Marguerite Léna : “Quelles sont les ressources de l’anthropologie chrétienne et de la tradition ecclésiale ?”

Marguerite Léna, de la communauté Saint-François Xavier, invite à se mettre à l’écoute de l’Évangile pour répondre aux trois crises majeures de l’éducation : crise de moyens, crise d’autorité et crise de la transmission.

Quand les moyens font défaut ; lorsque, dans tous les domaines, l’autorité se transforme en rapports horizontaux fluctuants ; quand une société ne sait plus quoi faire de ses héritages, ni quoi transmettre, quelle parole pouvons-nous donner ? Quelles paroles, Dieu nous a-t-il données ? C’est dans l’Évangile que nous les trouvons. Une source énergisante qui invite parents et jeunes à se lever pour se remettre en marche.

Vous devinez qu’il y a une gageure et peut-être même une outrecuidance à prétendre traiter une pareille question en une demi-heure ! Aussi ai-je choisi une petite voie courte et droite pour le faire ; je vais me contenter, en un premier temps d’évoquer quelques aspects sous lesquels la crise de l’éducation nous concerne tous, comme citoyens et comme chrétiens, quel que soit notre rôle, prêtre, religieux ou laïc, parent ou enseignant. Cela ne signifie pas que nous ayons des réponses "clés en main" à cette crise, ni même exactement des "ressources". Mais dans "ressource" il y a "source". Aussi, en un second temps, à défaut de pouvoir inventorier ou même simplement évoquer les éventuelles "ressources" de l’anthropologie chrétienne, ou celles des innombrables charismes éducatifs déployés dans l’histoire de l’Eglise, je me contenterai d’aller tout droit boire à la source évangélique et d’y confronter nos actuels questionnements d’éducateurs.

On peut aborder les difficultés de la tâche éducative de bien des manières et l’abondante production éditoriale sur ces questions ne s’en prive pas. Je distinguerais volontiers trois aspects de ce qu’on appelle de manière commode la crise de l’éducation, en allant du plus superficiel au plus profond :

1) On peut en effet l’interpréter d’abord en termes de crise technique, c’est à dire de crise des moyens requis pour mener à bien la tâche de l’éducation. C’est criant dans bien des pays du monde où manquent à la fois les ressources matérielles et les maîtres nécessaires pour assurer la formation des plus jeunes ; c’est vrai, d’une autre façon, dans nos sociétés, où l’éducation est compromise de bien des manières, entre autres la fragilisation des familles, le manque de disponibilité de parents au travail, les contraintes budgétaires, les difficultés de recrutement des enseignants en raison des conditions souvent défavorables dans lesquelles ils risquent d’exercer, etc.
Or l’éducation suppose du temps, elle mobilise, dans les familles comme dans la société globale, quantité de ressources matérielles et spirituelles. Un enfant n’accède à l’âge d’homme qu’à travers beaucoup de médiations et beaucoup de médiateurs, elle est médiation. Comment les susciter, comment éveiller et entretenir, quand ils s’affaiblissent, le courage et le goût d’éduquer ?

2) On peut faire une lecture plus profonde de la crise, en lien avec les formidables mutations qu’a subies la notion d’autorité dans les dernières décennies : qu’il s’agisse de la culture démocratique de l’égalité qui a transformé la plupart des relations hiérarchiques en rapports horizontaux et mobiles, révisibles et fonctionnels ; qu’il s’agisse du rythme du développement scientifique, rendant vite obsolètes les héritages du passé même proche, et dévaluant l’expérience des plus âgés au profit de l’immédiate familiarité des plus jeunes avec l’environnement technique et ses pouvoirs ; qu’il s’agisse enfin du pluralisme culturel et religieux qui marque d’emblée du sceau de la relativité les références et les repères proposés par la famille ou par l’école…
Or l’éducation ne crée pas une relation égalitaire ; elle articule des différences – d’âge, de savoir, de responsabilités – . Quelle figure l’autorité éducative peut-elle alors revêtir dans une société individualiste, démocratique, pluraliste ?

3) On peut enfin élargir et approfondir la réflexion en s’interrogeant sur l’actuelle fragilisation du lien entre générations tel qu’il est assuré par l’éducation, c’est à dire sur la crise de la transmission. Ici nous touchons aux infrastructures de l’histoire proprement humaine, qui vit d’héritages et pas seulement d’hérédité biologique. Transmettre c’est à la fois consentir à être fils, c’est à dire à recevoir, et consentir à être père, c’est à dire à donner. C’est aussi consentir à être mortel et reconnaître en même temps qu’il y a des biens et des valeurs qui méritent de durer au-delà de ma propre vie, en celle de mes enfants. Une société qui occulte ou qui manipule ces dépendances originelles et ultimes de la naissance et de la mort, une société qui réduit le présent et le "temps réel" à une simultanéité instantanée, ne sait plus très bien quoi faire de ses héritages ni quoi et pourquoi transmettre aux générations nouvelles.

Hannah Arendt, sensible à la responsabilité des éducateurs dans ce tissage de l’histoire humaine entre générations, soulignait qu’à cet égard l’éducation est nécessairement conservatrice, car c’est ainsi qu’elle peut exposer les acquis d’hier aux "nouveaux venus dans le monde" que sont les jeunes, et leur permettre de créer à leur tour du neuf.
Héritiers d’une foi qui se dit dans l’histoire et en histoire, quelle parole chrétienne avons-nous à dire dans ce contexte ?

Mille difficultés ne font pas un doute. Que l’éducation soit difficile ne saurait avoir pour effet une démission des éducateurs. De fait, votre assistance à ce colloque et son existence même sont le signe que l’Eglise ne renonce pas à assumer ses responsabilités dans ce domaine. Elle le fait à sa manière et selon le mode de sa présence à la vie publique et aux enjeux d’avenir qui s’y jouent. "D’or et d’argent je n’en ai pas, mais je ce que j’ai, je te le donne" dit Pierre au boiteux de la Belle Porte du Temple qui sollicite une aumône. Ce que nous avons : la parole et la puissance du Verbe de Dieu, du Christ ressuscité, au nom duquel nous pouvons dire la parole éducatrice par excellence, celle que tout enfant a besoin d’entendre sur son chemin vers l’âge d’homme : "Lève-toi et marche !" Aussi vais-je essayer de poser cette parole sur chacun des trois aspects de la crise de l’éducation que je viens d’évoquer.

La crise des moyens, d’abord. Je vous renvoie au texte déroutant de Luc, 14,28-33. La parole de Jésus n’est pas adressée aux seuls apôtres mais aux "grandes foules" qui font route avec lui. Il y est question des moyens à mettre en œuvre pour réussir une entreprise, qu’il s’agisse de construire une tour ou de gagner une guerre. Dans l’un et l’autre cas, une sagesse élémentaire exige de s’assurer des moyens de ses fins, c’est à dire de calculer la dépense ou de mesurer le rapport des forces militaires en présence pour ne s’engager qu’avec des chances raisonnables de succès. Il en va "de même", poursuit Jésus, quand la fin visée est de devenir son disciple. On s’attend donc à ce qu’il précise quels moyens sont nécessaires dans ce cas ; or par un étrange retournement, le moyen préconisé est paradoxalement une totale absence de moyens : il s’agit de "renoncer à tout ce qui vous appartient", c’est à dire de consentir à une pauvreté radicale quant aux moyens disponibles !
Il ne s’agit pas, c’est trop clair, de canoniser par là les pénuries que j’évoquais ci-dessus. L’éducation ressemble parfois au travail de l’architecte – "je ne bâtis que pierres vives, ce sont hommes" écrivait magnifiquement Rabelais -, parfois à un affrontement guerrier, et à ces titres comme à bien d’autres elle exige des ressources et ne peut se résigner d’en manquer. Mais la parole du Christ agit à un niveau plus profond, et nous appelle à poser un regard de disciple sur nos tâches éducatives : un regard libre, non idolâtre, qui peut alors assumer ces tâches selon la logique paradoxale de l’Évangile. Au delà des investissements financiers et matériels requis pour l’éducation, celle-ci se laisse alors découvrir pour ce qu’elle est vraiment, un ministère de partage gratuit, à fonds perdus, non pas tant de ce qu’on a que de ce qu’on est. En-deçà et au-delà des inévitables affrontements entre parents et enfants, enseignants et élèves, que le recours à la loi, et donc à l’interdit, ne peut manquer de susciter, apparaît "la terre de la bonté" (Levinas), où l’enfant se découvre aimé inconditionnellement, où plus rien ne se mesure selon les lois de l’échange marchand, ni le temps donné, ni le savoir partagé, ni la tendresse…
A N’Djamena, au Tchad, une d’entre nous anime depuis plus de quinze ans un "Centre Emmanuel" qui apporte un soutien éducatif, dans ce pays dépourvu de tout, à des jeunes qui sont plus de cent par classe et n’ont aucun livre en propre. La devise du Centre est : "non pas se servir mais servir". Et des jeunes se lèvent et se mettent à marcher…

Il faut sans doute opérer une conversion analogue du regard devant la crise de l’autorité. La parole du Christ qui va ici nous servir de guide est le passage de Mt 23,8-10, qui déplace radicalement toute prétention de l’autorité à s’ériger en principe premier et absolu : "Pour vous, ne vous faites pas appeler "maître" ; car vous n’avez qu’un seul maître et vous êtes tous frères. N’appelez personne sur la terre votre "Père" ; car vous n’en avez qu’un seul, le Père céleste. Ne vous faites pas non plus appeler "Docteurs" ; car vous n’avez qu’un seul Docteur, le Christ." Pas plus que le premier texte cité ne cautionne le mépris des moyens, celui-ci n’est une déclaration d’anarchisme politique ou éducatif. Il s’agit de bien autre chose. Il s’agit de ne pas prétendre occuper la place de l’origine : un père n’est pas l’origine radicale de la vie de son enfant ; un "docteur" n’est pas l’origine radicale du savoir qu’il transmet ; un "maître" n’est pas l’origine radicale du pouvoir qu’il exerce. Ces trois rôles, si malmenés aujourd’hui, ont une mission à remplir : celle de désigner l’origine à distance de l’origine, d’indiquer en creux le lieu qu’ils laissent vacant pour que notre Père des cieux, pour que le Verbe de Dieu, pour que l’Esprit de la Promesse, puissent venir le remplir.
À appuyer ainsi l’exercice de l’autorité éducative, parentale ou enseignante, sur la source d’où elle se reçoit et qu’elle a mission d’indiquer, on reçoit le courage de l’exercer de manière responsable, même dans des conditions difficiles et contestées. On consent à l’humilité qui la remet à sa juste place et la rend par là même légère à ceux qu’elle gouverne. Une formule célèbre dit que Dieu a créé le monde comme la mer crée la plage, en se retirant. On peut parfaitement l’appliquer à l’exercice de l’autorité éducative qui est, selon l’expression du P. Gaston Fessard, un "vouloir de sa propre fin" et s’accomplit en s’effaçant progressivement quand le jeune devient à son tour un adulte. Encore faut-il se souvenir que, pour que la mer crée la plage, il faut une formidable dépense d’énergie, la patience d’une longue durée, et l’ouverture d’un immense horizon… Mais alors un jeune reçoit à son tour l’énergie de se lever et le goût de marcher vers cet horizon.

Revenons une troisième fois à l’Évangile, cette fois devant la crise de la transmission qui menace la survie et la fécondité de héritages du passé, et par là même notre avenir commun. Prenons la route des disciples d’Emmaüs, en ce soir de Pâques où ils quittent Jérusalem et la communauté des disciples, avec le lourd sentiment d’une espérance morte avec la mort de Jésus, d’une mort irréversible, définitive, qui rend absurde le passé et barre l’avenir. Ils n’ont rien d’autre à dire que cet échec. Et voici que le voyageur inconnu raconte à son tour l’événement, mais en l’insérant dans un récit plus vaste, fidèlement gardé dans la mémoire d’Israël. Et qu’à l’écoute de ce récit l’espérance se réveille en même temps que la mémoire. Alors, quand le voyageur prend le pain et prononce la bénédiction, les disciples comprennent soudain que ce geste de vie est le geste d’un vivant, et leurs yeux s’ouvrent sur le Ressuscité. A cet instant le fil rompu de la transmission, rompu par la mort, rompu par leur désertion, se renoue ; ils partent en hâte vers Jérusalem, en témoins éblouis du Ressuscité.
Et c’est ainsi que l’épisode est venu jusqu’à nous, grâce au troisième récit, celui dont Luc est l’auteur et dont nous sommes les destinataires ; un récit inséparable, dans l’actualité de l’Eglise, du geste sacramentel de l’Eucharistie. C’est pourquoi un chrétien peut dire qu’il est arrivé quelque chose à la transmission, au matin de Pâques. Quelque chose qui s’offre seulement aux yeux de la foi, qui n’a rien d’une réponse magique aux difficultés qui nous occupent, mais qui pourtant, pour celui qui lui donne sa foi, change tout.
Car si toute transmission culturelle est un défi à la mort et comme une protestation millénaire dressée contre elle, la résurrection du Seigneur vient témoigner que cette protestation ne repose pas sur une vaine illusion. Depuis le matin de Pâques, la mort n’a plus et n’aura jamais plus le dernier mot de l’histoire. Mais ceci a un prix : Tradidit semetipsum, écrit saint Paul. Il y a des biens qu’on ne peut transmettre qu’en se livrant soi-même, parce qu’ils relèvent de l’attestation plus que de la démonstration, et qu’on ne les donne qu’en donnant sa vie : la liberté, la paix, la justice sont de ces biens. Dans l’offrande extrême de la Croix et dans la gloire discrète du Ressuscité, le Christ se transmet lui-même à son Eglise ; il nous rejoint dans la fragilité de notre présent par le "ceci est mon Corps" de chaque Eucharistie.
Dès lors, il me semble qu’un chrétien a mieux à faire que de rêver d’une "culture chrétienne" ou de déplorer son absence. Notre foi n’est pas la particularité religieuse de l’Occident, ni un "supplément d’âme" à faire valoir comme antidote au vide spirituel de nos sociétés. Elle est, pour les éducateurs, la bonne nouvelle que voici : oui, la transmission des œuvres et des actes qui ennoblissent l’humanité d’une génération à l’autre n’est pas une lutte désespérée et vaine contre la mort. Oui, l’effort n’est pas vain, de tant d’hommes et de femmes qui sans se réclamer de la foi chrétienne s’efforcent de transmettre à de plus jeunes le goût de vivre et de chercher, de parler et d’agir de manière responsable et féconde. La lumière pascale ne nous dispense pas de chercher à tâtons, comme tant d’autres et avec eux, les chemins inédits de cette transmission. Mais elle nous permet de dire sans crainte à chaque enfant, à chaque jeune qui nous est confié : "Lève-toi et marche".

En paroisse au service de l’éducation, colloque d’avril 2008