Interview du cardinal André Vingt-Trois dans La Croix à la veille de l’assemblée plénière des évêques de France

La Croix – 16 avril 2013

Après deux mandats à la tête de la Conférence des évêques de France, dont l’Assemblée plénière s’ouvre mardi 16 avril à Paris, le cardinal André Vingt-Trois n’est pas rééligible.

Il dresse un état de l’Église de France, entre mobilisation contre le « mariage pour tous » et avenir des communautés chrétiennes.

Il y a un an, La Croix qualifiait l’Église en France de « fragile mais vaillante ». Vous retrouvez-vous dans cette formule ?

Jean-Paul II disait que la France était le pays de la sainteté. Cet héritage glorieux peut se révéler pesant si l’on a la mauvaise idée de se comparer au passé, en oubliant que cette profusion de sainteté était cantonnée dans une partie assez restreinte de la population. Frédéric Ozanam, dont nous fêtons le bicentenaire de la naissance, a certainement des héritiers méconnus et pas encore promus sur les autels ! Je pense à ce groupe de jeunes professionnels parisiens qui a lancé un projet de cohabitation avec des personnes sans domicile fixe.

Il existe aussi de nombreuses initiatives, peu visibles, en matière d’accompagnement scolaire, d’alphabétisation… De ce point de vue, on peut dire que l’Église en France est vaillante. En tout cas, qu’elle est vivante, enracinée dans la prière, et pleinement intégrée à l’Église universelle.

L’Église de France est-elle fragile ?

Je l’espère ! Sa ressource principale, ce n’est pas son patrimoine mais sa fragilité, le fait qu’elle repose sur la force de Dieu. Pour que la puissance de Dieu se manifeste en nous, il faut que nous éprouvions notre faiblesse. Celle-ci doit être apparente pour qu’il soit clair que ce n’est pas nous qui évangélisons, mais le Christ.

Cependant, je ne crois pas qu’il y ait en France, dans les corps intermédiaires, beaucoup d’organisations capables, comme l’Église, de rassembler des millions de personnes chaque semaine. La messe dominicale demeure, dans une société de fragmentation et de désintérêt pour le collectif, l’un des rendez-vous les plus suivis.

Qu’est-ce qui a mobilisé votre énergie depuis six ans ?

L’un des objectifs, avec mes deux vice-présidents, Mgr Laurent Ulrich et Mgr Hippolyte Simon, était de faire vivre à la conférence épiscopale une expérience de communion et de solidarité, d’enrichissement et de tolérance mutuels. Ce qui n’est pas forcément évident, étant donné la lourdeur mécanique d’un travail avec plus de 100 évêques. À Rome, lors des visites ad limina cet automne, j’ai pu constater que nos interlocuteurs remarquaient notre unité. Non que nous soyons d’accord sur tout, mais nous sommes capables d’assumer des différences sans briser la communion épiscopale.

Avez-vous eu le sentiment de préparer les catholiques aux changements à venir du fait de la baisse du clergé et la montée en responsabilité des laïcs ?

L’Église en France est confrontée à des mutations autrement plus importantes que la question du ratio entre prêtres et fidèles. Elle est confrontée à une question cruciale d’évangélisation qui résulte de l’effacement progressif des traces de références chrétiennes dans la culture moderne. Peu à peu, les orientations chrétiennes deviennent un particularisme culturel.

Or, notre expérience ecclésiale française véhicule une vision inconsciente d’une coïncidence entre l’Église et la société, entre l’Église et le pouvoir. Coïncidence qui n’est plus revendiquée de façon symétrique depuis la Révolution française. Il faut intégrer l’idée que l’on n’est pas français et automatiquement catholique. Nous sommes passés d’un christianisme sociologique à un christianisme de choix. Ceci me semble être la transformation la plus importante, à laquelle nous sommes très inégalement préparés. C’est sur ce point qu’il faut aider les catholiques à évoluer et à prendre conscience de leur particularité s’ils veulent exercer leur mission à l’égard de tous.

Quelle peut être la place des catholiques dans la société, au-delà de la posture de contestation qui a été souvent la leur dans le débat sur le « mariage pour tous » ?

Votre question supposerait que le débat politique épuise toutes les possibilités de débat dans la société. Heureusement, un nombre important de catholiques prend sa part du débat politique. Mais c’est peut-être un travers français que de penser que tout débat collectif est forcément politique. Or, certaines questions concernant l’existence humaine et l’avenir de l’homme ne se réduisent pas à des options politiques.

Sur le chômage ou la fin de vie, l’Église doit jouer un rôle qui n’est pas celui d’un acteur politique : elle provoque la réflexion et oblige le politique à prendre conscience qu’il n’est pas le tout de l’homme. Surtout quand le politique croit avoir les solutions de la vie éternelle  : il supporte mal qu’il existe d’autres visions du monde que la sienne.

Que peut-on dire à tous les catholiques, notamment les jeunes, qui se sont investis dans la « manif pour tous » et risquent d’être déçus de voir leurs efforts se révéler infructueux  ?

Je comprends bien qu’ils peuvent éprouver de la déception, voire de l’exaspération, mais je ne dirais pas que leurs efforts n’ont pas été couronnés d’un certain succès. Le premier succès, c’est d’avoir réussi à montrer qu’il n’y a pas une vision unique de la société. Nous avons provoqué le débat en perçant le mur du silence. On peut épiloguer sur les chiffres, mais la mobilisation nationale est réelle et très forte. Elle fait apparaître que les divergences sur le contenu ne se réduisent pas à une opposition catégorielle ou confessionnelle. Ensuite, l’éducation démocratique et la maturation doivent conduire à prendre conscience que le point de vue que l’on défend n’est pas forcément accepté. Mais aujourd’hui, l’ampleur et l’enracinement de la mobilisation manifestent que de nombreux Français sont capables de s’engager avec détermination, dans leur vie personnelle comme dans la vie sociale et politique, pour le mariage, la famille, l’éducation des enfants et des jeunes.

Quels sont les autres dossiers qui ont marqué votre mandat  ?

Le travail sur la pédophilie, mis en forme en 2000, et qui a été actualisé et complété. La réflexion sur la catéchèse avec le rassemblement Ecclesia. On a compris que désormais l’acte catéchétique n’est pas simplement réservé aux enfants. C’est une fonction constitutive de l’Église qui concerne les chrétiens de tous âges et doit être orientée vers la vie sacramentelle. Sans quoi on ne vit pas une catéchèse authentique mais un phénomène culturel. Je retiens aussi le travail sur la bioéthique qui a abouti à des productions remarquables et remarquées, ainsi que notre travail de longue haleine sur l’avenir des communautés chrétiennes. Enfin, la visite de Benoît XVI en 2008 a été un moment important. L’affluence sur l’esplanade des Invalides était un beau signe de visibilité.

Au sujet des forces et des faiblesses de l’Église de France, ne pourrait-on pas imaginer une forme de répartition des forces, humaines et financières, entre les diocèses « riches » et les diocèses « pauvres »  ?

Cette question est très importante car elle éclaire l’approche de l’avenir des communautés chrétiennes, sur le plan national mais aussi à l’échelon de chaque diocèse. Décide-t-on d’éparpiller les prêtres sur l’ensemble d’un territoire pour qu’il y en ait un peu partout ou va-t-on faire des choix stratégiques pour constituer des pôles de vitalité dont on espère qu’ils auront une capacité attractive  ? Le diocèse de Paris compte 548 prêtres incardinés dont 150 en retraite. Sur les 400 prêtres, près de 90 sont hors de Paris. Ventiler les effectifs, ce n’est pas difficile  ; mais il ne sert à rien d’envoyer des prêtres isolés dans tous les coins  : pour être efficace, la répartition doit s’appuyer sur un projet missionnaire. Nous ne sommes pas envoyés pour quadriller le territoire mais pour aller à la rencontre des hommes et des femmes de notre temps.

Quelles sont les priorités pour l’Église de France désormais  ?

Il faut, à mon avis, faire porter l’effort sur l’implication des chrétiens dans la réflexion sur les mutations culturelles. Ce que nous avons essayé de faire avec notre travail sur la culture Internet. Comment comprenons-nous que l’Église est appelée à être témoin du Christ dans une société profondément transformée  ? Le projet de l’Église du XXIe siècle ne peut pas être de reconstituer l’Église du XIXe siècle.

Recueilli par Bruno Bouvet et Dominique Greiner.

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