Interview du cardinal André Vingt-Trois dans La Croix : « Nous devons réviser nos modes de consommation »

La Croix – 19 septembre 2011

Alors que la crise économique s’amplifie, le cardinal André Vingt-Trois, archevêque de Paris, demande aux catholiques de son diocèse de se centrer cette année sur la solidarité.

Le président de la Conférence épiscopale, pour qui l’économie de marché se trouve devant « une question structurelle à résoudre », appelle les chrétiens à mettre en œuvre un mode de vie et de consommation « maîtrisé ».

Pourquoi lancer une année de la solidarité pour le diocèse de Paris ?

Notre diocèse est engagé dans un plan d’action de trois ans. La première année a été centrée sur l’Eucharistie, la seconde sur la famille et la jeunesse, et la troisième, donc, sur l’éthique et la solidarité. Ce thème prend un relief tout spécial du fait des circonstances.

Les développements de la crise financière dans les pays occidentaux posent avec acuité les questions d’éthique sociale et politique.Cette crise devrait conduire les responsables politiques à entendre avec une oreille plus attentive ce que nous avons à dire, à partir des principes de la doctrine sociale de l’Église, qui ont été exposés dans l’encyclique de Benoît XVI, Caritas in veritate. Ce texte pose un diagnostic de la situation et invite les gouvernements à prendre des dispositions plus volontaristes.

La crise a-t-elle durablement modifié les comportements ?

La crise a, quoi qu’il en soit, marqué la fin d’une espèce de fausse naïveté, qui pouvait exister auparavant, et qui consistait à imaginer que la capacité de progrès et d’augmentation de la consommation et de la production suffisait à compenser les injustices d’une façon ou d’une autre. Cela ne marche plus. Nous ne sommes plus dans le cas de figure où l’on traiterait uniquement les aspects marginaux d’un système qui fonctionnerait globalement à la satisfaction de tous, sauf de ceux qui n’en profitent pas.

On se trouve devant une question structurelle à résoudre. Nous devons maintenant intégrer le fait que notre modèle de société n’a pas les promesses de l’éternité. Il ne suffit pas d’avoir un système développé et une économie mondialisée pour gérer l’évolution de la société. On ne peut plus s’en remettre exclusivement au jeu du marché. Nous devons réviser nos modes de consommation.

Comment les chrétiens doivent-ils consommer autrement ?

Les chrétiens sont invités à mettre en œuvre une manière de vivre qui ne repose pas seulement sur la satisfaction de tous nos désirs. Le chemin auquel nous invite le Christ est un chemin de vie maîtrisée, c’est-à-dire conduite par la raison et non pas seulement par nos désirs. Quelles attitudes adoptons-nous face à l’argent ou à une consommation perpétuellement en croissance ? Quels modèles et quelle éducation donnons-nous aux jeunes dans leur dépendance à la consommation ?

Je ne crois pas que le sens de l’action chrétienne se définisse en se différenciant, mais plutôt par la spécificité de sa source. Ce qui motive les chrétiens, ce n’est pas de vouloir se montrer meilleurs, plus efficaces ou plus admirables que leurs voisins, mais de trouver concrètement dans les événements, les relations et les quartiers, des chemins pour incarner l’amour du Christ. Mais il peut y avoir des accents particuliers, qui se comprennent à la lumière de cette « pression » dont parle saint Paul, quand il écrit que « l’amour du Christ nous presse ».

Concrètement, comment manifester cette « pression » ?

Par une certaine vigilance. Nous sommes dans une société du paraître, de la visibilité, de la transparence. L’un des résultats, étrangement, est qu’on masque les situations critiques. On ne sait plus les voir. Une vigilance active doit donc être mise en œuvre dans les quartiers. Si les chrétiens ne sont pas attentifs à ceux qui les entourent, il ne se passera rien.

Cette vigilance ne fait pas à proprement parler partie de l’ordinaire du bon citoyen : on ne lui demande pas de s’occuper de son voisin mais plutôt de l’oublier, au nom du respect de la vie privée. Quelqu’un peut mourir seul dans une chambre de bonne, cela ne nous regarde pas ! Mais si l’on considère au contraire que « cela » nous regarde, alors on entre dans une attitude active. En ce sens, il peut y avoir une réelle différence, constitutive de la démarche chrétienne. Le chrétien, c’est celui qui se fait proche de l’autre.

Vous avez fait preuve de cette vigilance l’été 2010, en attirant l’attention de l’opinion sur le sort réservé aux Roms. Avez-vous le sentiment d’avoir été entendu ?

J’espère, même si je ne suis pas sûr que les paroles qui ont alors été dites aient rejoint l’opinion publique, pas plus d’ailleurs que les catholiques eux-mêmes. Beaucoup d’entre eux pensaient même que nous avions tort. Et il serait optimiste de penser que l’Église a eu un rôle déterminant. Le problème, c’est que dans le fonctionnement public, ce genre de question ne relève pas seulement du sens mais aussi de la gestion d’image. Toutefois, si l’intervention de l’Église n’est pas forcément approuvée, elle est souvent attendue, et pas seulement par l’opinion catholique.

Ensuite, il y a un autre jeu d’influences à ne pas sous-estimer : les hommes politiques, du moins certains, attendent les prises de positions de l’Église, qui les confortent dans leur propre réflexion et leur permettent ensuite d’intervenir. Enfin, les hommes et les femmes politiques ont une âme ! Ils peuvent être sensibles à nos arguments, à condition que cela ne soit pas fait sur le mode de la croisade, de la suspicion ou de l’opposition systématique.

Dans la ville de Paris, dont vous êtes archevêque, quelles sont les situations qui vous préoccupent le plus ?

J’ai lancé trois pistes de travail pour tenter de répondre à certaines situations préoccupantes : l’isolement et la solitude, qui prennent une densité particulière dans une agglomération où, paradoxalement, on a l’impression que tout devrait concourir à effacer l’isolement.

Le logement me semble être une autre priorité, puisque dans nos quartiers, des gens et des familles ne parviennent pas à se loger, malgré des emplois stables. Ces difficultés, les communautés chrétiennes doivent les affronter, et voir concrètement comment apporter des solutions. Il en va de même pour le logement étudiant.

Troisième axe de travail, l’accueil de l’autre, qui est un problème chronique dans notre société. À cet égard, les chrétiens donnent, et peuvent donner encore davantage, un signe prophétique. Dans une société parfois tentée par le communautarisme et le maintien des sous-cultures dans l’isolement, les chrétiens doivent donner un signe perceptible de leur capacité d’accueil.

Dans l’Église de France, la solidarité semble souvent l’affaire de quelques-uns, opposant les chrétiens engagés dans des actions sociales à ceux qui préfèrent mettre l’accent sur le spirituel.

C’est un clivage de complaisance, qui permet de classer sommairement des gens et de s’exonérer à bon compte d’une dimension essentielle de l’existence chrétienne. Séparer le spirituel du social revient aussi à céder à un certain fatalisme, concluant que si l’on ne peut pas changer la société, il ne reste donc plus qu’à prier.

Ou, au contraire, on estime que la foi n’a pas d’efficacité sociale, on fait ce qu’on peut là où on est, c’est-à-dire qu’on intériorise la césure entre la foi et la vie. C’est justement contre cette vision que nous avons lancé cette année « éthique et solidarité » dans les paroisses : redire que l’Eucharistie produit des effets dans nos existences. Si notre force sociale n’était pas animée d’une volonté de construire quelque chose ensemble, elle en serait stérile.

Recueilli par Isabelle de Gaulmyn et François-Xavier Maigre.

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