Interview du Cardinal André Vingt-Trois dans Causeur - décembre 2010

Causeur – 21 décembre 2010

Entretien avec Mgr André Vingt-Trois réalisé par Paulina Dalmayer et Basile de Koch.

« Si les pécheurs étaient exclus de l’Église, il n’y aurait plus d’Église ! »

L’actualité, c’est, entre autres, la situation des chrétiens d’Irak. Lors du Synode pour le Moyen-Orient qui s’est tenu à Rome en octobre, vous avez évoqué la nécessité de « garder une porte ouverte » pour les chrétiens d’Orient qui ne peuvent pas continuer à vivre leur foi dans leur pays. N’est-ce pas un aveu d’impuissance face à l’islam radical ?

Non, ce n’est pas un aveu d’impuissance : c’est une affirmation de fraternité vis-à-vis de membres de notre Église placés dans une situation qu’ils ne peuvent plus endurer. Il ne s’agit pas simplement de résistance morale, mais aussi de souffrance physique. Nos frères persécutés, blessés ou menacés de mort doivent pouvoir trouver refuge en Occident : c’est à quoi se réfère l’expression « garder la porte ouverte ». Mais la ligne générale du Synode consiste à réaffirmer le droit des chrétiens à rester dans leur pays et à y exercer pleinement leur citoyenneté.

Dans les pays concernés, les pouvoirs en place sont tous plus ou moins complaisants vis-à-vis des groupes islamistes. Le Vatican a-t-il fait tout ce qui était en son pouvoir pour les inciter à protéger leurs ressortissants chrétiens ?

Mais les gouvernements en place ont, en matière de puissance, d’autres références que le Vatican ! Il s’agit d’une question politique : c’est donc aux autorités politiques, et notamment aux grandes puissances, d’exercer des pressions efficaces pour que la Déclaration universelle des droits de l’homme soit effectivement respectée. C’est l’ONU qui est gardienne de cette Déclaration, pas le pape.

Autre actualité récente : la parution de Lumière du monde, le livre d’entretiens de Benoît XVI. Les médias en ont surtout retenu une évolution du discours du pape concernant le préservatif, dont il admet désormais l’utilisation pour lutter contre la propagation du sida. D’après vous, est-ce la seule évolution que l’on puisse attendre, en matière de « morale sexuelle », de la part de Benoît XVI ? Ou juste un premier pas ?

Sûrement pas un premier pas ! Ce que le pape dit dans son livre, il l’avait déjà dit il y a vingt ans, comme d’ailleurs le cardinal Lustiger et nombre d’entre nous. Voilà donc une découverte étrange ! Ce n’est pas parce qu’on découvre soudain que la Terre est ronde qu’elle n’était pas ronde avant.…

Ce que la presse, donc l’opinion, a retenu des propos de Benoît XVI, en mars 2009 dans l’avion pour l’Afrique, c’est que l’utilisation du préservatif « aggravait » le problème du sida. À présent, il explique que, dans certains cas, le préservatif peut contribuer à résoudre ce problème. Si c’est la même chose, alors ses propos de 2009 ont été pour le moins mal interprétés…

Certainement. Après ce misfit, il convient donc de répéter : ce qu’a dit Benoît XVI en mars 2009, c’est que le préservatif n’était pas l’unique solution de la lutte contre le sida, mais qu’au contraire, à force de le considérer comme tel, on risquait d’aggraver la situation. Cela reste vrai.

Plus généralement, l’Église ne considère comme envisageables les relations sexuelles que dans le cadre de l’amour, l’amour dans le cadre du mariage et le mariage dans la perspective de la procréation. Le préservatif ne saurait donc être envisagé comme un moyen de contraception…

Non, pas du tout. Il n’est pas considéré comme un moyen de réguler la vie sexuelle, sauf dans des cas extrêmes où il s’agit d’éviter de donner la mort.
Il est bon de rappeler les gens à leur responsabilité personnelle dans les relations sexuelles. Si l’Église donne son avis sur les moyens, c’est seulement en fonction de cet objectif. L’être humain est fait pour vivre une vie sexuelle qui soit un acte de relation responsable, engageant mutuellement deux personnes. Tout ce qui concourt à ouvrir la porte vers une sexualité irresponsable n’est pas bon. Maintenant, le fait que ce ne soit pas bon ne veut pas dire que ce ne soit pas utile à certains moments.
En fin de compte, la position de l’Église est une position d’espérance, de confiance dans la capacité de l’homme à maîtriser son existence. Que cela paraisse très difficile à beaucoup de gens, je le comprends.

Le malentendu n’est-il pas là ? Ce que vous appelez « espérance » passe pour une sorte de loi d’airain. Faute de s’y soumettre, les pécheurs se placeraient d’eux-mêmes en dehors de l’Église, c’est-à-dire là où il n’y a point de salut…

Mais si les pécheurs étaient en dehors de l’Église, il n’y aurait plus d’Église !

Nous allons porter cette bonne nouvelle !

À des pécheurs de votre connaissance ?

L’actualité récente, c’est encore le triomphe du film Des hommes et des dieux. Vous y voyez une simple hirondelle, ou le signe annonciateur d’un nouveau printemps pour la foi ?

J’y vois beaucoup de choses… Une très bonne promotion publicitaire, un très bon film, et la proximité dans le temps d’un événement qui a été traumatisant pour les Français. Mais il y a un élément supplémentaire dans l’attraction de ce film : face à ces moines qui expriment un choix de vie radical, les gens ont été « scotchés ! ».

En fait d’ « hirondelle », cela annonce au moins une chose : quelle que soit la dégradation de la pratique chrétienne, la compréhension de certains actes chrétiens n’est pas complètement anesthésiée.

Ce succès est d’autant plus étonnant qu’il survient dans un climat « post-religieux ». Dans les pays développés, non seulement le christianisme n’est plus considéré comme une solution, mais il n’est même plus un problème – à part pour quelques « saucissonneurs du Vendredi saint » attardés…

Si le christianisme n’était pas un problème, pourquoi les journalistes se jetteraient-ils sur l’histoire du préservatif ? Ils n’ont qu’à laisser courir… Tout le monde s’en fout que le pape dise une chose ou l’autre, n’est-ce pas ? Et si tout le monde ne s’en fout pas, ça veut dire que cela représente quelque chose !

Ça représente surtout un sujet de plaisanterie, genre « Si le pape met la capote à l’index, pas étonnant qu’il comprenne pas à quoi ça sert ! »

On peut rigoler en écoutant Laurent Gerra, mais ça ne représente pas forcément ce que pense tout le monde. Je pense, moi, que nous ne sommes pas complètement sortis de la culture chrétienne. Si les gens n’étaient pas pétris d’une certaine aspiration à la solidarité et à des relations plus humaines, je ne crois pas que les « Restos du cœur » auraient eu un tel succès. Si l’appel de Coluche a rencontré un tel écho, c’est parce qu’il correspondait à quelque chose que les gens ressentent profondément.

Pourtant, le christianisme est en train de devenir une culture minoritaire. D’ailleurs, n’est-ce pas la raison pour laquelle vous avez lancé la « Nouvelle Évangélisation » ?

Non, le but de l’évangélisation, ce n’est pas de dominer la culture, c’est une rencontre personnelle : aider les gens à rencontrer la foi, et la réalité de son contenu. Pour prendre un exemple très proche de nous, on va célébrer Noël…

Justement, c’est devenu un événement surtout commercial, éventuellement familial, mais assez peu religieux…

N’empêche que Noël, ça ne se passe pas le jour de la naissance de Bouddha !
Bien sûr, beaucoup de gens ne font pas le rapport entre une fête commerciale et la naissance de Jésus à Bethléem. La « Nouvelle Évangélisation », ça sert justement à témoigner auprès de tous ceux-là en disant : pour nous, chrétiens, Noël, ce n’est pas seulement une fête de famille, ce n’est pas seulement un échange de cadeaux ou la « trêve des confiseurs ». C’est l’actualité du souvenir de Jésus, fils de Dieu, qui vient partager l’existence humaine.

Plus prosaïquement, certaines valeurs que vous revendiquez, comme la solidarité, font parfois de l’Église une alliée précieuse de la gauche. C’était particulièrement visible lors de la récente « affaire des Roms »…

Vous traduisez tout en termes politiques ! Mais je ne me suis jamais placé sur ce terrain-là…

Que devrait faire, alors, l’église pour que son message ne se prête pas à des interprétations politiques ?

Mais son message se prêtera toujours à des interprétations politiques, c’est inévitable ! Il y a toujours différents niveaux d’interprétation, et ça ne me choque pas que les gens qui agissent dans le champ politique, ou les médias qui s’y intéressent, aient cette lecture-là. Qu’on ne dise pas, simplement, que j’agis en fonction de ça : quand je plaide pour l’accueil de l’étranger, je ne plaide pas pour le PS !

Alors, l’église « réac » en matière de morale et « progressiste » dans le domaine social, c’est juste un fantasme des médias ?

Il y a un problème, dans certains médias, pour interpréter des réalités qui sortent de leur grille. Prenez l’exemple du livre de Benoît XVI : sur quelque 300 pages, la presse a retenu trois lignes. Il a pu dire des choses autrement plus intéressantes, personne n’en parle. Que voulez-vous qu’il fasse ? Qu’il se mette à danser sur la place Saint-Pierre pour attirer l’attention ?

Les médias ne retiennent-ils pas les questions qui intéressent le plus les gens ?

Non : l’obsession du préservatif, ce n’est pas une obsession des gens.

Comment le savez-vous ?

Et vous, comment le savez-vous ?

Heu… À Lille, en octobre, les États généraux du christianisme ont abordé la question du « devoir de désobéissance civile » des chrétiens. Quand doit-il s’appliquer ?

Les chrétiens doivent s’engager complètement dans la vie sociale. Depuis l’origine du christianisme, il y a une tension entre l’objectif de la vie chrétienne et les règles de la vie sociale. Quand l’empereur romain demande un geste d’adoration de la part des soldats, les légionnaires chrétiens refusent. Pourtant ils sont soldats, romains et citoyens… Dans toutes les périodes de l’Histoire, y compris aujourd’hui, on trouve ainsi des situations où les chrétiens sont en porte-à-faux : ils sont attachés à une vision de l’homme qui n’est pas partagée par tout le monde.

Cet écart entre la vision chrétienne de l’homme et les autres – car il y en a plusieurs – crée nécessairement des tensions. Mais la liberté humaine, c’est le droit de choisir ce que l’on veut faire et penser sans y être d’aucune manière contraint.

Les chrétiens ont la liberté de conscience, pas plus ni moins que les autres : s’ils estiment ne pas devoir obéir, ils sont légitimes à ne pas obéir. Dans certaines circonstances graves, ils peuvent dire en conscience : « Je ne marche pas », quitte à démissionner comme le général de Bollardière pendant la guerre d’Algérie.

Un message aux chrétiens pour Noël, Monseigneur ?

Oui, l’avenir du christianisme repose sur leur capacité à s’engager dans la vie sociale du monde où ils sont plongés, à travers des associations ou des mandats électifs.

Y compris en défendant les clandestins, et en les hébergeant le cas échéant ?

Ce n’est pas à moi de dicter aux chrétiens ce qu’ils doivent faire exactement. S’ils estiment de leur devoir de défendre un clandestin, ils le font. Ils ont une conscience et une liberté d’action !

Deux chrétiens aussi bons l’un que l’autre, et aussi dévoués, peuvent faire des choix différents pour des raisons de conscience. Quelqu’un qui est célibataire, qui n’a pas charge de famille et qui se retrouve dans une situation moralement insupportable, peut dire : « Je claque la porte et je m’en vais. » Mais la femme qui est seule et qui élève trois gosses ne le peut pas, même si sa situation est tout aussi intenable. Une même conscience leur impose des choix différents.

Le dialogue interreligieux pratiqué depuis Vatican II n’est-il pas une relativisation de la « Vérité catholique » ? Si la Vérité est éparpillée un peu partout, autant dire qu’elle n’est tout à fait nulle part…

La pratique du dialogue interreligieux n’a de sens que si chacun sait en quoi il croit. Le dialogue interreligieux, ça ne consiste pas à mettre toutes les patates dans la même casserole en disant : « De toute façon, ça fera de la purée ! »
L’objectif, ce n’est pas non plus de rameuter tout le monde pour qu’il devienne catholique, mais d’aider chacun, les catholiques et les autres, à développer par le dialogue une véritable liberté dans l’adhésion à sa foi.
Je ne crois pas que ce soit l’objectif de toutes les religions, mais c’est l’objectif du dialogue interreligieux. Cela fait partie des droits de l’homme que de pouvoir changer de religion !

Pourriez-vous nous donner la liste des religions dont ce n’est pas l’objectif ?

(Sourire.) À l’intérieur de chaque religion, l’implication du politique est parfois telle qu’on ne sait plus d’où vient l’interdiction…

Pensez-vous qu’il y a eu, ou qu’il y aura, un « âge d’or du christianisme » ?

C’est toujours l’âge d’or du christianisme ! L’âge d’or du christianisme, c’est maintenant : le moment où Dieu nous donne de vivre, le moment où il nous appelle.

Source : www.causeur.fr

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