuée massivement de la prédication chrétienne, car on avait pris l’habitude de la poser en termes de jugement moral (vision classique du jugement dernier). Mais la question du salut demeure pourtant : l’homme est-il voué à la mort définitive et à l’échec ultime ? Les services des soins palliatifs sont-ils les derniers couloirs où l’on accompagne les gens vers « rien » ? Il me semble que l’attente toujours plus vive d’une société providentielle qui prenne en charge tous les risques cherche justement à répondre à l’inquiétude devant la vieillesse, la dépendance et la souffrance que l’on doit affronter. Pour nous, la question est donc de discerner l’attente et la vision du Salut qui habitent le cœur de nos contemporains et de savoir comment les rejoindre, sans pour autant faire chorus avec ceux qui espèrent qu’un autre assurera leur avenir.

Peut-on oser l’annonce du kérygme ?
Existe-t-il des situations ou des moments où nous sommes capables de dire : « Jésus-Christ est mort et ressuscité », même si ça n’est pas clairement intelligible par ceux qui l’entendent ? Dans les visites culturelles ou dans la pastorale des funérailles accepte-t-on de risquer une parole qui porte témoignage à la résurrection et qui puisse poser question, même si elle ne sera peut-être pas bien comprise ?

V. La vie morale et l’accueil du Christ

Dans les évangiles synoptiques, le ministère de Jean-Baptiste est essentiellement un appel à la conversion morale. Je ne dis pas qu’il ne peut pas y avoir de morale sans Jésus-Christ, mais je remarque qu’il n’y a pas Jésus-Christ sans une préparation morale. Or, nous assistons à un effacement complet du jugement objectif sur le bien et le mal, par la diffusion d’une sorte de nouvelle vertu cardinale de la tolérance, par laquelle on légitime n’importe quel comportement. Ceci habitue finalement à dévaluer les enjeux et à exténuer la valeur des décisions de la liberté humaine. Or, s’il suffit de faire ce dont on a envie, il n’est pas besoin de salut. Il convient juste de ne pas faire de mal aux petits enfants et d’être tolérant pour les gens qui vivent autrement que nous. Mais moins il y a de règles, et plus le jugement populaire sera exigeant pour appliquer violemment cette règle de tolérance, parce qu’elle apparaît comme la seule condition qui demeure pour que nous puissions survivre ensemble.

Mais pour nous chrétiens, comment notre manière de vivre les commandements de Dieu et de répondre aux appels du Christ peut construire une certaine image de l’existence humaine ? Pour dire les choses autrement, vivre en chrétien a des conséquences morales. Même si nous avons été conditionnés par l’idée qu’être chrétien, c’est être comme tout le monde, et même si nous avons fini par intérioriser cette conviction, être chrétien, c’est pourtant vivre autrement la vie quotidienne et familiale, les relations sociales… Il est illusoire de croire que la condition préalable d’une évangélisation au service de l’humanité, serait de ne surtout pas manifester de différence. Mais il faut aussitôt ajouter que vivre autrement, ce n’est pas projeter sur les autres les exigences évangéliques, c’est permettre aux autres de se poser des questions sur les ressorts de notre manière de vivre.
Certes, pour beaucoup de chrétiens, il n’est pas du tout évident que suivre le Christ, c’est vivre autrement. Même si cela ne retire rien à la sincérité et à la vérité de leur démarche de foi, on peut dire qu’ils ne sont pas encore vraiment entrés dans un chemin de conversion. Ceci n’a rien de scandaleux : il faut du temps pour que celui qui se met à suivre le Christ se laisse transformer. Mais une chose est de savoir qu’on n’a pas encore tout réalisé, et une autre de dire qu’il n’y a rien à réaliser !

VI. La construction culturelle

Être catholique, c’est faire l’épreuve de la catholicité de notre foi, c’est-à-dire de sa capacité à entrer dans une relation constructive avec toute réalité humaine. Professer la foi catholique signifie que rien de ce qui existe ne peut être étranger à ce que nous croyons. Nous avons reçue une capacité potentiellement infinie d’empathie et de dialogue avec l’univers qui nous entoure. Donc, si nous vivons notre foi chrétienne sous le régime de la peur, nous ne sommes pas entrés dans sa catholicité, nous sommes encore dans un « christianisme païen », qui ne subsiste qu’en échappant à ses ennemis. Le christianisme catholique est un christianisme de confiance, qui croit que la puissance du Christ peut transformer le monde, et que nous sommes envoyés pour cette transformation.

C’est là le cœur de ce que j’appelle une construction culturelle. Si nous ne sommes pas convaincus nous-mêmes que le Christ a sauvé tout l’humain, nous ne pouvons pas aider nos contemporains à réinvestir la grandeur de la vocation humaine. Il nous faut donc entrer dans cette vision intégrative de l’univers, et quitter le rêve d’un monde catholique alternatif coupé du monde. Bien-sûr, cette intégration requiert un travail de purification, de tri et de discernement. Mais l’attitude profondément chrétienne n’est pas de savoir dénoncer les erreurs de ses contemporains, mais de savoir discerner les dynamismes qui habitent l’effort des hommes, pour s’appuyer dessus et les entraîner dans le déploiement de la liberté humaine. Il faudrait relire « Gaudium et Spes » avec cette question. Cette constitution ne marque pas simplement un retournement sociopolitique de la vision de la place l’Église dans le monde, mais manifeste une approche théologique qui perçoit dans la création ce qui est promis en Dieu à la glorification, et non pas ce qui aurait échappé on ne sait comment à la volonté de Dieu. Toute perspective missionnaire est d’aller à la recherche de cette humanité pour lui permettre de rencontrer le Christ.
rapport aux questions de notre société. Nous avons cherché une approche pédagogique concrète qui ne consiste pas simplement à juxtaposer des traités (dont les professeurs découvrent avec émerveillement qu’ils sont devenus des spécialistes au fur et à mesure qu’ils les enseignent !), mais vise l’interaction entre l’approche rationnelle, l’approche théologique et l’approche spirituelle. Cette interaction est favorisée et développée par le travail des séminaires et par l’accompagnement des étudiants par les tuteurs. Ces deux éléments favorisent la participation des séminaristes dans leur formation intellectuelle et leur évitent de se transformer en étudiants qui bachotent.

Vous le voyez, tout cela s’appuie sur la conviction que la construction de la personnalité sacerdotale du séminariste est un cheminement spirituel, c’est-à-dire l’œuvre de Dieu au cœur de la liberté humaine. Elle repose donc sur une expérience spirituelle, pas simplement éprouvée, mais aussi réfléchie. Cette réflexion est possible à travers la direction spirituelle (temps de discernement sur l’expérience spirituelle personnelle), et aussi à travers l’expérience des retraites, en particulier des exercices spirituels et des trente jours. Tout ceci s’appuie donc sur l’expérience initiale de l’année de fondation spirituelle à la Maison Saint Augustin.

+André cardinal Vingt-Trois

Ce texte est paru de manière découpée dans les numéros d’été 2011 de Paris Notre-Dame.

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