Intouchables

Éric Toledano et Olivier Nakache, 2011. Critique du père Denis Dupont-Fauville.

Le succès de l’année. Ce film a tout pour plaire : une histoire de fraternité, qui surmonte l’adversité et les coups du sort ; un binôme d’excellents acteurs (quel plaisir de retrouver François Cluzet, quel formidable tempérament chez Omar Sy !) ; un humour omniprésent, une bande-son entraînante, un optimisme contagieux et un dénouement digne des plus beaux contes de Noël. Sorti pour les fêtes, en effet, Intouchables redonne le sourire non seulement aux spectateurs, mais aussi aux exploitants, allant de record en record de fréquentation, unissant banlieue et beaux quartiers à la fois sur l’écran et dans les salles. Comment bouder son plaisir ?

« Intouchables », nos héros le sont donc d’abord pour la critique : si le commentaire est laudatif, il restera toujours en-deçà de l’unanimisme ambiant ; s’il est réservé, il apparaîtra comme une vaine manifestation d’aigreur de la part d’intellectuels qui ne savent plus profiter des choses simples. Mais il n’est point nécessaire d’espérer pour entreprendre : le fait de rire devant une œuvre ne doit pas empêcher de réfléchir et le rôle du critique consiste précisément à s’interroger non seulement sur ce qui est montré mais, plus profondément, sur la façon dont le récit s’impose aux spectateurs, sur la manière dont un discours est articulé.

Argument décisif, au point qu’il ouvre et clôt en toutes lettres notre histoire, ce récit est inspiré d’une histoire vraie. Raison de plus, semble-t-il, pour le conseiller : même si nous sommes devant une fable, le message de celle-ci se fonde sur des événements réellement « positifs ». Au-delà du rire, il y a là un message de type éducatif.

En fait, c’est ici que le bât blesse. Car soit nous plongeons dans un conte, qui obéit aux lois du genre ; soit nous entrons dans le réel, qui sera bien différent. Légitimer ainsi le conte par le réel revient à opérer une inversion, une régression symbolique : mais comme cet argument ne touchera que les « pédants » et qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu Bettelheim pour s’esclaffer devant Driss et sa joie de vivre, qu’il suffise de pointer la contradiction interne, l’aplomb avec lequel cette incohérence est proclamée. Elle devrait nous mettre la puce à l’oreille : ne s’agit-il vraiment que de nous « vendre du réel » ?

Cette contradiction se développe tout au long du film, aboutissant à dissocier les valeurs officiellement proclamées et les moyens par lesquels celles-ci sont mises en œuvre [1].

Apparemment, cette histoire d’un jeune Noir des banlieues venu postuler comme assistant de vie auprès d’un millionnaire tétraplégique dans le seul but de pouvoir toucher ses allocations Assedic et qui, soutenu par l’intuition et la bienveillance de cet homme brisé, devient le seul capable de le regarder sans le mépriser, de lui dire en face ses vérités et de lui rendre sa joie de vivre délivre un message d’altruisme et de construction de soi. L’athlète se met au service du handicapé, celui-ci lui fait découvrir des potentialités nouvelles ; à la fin, le paralytique redécouvre l’amour et le petit malfrat devient capable de gratuité.

Hélas, le cadre de cette histoire enchanteresse est tout sauf enchanteur. Formulons-le brutalement, sans pourtant trahir le scénario. Au départ, il y a d’un côté une crapule, au fond gentille mais poussée à la délinquance par la vie dans les cités : peu importe qu’il ait renié ses parents ou qu’il exploite sa fratrie, l’important est qu’il soit quand même gentil. De l’autre côté, le monde de l’argent, où tous sont méchants, même quand ils ont l’air gentils (ou alors c’est qu’ils sont exploités) ; par chance, la paralysie qui frappe le plus égoïste (le plus riche) va lui permettre de s’intéresser au gentil qui pourtant ne s’intéressait pas à lui.

Heureusement, le bon Noir a quelques ressources : non seulement il peut faire du 200 à l’heure sur les voies sur berge parisiennes, mais il initie son Amphitryon aux joies de la taffe et du cannabis, sans omettre les délices communes de quelques massages intimes (le paralytique ne peut ressentir du plaisir que quand on lui frotte les oreilles, c’est d’autant plus ludique). Tout ceci enclenche une double dynamique. D’une part, chacun des deux va pouvoir se reconstruire non en s’assumant, mais en niant son état : le riche en fauteuil retrouve goût au parapente (et le moment approche, est-il suggéré avec insistance, où il pourra avoir de « vraies » relations sexuelles), l’esclave sort simplement de son cadre. D’autre part, en-dehors de la bulle narcissique où ces deux-là grandissent, tous sont « éjectés » de l’histoire : qu’il s’agisse des policiers pas trop méchants mais tellement bêtes, des adolescents « recadrés » (les riches en apprenant les bonnes manières sous la terreur d’un chantage, les pauvres en trouvant de l’argent par d’autres moyens que la revente de drogue), des musiciens classiques ravalés au rang de jukebox, de l’art trahi par ses plus sincères zélateurs [2], ou même des automobilistes impudemment garés dans les rues du VIIe arrondissement [3].

Sous des dehors politiquement corrects [4], il y a donc refus de croire qu’une croissance humaine soit possible autrement que sous le mode de la jouissance. Il ne s’agit pas d’assumer ses forces et ses faiblesses, mais de nier ces dernières en s’éclatant le plus possible. Il ne s’agit pas de construire ensemble un monde fraternel, mais d’associer des dépendances pour fuir une société irrémédiablement fracturée. Il ne s’agit pas d’accepter les différences, mais de les tourner en ridicule tout en concédant que l’argent, lui, peut quand même faire le bonheur.

Tout pour plaire ? Tout pour flatter, assurément. L’accueil du public dans la salle de chef-lieu où nous avons assisté à la projection, rugissant de plaisir avant les gags et interpellant les personnages comme dans une scène de La vie est un long fleuve tranquille, se passait de commentaires. En anglais, les Untouchables sont nos Incorruptibles ; ici, ces Intouchables déploient la vision d’un univers profondément corrompu.

D. DUPONT-FAUVILLE
1er janvier 2012

[1Nous nous limitons au scénario ; la mise en scène se réduit surtout à des séries de champs-contrechamps.

[2La critique de telle peinture contemporaine, telle mise en scène germanisante ou tel poème classique est moins choquante en soi que la façon dont le riche Philippe, sensé ne plus subsister qu’en se sublimant dans la contemplation artistique, frétille bientôt à l’idée d’escroquer par ce moyen ses propres « amis ».

[3Seul personnage qui inspire le respect, le dealer nord-africain entrevu dans sa voiture au moment du dénouement : « ça ne rigole plus », disait à côté de nous un adolescent.

[4Il vaudrait la peine de lister les clichés ressortissant à ce genre : en 2 heures de film, ils sont légion.

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