Lire, écouter, revoir la troisième Conférence de Carême 2010

Conférence donnée le dimanche 7 mars 2010 par le P. Dominique Soujeole et M. Michel Camdessus sur le thème "L’histoire du salut".

Introduction
Les deux grands textes du Concile sur l’Église, Lumen Gentium et Gaudium et spes, sont traversés par le souffle de l’histoire et de son accomplissement, car la création toute entière est destinée au salut. Il s’agit de rappeler les affirmations majeures de ces deux « constitutions conciliaires » par lesquelles l’Église a traduit pour elle-même et pour le monde sa foi en l’action de Dieu dans le cosmos et dans l’histoire.

 Lire l’article de présentation de cette Conférence de Carême dans Paris Notre-Dame.

Biographie du Frère Benoît-Dominique de La Soujeole
Le Frère Benoît-Dominique de La Soujeole est né le 21 août 1955 à Toulouse. Après avoir exercé la fonction de juge d’instruction, il entre chez les Dominicains de la Province de Toulouse en 1984. Ordonné prêtre en 1989, il acquiert un doctorat en théologie à Fribourg (Suisse) en 1997. Il est depuis 1992 membre du comité de rédaction de la Revue thomiste de philosophie et de théologie des Dominicains de Toulouse et depuis 1999 titulaire de la seconde chaire de théologie dogmatique (Église et sacrements) de la Faculté de Fribourg. Il a été nommé en 2007, Consulteur de la Congrégation des Religieux à Rome. Il est Prieur du couvent S. Albert le Grand à Fribourg.
Outre les articles scientifiques parus dans la Revue thomiste sur diverses questions ecclésiologiques et de théologie sacramentaire, le Fr. de La Soujeole a notamment publié un traité d’ecclésiologie (Introduction au mystère de l’Église, Parole et Silence, 2006), un traité de théologie mariale (Initiation à la théologie mariale, Parole et Silence, 2007), et un essai de spiritualité sacerdotale (Prêtre du Seigneur dans son Église, Parole et Silence, 2009).

Biographie de M. Michel Camdessus
Né le 1er mai 1933 à Bayonne, M. Michel Camdessus est marié et père de 6 enfants. Il est diplômé d’économie politique et de sciences économiques (Université de Paris, IEP Paris) et ancien élève de l’École Nationale d’Administration. Après sa nomination comme administrateur civil dans la fonction publique française, Michel Camdessus a intégré en 1960, au Ministère des finances et des affaires économiques, l’administration du Trésor. Il a ensuite servi à Bruxelles puis est revenu au Trésor successivement comme Sous-directeur, Directeur adjoint et Directeur en février 1982.

En août 1984, il a été nommé Sous-gouverneur, puis en novembre 1984, Gouverneur de la Banque de France, poste qu’il a conservé jusqu’à sa nomination comme Directeur général du Fond Monétaire International en janvier 1987. Ce mandat a été renouvelé à deux reprises. Michel Camdessus a quitté ses fonctions auprès du FMI le 14 février 2000.
En 2004, Michel Camdessus a co-écrit avec Jean Boissonnat et Michel Albert, « Notre Foi dans ce Siècle » (Éditions ARLEA - Janvier 2002) dans lequel les auteurs s’interrogent sur l’avenir du christianisme et sur les défis du XXIème siècle.

« L’histoire du salut »

 Lire la troisième Conférence de Carême.
Reproduction papier ou numérique interdite.
Le texte des conférences sera publié chez Parole et Silence : sortie du livre le 28 mars 2010.

« L’histoire du salut »

Frère Benoît-Dominique de La Soujeole

Éminence,
chers frères et sœurs,

Les deux grandes Constitutions de Vatican II, Lumen gentium et Gaudium et spes, sont très particulièrement marquées par la prise en compte de l’histoire, son dynamisme et son orientation. Dieu ne domine pas seulement « de haut » le temps qui s’écoule dans sa création, mais il se fait intérieur à ce temps, historique, pour nouer la relation qu’il veut avoir avec chacun de nous. Il faut nous interroger en premier lieu sur ce qu’est cette histoire divino-humaine : c’est une vraie histoire, d’abord celle du salut offert, c’est la perspective de Lumen gentium ; ensuite celle du salut reçu dans les conditions de notre temps, ce qui est la perspective de Gaudium et spes.

I. Dieu, intérieur à notre histoire.

Par le mot « histoire » on peut entendre trois choses liées : a) le « ce qui s’est passé », même si aujourd’hui on a perdu le souvenir de beaucoup de faits ; de la sorte, on dira que la nation française est aujourd’hui le fruit d’environ quinze siècles d’histoire ; b) les « évènements » marquants du temps passé dont des traces demeurent ; la nation française, aujourd’hui, est l’héritière de Louis XIV, de la Révolution française, des Républiques successives… ; c) le récit qui raconte et tente d’expliquer ; ainsi en est-il des programmes scolaires d’histoire, des chaires d’histoire à l’Université.

Le fait religieux chrétien assume ce triple aspect de l’histoire : la communauté chrétienne est aujourd’hui issue d’environ quatre millénaires d’histoire ; ce temps passé comporte des évènements majeurs (élection d’Abraham, sortie d’Egypte, incarnation du Verbe, mission apostolique, grands conciles…) ; l’intelligence que nous prenons de ce donné fait l’objet d’un discours spécifique.

1. L’histoire du salut.

Notre propos ne concerne pas une histoire particulière comme l’histoire de France, mais l’histoire du salut. C’est une véritable histoire qui assume ce temps qui s’écoule sur terre, mais elle ne prend pas sa source dans les œuvres et les évènements humains : elle est l’histoire dont Dieu est l’Auteur par ses initiatives, qu’Il accompagne constamment de l’intérieur et qu’Il accomplira quand Il y mettra souverainement un terme. Certes, les hommes sont partenaires de cette histoire, elle s’écrit pour eux et avec eux, mais sa signification et son orientation ne peuvent être perçues que grâce à ce que Dieu nous en dit. Et ce que Dieu dit, c’est ce qu’il fait. L’histoire du salut est proprement théologique.

2. Lumen gentium et Gaudium et spes : quelle histoire ?

Lumen gentium est une constitution dogmatique. Ses énoncés prennent leur source dans le mystère même du Dieu un et trine (LG 2-4) : le dessein bienveillant du Père qui envoie pour le salut du monde son Fils éternel et son Esprit-Saint. La venue historique du Verbe dans la chair, est l’évènement central qui est la clef de lecture de toute l’histoire du salut. C’est le « une fois pour toutes » de l’épître aux Hébreux (He 7, 27 : 9, 12).

Gaudium et spes est une constitution pastorale. Cela signifie ici que le Concile part de la considération de l’histoire humaine avec toutes ses richesses et ses pauvretés, cherchant à caractériser la situation actuelle de notre monde, à indiquer les conditions d’une vie humaine meilleure sur cette terre, c’est-à-dire en consonance avec le dessein de Dieu.

II. Il n’y a qu’une histoire.

La tentation est parfois grande de séparer le dogmatique du pastoral, ce qui relève de la vérité éternelle et ce qui relève d’indications prudentes valables dans un contexte donné et par conséquent toujours révisables. Vatican II ne fait pas cette coupure. En effet, Gaudium et spes y insiste, l’histoire du salut et l’histoire profane ont un seul et même Seigneur (GS 41) ; c’est dire qu’elles tendent l’une et l’autre à un accomplissement dans le Christ (GS 10, 38, 45). Il ne s’agit donc pas de deux histoires parallèles, mais d’une seule : celle de l’engagement de Dieu et de la réponse de l’homme, l’histoire du salut divinement offert et l’histoire du salut humainement reçu. Nous tenons de l’héritage juif, cette racine qui porte l’arbre (Rm 11, 16-18), qu’il n’y a qu’une histoire, celle de Dieu à la rencontre des hommes, et des hommes à la rencontre de Dieu. Il n’y a aucun dualisme entre l’histoire du salut et l’histoire profane car il n’y a qu’une seule destinée humaine : voir et aimer éternellement Dieu. A ceux qui ne songent qu’à l’histoire profane réduite trop souvent à la soif de pouvoir et d’argent, le Christ dit : « A quoi servira à l’homme de gagner le monde entier, s’il le paye de son âme ? » (Mt 16, 26).

III. Lumen gentium
ou l’histoire du dessein de Dieu

La Constitution sur l’Eglise commence par ces mots : « lumière des peuples ». Ce n’est cependant pas l’Eglise qui est la lumière des peuples, mais le Christ. Il est en sa Personne la rencontre intime du Dieu éternel et immuable avec l’homme historique. « Dieu né de Dieu, Lumière née de la Lumière, vrai Dieu né du vrai Dieu », le Fils unique est entré dans notre histoire par le sein de la Vierge Marie pour soulever notre monde de l’intérieur et lui redonner sa finalité qui est d’entrer, au dernier jour de cette histoire, dans le présent constant de la béatitude divine.

Au moment de quitter l’histoire de ce monde, le jour de l’Ascension, le Christ alors même qu’il part, dit curieusement : « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » (Mt 28, 20). Entré dans l’histoire, le Christ n’en sort pas alors même qu’il retourne auprès du Père. Envoyant son Esprit, il fait naître de lui la communauté de ses disciples en laquelle, par l’annonce de son Evangile et la célébration de ses sacrements que servent ses envoyés, il sera personnellement toujours présent. Ainsi, comme le dit la Constitution sur l’Eglise, c’est la clarté du Christ qui resplendit sur le visage de l’Eglise (LG 1).

Les deux premiers chapitres de la Constitution Lumen gentium constituent comme la grille de lecture de tout le document. Le chapitre 1, intitulé Le mystère de l’Eglise, présente notre histoire comme définitivement marquée par l’accomplissement des promesses divines dans le Christ. En lui, Dieu nous a tout donné, faisant de nous les membres du Corps ecclésial dont il est la Tête. C’est désormais ce mystère, présent en ce monde, qui parcourt l’histoire, laquelle n’est plus une succession d’instants mais un présent continu du Christ dans la suite des générations. Nous n’attendons pas, depuis la Pentecôte, un huitième sacrement ni une révélation supplémentaire. Le chapitre 2, intitulé Le Peuple de Dieu, entend préciser un autre point de vue complémentaire : la diffusion de cet accomplissement à tous les temps et à tous les hommes. Le « point d’impact » terrestre, humain, historique du dessein de grâce du Seigneur a touché notre monde il y a deux mille ans, en Judée. Immédiatement après l’envoi de l’Esprit, ce dernier a bousculé bien des hésitations pour conduire les premiers témoins aux extrémités du monde connu. L’histoire du salut devient alors l’histoire qu’en font les hommes à qui il est proposé. Dans cette histoire, la liberté humaine a une grande place, car elle contribue à l’écrire, y introduisant en particulier cette chose que Dieu ne peut pas faire ni vouloir positivement : le péché. Malgré cela, Dieu reste le Seigneur de cette histoire : l’accumulation des fautes, dont une des plus graves est certainement la division des chrétiens, ne peut remettre en cause cette présence du Christ dont l’amour reste fidèle même quand nous ne le sommes pas (2 Ti 2, 13) : l’Eglise demeure sainte bien que composée de pécheurs (LG 8 §.3).

L’histoire du salut est une Histoire sainte. Les évènements qui la marquent, du plus grand, l’incarnation rédemptrice, au plus petit, notre vie personnelle et ecclésiale, s’inscrivent bien dans les faits, mais leur signification et leur portée surnaturelles en font une histoire révélée. Non pas écrite d’avance, ce qui ferait de nous des marionnettes dans les mains d’un Dieu manipulateur, mais comprise grâce à ce que Dieu nous dit de son amour et de sa patiente fidélité. Quels que soient les drames que le péché peut causer, Dieu est présent dans le Christ pour garantir toujours l’espérance.

C’est pourquoi, après quatre chapitres (3, 4, 5 et 6) qui nous montrent la vie intime et dynamique de la communauté ecclésiale (le service apostolique, la vie laïque, l’appel universel à la sainteté et la voie de la vie consacrée), la Constitution tend tout entière vers le chapitre 7 qui est la consommation de cette histoire : le caractère eschatologique de l’Eglise. Dieu n’est pas seulement le passé ni le présent, il est aussi le futur vers lequel tend toute la création rachetée. Nul ne peut comprendre la progression historique du Peuple de Dieu sans la révélation de l’accomplissement ultime de cette histoire. Nous vivons « en ces jours qui sont les derniers » (He 1,1), non pas comme si la fin du monde allait survenir maintenant, mais au sens où nous sommes dans la dernière période de l’histoire, celle de la plénitude des temps. L’histoire ici s’inverse de quelque manière : le Dernier Jour révélé, celui de la pleine manifestation de la gloire du Ressuscité et de tous les saints à ses côtés, projette déjà sa lumière dans notre obscurité actuelle et nous communique l’orientation fondamentale de notre histoire. Cela donne le sens de la marche en avant de l’Eglise.

Evénement passé et toujours actuel, le Christ est donc aussi le futur vers lequel nous marchons. L’histoire est en lui toute contenue, et qui a le Christ possède la clef de cette histoire, non seulement pour la connaître mais pour la vivre dans tout son dynamisme. Là est la vertu proprement théologale d’espérance.

Le français, pour une fois plus riche que le latin, possède deux mots assez voisins : l’espoir et l’espérance. L’espoir est l’attente d’un bien à venir : attitude d’attente. L’espérance est plus riche ; elle comporte bien une dimension d’attente d’un à venir, mais ce qui doit arriver ne sera pas une nouveauté pure et simple. On dit d’une femme enceinte qu’elle a « des espérances » et non un espoir ; parce que l’enfant à qui elle doit donner le jour est déjà présent en son sein. Ce qu’elle attend n’est pas une nouveauté totale, mais l’accomplissement d’une maternité qu’elle vit déjà. De même, d’une certaine façon, l’Eglise fécondée par l’Esprit de Dieu, attend l’accomplissement de la vie qu’elle porte dès maintenant et qui remplit son sein. Il n’est pas inutile alors de rappeler pour finir que cette entière histoire est déjà accomplie dans la Vierge Marie. Le dernier chapitre de Lumen gentium nous permet de contempler comment la lumière du Christ éclaire celle qu’il a choisie pour Mère. Figure et icône de toute la communauté chrétienne, tant par la gratuité de son élection, par l’humilité de sa condition terrestre et par la gloire dont elle est revêtue maintenant, la Mère de Dieu récapitule en elle, annonce, et garantit à tous les frères puinés de son premier né, l’accomplissement du dessin de salut de Dieu qui est toute l’histoire de l’univers racheté par le Christ. Mais cette espérance, comment la vivons-nous ? C’est l’objet de la Constitution Gaudium et spes de nous donner les points de repère majeurs pour notre temps.

M. Michel Camdessus

Nous venons de l’entendre : dans le cours de l’Histoire, dessein de Dieu et desseins de l’homme libre et pécheur se conjuguent. Un simple regard sur les cinquante années qui se sont écoulées depuis Vatican II en dit long là-dessus. Cinquante années : espace infime dans la longue histoire du salut, mais c’est le temps donné à nos générations. Il s’ouvre sur cette Pentecôte qu’a été le concile et s’achève en une crise si grave qu’elle nous oblige à changer de route. Mais pour aller où ?

En ce temps de crise, c’est-à-dire de dangers mais aussi de chances nouvelles, il est bon de se rappeler que le concile s’est achevé par l’adoption d’un texte sans précédent dans l’histoire de l’Église, la « constitution pastorale » Gaudium et Spes sur la présence et l’action de l’Église et des chrétiens dans le monde d’aujourd’hui.
Que nous disait-il ?
Qu’en avons-nous fait ?
Que nous dit-il encore aujourd’hui ?

Que nous disait-il ?

En ce beau milieu des années 60, ce texte a touché les cœurs. C’était – le mot est de Benoît XVI [1] – « un ‘oui’ fondamental à l’âge moderne ». Son ton était neuf. C’était un ton de confiance et d’ouverture au monde. Un ton d’amitié. Il appelait l’engagement dans tous les combats pour l’homme. Vous retrouverez la fraîcheur de ce langage en le lisant aujourd’hui encore.

Pour la première fois de façon aussi nette, l’Église ne parlait plus du monde comme de l’extérieur, mais de son cœur-même, en solidarité de destin avec lui : « Les joies et les espoirs – ce sont ses premiers mots –, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur... La communauté des chrétiens se reconnaît donc réellement et intimement solidaire du genre humain et de son histoire ».

Les quatre premiers chapitres sont de cette veine. Ils partent d’une analyse anthropologique de la condition humaine dans le monde d’aujourd’hui : dignité et mystère de la personne qui trouve en Jésus-Christ la manifestation de ce qu’elle est et de sa vocation dernière qui est divine. Vocation communautaire aussi car « il y a une certaine ressemblance entre l’union des Personnes divines et celle des Fils de Dieu », d’où la responsabilité pour l’homme de promouvoir le bien commun en « stimulant chez tous la volonté de prendre part à ce gigantesque effort par lequel les hommes, tout au long des siècles, s’acharnent à améliorer leurs conditions de vie et qui correspond au dessein de Dieu » car « la loi fondamentale de la perfection humaine est le commandement nouveau de l’amour » promulgué par Jésus… Ce service terrestre des hommes prépare la matière-même du royaume des cieux. « Mystérieusement, le Royaume est déjà présent sur cette terre ; il atteindra sa perfection quand le Seigneur reviendra » (GS, § 39), récapitulant toutes choses en Lui qui « est le point vers lequel convergent les désirs de l’histoire et de la civilisation, le centre du genre humain, la joie de tous les cœurs et la plénitude de leurs aspirations ». Vous croiriez entendre du Teilhard de Chardin mais c’est tout simplement Gaudium et Spes, § 45)…

La réussite finale de l’homme est mystérieusement celle du cosmos avec lui. Il en est intimement solidaire. Cette réussite se joue dans les efforts des hommes, génération après génération. Pour le temps qui s’ouvrait en ce dernier tiers du XXe siècle, ce texte signalait cinq enjeux de particulière importance :

  1. la sauvegarde de la vie, de la famille et du mariage,
  2. l’essor et le partage mondial de la culture,
  3. le développement intégral de l’homme et du monde au moment où l’« économisme » s’affirme et avec lui, le risque d’« une régression de la condition sociale des faibles et du mépris des pauvres »,
  4. la vie de la communauté politique nationale et internationale,
  5. enfin, et cela était dit avec une particulière vigueur, la sauvegarde de la paix et la construction de la communauté des nations.

Autant de chantiers sur lesquels les chrétiens étaient appelés à s’engager « provoqués -malgré le poids du péché- à une ferme espérance ».

Qu’en avons-nous fait ?

Le concile inaugurait un temps d’ardeur et d’espérance. Je pense à tant de chrétiens que j’ai connus dans notre pays ou rencontrés en Afrique, en Amérique Latine, en Asie. Toute une génération d’hommes et de femmes s’est ouverte à la dimension universelle de la solidarité ; elle s’est levée pour se mettre au service des plus pauvres et elle y a été fidèle parfois jusqu’au martyre. Le vrai visage de l’Église s’est en cela mieux révélé aux hommes. Qui peut douter encore de la sincérité de son engagement au service des plus pauvres : victimes du SIDA ou de la pauvreté extrême dans les pays en développement, exclus ou immigrés dans nos pays d’Europe ?

Oui, nous avons connu des changements positifs, et cela au milieu des tensions et des remises en cause d’un monde secoué par l’ébranlement culturel et social de 1968… Mais que de tensions aussi dans l’Église entre ceux qui voient le concile comme discontinuité et rupture et ceux qui le voient comme renouveau dans la continuité. Et quelle passivité collective des hommes devant la dérive subreptice d’un système économique s’affranchissant de façon de plus en plus radicale, à l’opposé des enseignements du concile, de toutes les considérations morales suspectées d’entraver la « maximation » immédiate du profit. Nous savons où cela nous a conduits : au dérèglement total du système et à une crise d’une gravité et d’une profondeur inconnue depuis les années 30, frappant en particulier, comme toujours, les plus pauvres. Avec tous nos contemporains, nous sommes aujourd’hui face à ses séquelles durables, en proie au doute, pressentant tout ce qui devrait changer mais sans boussole fiable pour la recherche d’un autre chemin.

Les gouvernements, certes, reconnaissent maintenant la nécessité d’engager des réformes d’une vaste portée et d’introduire des régulations dans la sphère financière dont elles avaient été bannies. C’est, en effet, indispensable mais cela n’atteint que très peu ces désordres à leur racine-même, dans le cœur et les comportements des hommes. Or, à tous les stades de la montée de cette crise, il y a eu un mélange constant d’erreurs techniques et de fautes morales lourdes, comme si le sens éthique avait déserté l’économie.

Le fait que notre monde se soit installé ainsi dans l’ « irrationnelle exubérance » [2], le fait qu’aucune résistance sociétale ou citoyenne suffisamment vigoureuse ne se soit organisée, le fait que des dirigeants responsables se soient laissés emporter dans ce dérapage collectif, soulèvent une question que j’ai retournée cent fois : comment cela a-t-il été possible ? Il fallait pour cela que les comportements de tous les acteurs s’enracinent dans un contexte culturel où la séduction de l’argent soit telle qu’elle entraîne un aveuglement collectif et que toutes les vigilances soient désarmées, à un moment où le « gagner plus pour consommer plus » était devenu le mobile, certes non exclusif, mais dominant. La cupidité devenait, en effet, politiquement correcte, s’installait partout au cœur de la culture collective. L’homme se trouvait réduit, dégradé, à sa seule fonction économique. Comme le dit le philosophe Jean-Claude Eslin, « la consommation devenait destin » ; la vie se vidait de sens. Voilà la sous-culture – disons même hardiment la culture – que nous avons partagée. Elle nous habitait tous, dirigeants et simples particuliers. Elle devenait le terreau fertile de tous les abus de la sphère financière jusqu’à son effondrement actuel dans un vide éthique.

Que nous dit-il aujourd’hui ?

Il nous faut le reconnaître, car sortir du déni est le premier pas de toute remise en marche, nous nous sommes tous laissé imprégner de cette culture aux antipodes de Gaudium et Spes. C’est donc bien le moment d’y revenir comme à une parole à vivre maintenant car, vous allez le voir, ce texte est aujourd’hui plus pertinent que jamais pour bâtir une économie digne de l’homme.

Certes, l’on nous dira que ce texte visait, dans un climat d’euphorie, les problèmes immédiats des années 60 et que d’autres immenses questions telles que le changement climatique sont apparues, que la population mondiale a doublé depuis 1965… certes ! Mais le cœur du message est tout aussi vrai et encore plus urgent aujourd’hui, car nous ne pouvons pas nous contenter de gémir sur les rives de la Seine comme, au temps de l’exil, le peuple d’Israël sur celles de l’Euphrate. Il ne doit pas y avoir de pages blanches dans l’histoire du salut. Chaque génération est appelée à se remettre en route. Gaudium et Spes – en particulier quand on le lit à la lumière de Caritas in Veritate – peut nous y aider car à ce destin de consommation et d’accaparement dont nous vivons l’effondrement, elle propose l’antidestin par excellence : celui d’une vie orientée vers le bien commun universel [3] Le Père de la Soujeole m’a fait remarquer que ce bien commun est cité une trentaine de fois dans Gaudium et Spes. Le poursuivre passe, évidemment, par des choix très concrets et radicaux. En voici trois exemples ; ce sont tous des choix de liberté pour aujourd’hui dans le réel de nos vies :

  • Le choix d’abord d’introduire le don et la gratuité au cœur-même de l’économie marchande – Il le faut pour répondre – je reprends ses mots- au scandale des « inégalités économiques et sociales excessives entre les membres ou entre les peuples d’une seule famille humaine ». Pourquoi le don ? Parce que l’homme est créé à l’image de Dieu dont le don est l’être-même. Ce don, fût-ce sous ses formes les plus modestes, est « prolongement de l’œuvre du Créateur. Il est apport personnel à la réalisation du plan providentiel dans l’histoire » (GS 34). Il doit donc prendre place aussi au cœur d’un système économique moderne, d’autant que celui-ci devrait prendre en compte les apports de l’anthropologie qui suggère d’intégrer une loi première de la vie humaine, la loi primordiale de l’échange « donner, recevoir, rendre » mise en lumière par Marcel Mauss [4]. Ce don, reconnaissons-le, le plus souvent, n’est que justice, face à des inégalités criantes. Raison de plus pour élargir sa place. A notre échelle individuelle, nous connaissons bien des formes du don, y compris celle du don de notre temps. A l’échelle des nations, sous la forme d’une aide publique au développement vraie, le don suscite « un essor… d’un tout autre prix que l’accumulation possible de richesses extérieures » ; il contribue à former « peu à peu comme une communauté une au sein de l’univers ». Le don et le partage doivent donc être partie intégrante de cette « grande redistribution des ressources planétaires » dont Benoît XVI souligne l’urgence en des termes d’une vigueur que peu de dirigeants osent encore aujourd’hui. Et pourtant, n’est-ce pas cela qu’exige, au-delà de la reconstruction des pays dévastés par les catastrophes naturelles comme Haïti, au-delà de la réalisation des objectifs du millénaire en Afrique qui sera bientôt peuplée d’un milliard d’habitants, l’enfantement d’une nouvelle civilisation où les pauvres aient davantage leur place et un avenir dont ils puissent être les artisans ?
  • Le choix de la gestion responsable de notre environnement – « La responsabilité, c’est la prise en charge du plus fragile », disait Ricœur, elle est aussi conscience de la solidarité fondamentale de l’homme et des générations qui le suivent, de l’homme et du cosmos. Au moment où nous découvrons que le modèle de consommation atteint par les pays riches – et qui se généralise aux pays émergents – butte désormais sur les limites de ce que la planète peut produire de façon durable, il nous faut apprendre à user et à jouir de la création « dans un esprit de pauvreté et de liberté » (GS 37) ; cet esprit que notre culture avait cessé de compter parmi ses valeurs ; apprendre d’urgence cette « frugalité heureuse » dont parle si bien Jean-Baptiste de Foucauld ; nous engager aussi dans tous les combats pour la préservation de l’environnement et pour aider les pays pauvres à s’adapter aux changements climatiques [5].
  • Choix enfin de l’ouverture à l’étranger et à l’engagement dans la vie internationale pour faire avancer une fraternité universelle – A l’heure où les problèmes les plus graves (pauvreté, environnement, sécurité alimentaire, menaces pour la paix, etc.) revêtent tous une dimension mondiale et où une telle frilosité, de telles réticences persistent en ce domaine, ce choix s’offre à nous, d’abord à notre porte, dans l’accueil de l’immigré. Il appelle aussi la réforme et le renforcement des organisations mondiales. Ce progrès vers une « meilleure organisation de la société humaine » auquel nous sommes appelés à travailler main dans la main avec les autres hommes a « beaucoup d’importance, nous dit Gaudium et Spes, pour le Royaume de Dieu ».

Gratuité, responsabilité à l’égard de notre environnement et des générations qui nous suivent, ouverture, enfin, dans un esprit de fraternité à l’immigré et à l’indispensable organisation mondiale : trois choix, mais chacun d’entre nous pourra en discerner d’autres ; ils iront tous dans le même sens : humaniser ce monde où Dieu a déjà semé les graines de cette fraternité.

Revenons à Gaudium et Spes, joie et espérance ! Il nous faut, au moment où nous voulons faire nôtres ces choix, revenir à la source de l’espérance. L’espérance est trop souvent enfouie aujourd’hui sous les scories d’une civilisation de l’avoir, mais elle est là, comme l’eau souterraine qui fait se tordre la baguette du sourcier. Gaudium et Spes peut être exactement cela : cette baguette de coudrier qui nous ramène à la source de l’Espérance, l’Espérance du Salut, pour tous les hommes. Accueillons donc l’élan de l’Esprit qui est souffle et feu, pour vivre de cette Espérance et la partager avec nos frères.

[1Discours du 22 décembre 2005 à la Curie.

[2Le mot, on s’en souvient, est d’Alan Greenspan, en 1996, alors qu’il était Gouverneur de la Federal Réserve américaine.

[3On gardera en mémoire sa définition précise : la recherche de toutes les conditions sociales qui permettent aux communautés humaines, comme à chacun de leurs membres, de s’épanouir dans le bien et, par là, à accéder au bonheur et à la réussite finale.

[4Dans l’ « Essai sur le don » - 1924, Paris PUF.

[5Ici aussi, il s’agit de la simple réparation d’une injustice ; les pays riches émettent du CO2 en excès, et ce sont les pays les plus pauvres qui en sont les victimes.

Conférences de Carême à Notre-Dame de Paris 2010 : “Vatican II, une boussole pour notre temps”