Présentation par le cardinal André Vingt-Trois du livre “La famille, un bonheur à construire. Des couples interrogent l’archevêque de Paris”

Mardi 11 janvier 2011

Pourquoi avoir choisi le thème de la famille et de la jeunesse comme deuxième année du programme « Paroisses en mission » ?

Si j’ai fait ce choix dès l’année 2005 c’est que c’est un des thèmes principaux de préoccupation pour un certain nombre de nos contemporains.

  1. Il y a un enjeu décisif pour la société. Je suis convaincu que si nous ne réussissons pas à surmonter les obstacles de la vie familiale nous allons vers une société qui sera une société de violence. Ce n’est pas un motif évangélique c’est un motif sociopolitique. Je ne vois pas aujourd’hui dans la société telle qu’elle est quelle sera l’institution de base, la cellule de base où s’éduqueront les vertus sociales si la famille ne joue pas son rôle.
  2. Du point de vue de la foi, de la révélation chrétienne, il y a un enjeu décisif dans la stabilité familiale, dans l’engagement mutuel des époux. On ne peut pas parler d’une fidélité absolue de Dieu à son alliance si on n’a aucune expérience humaine de la fidélité définitive. Et l’expérience humaine de la fidélité définitive, c’est l’expérience conjugale, contrairement à l’idée commune que serait que l’expérience de la fidélité définitive est celle des prêtres, des religieux ou des religieuses. Mais il ne faut pas se laisser prendre aux apparences. Il est beaucoup plus difficile de réussir une vie de couple dans la fidélité définitive que d’être fidèle à un engagement au célibat. Mon engagement au célibat s’accomplit à travers un réseau d’actions où je rencontre des difficultés, mais pas celle de vivre quotidiennement avec quelqu’un qui est complètement différent de moi. Pour les couples, il s’agit bien de vivre cette communion comme un acte d’amour et pas comme une contrainte. C’est ce qui est significatif de la fidélité de Dieu. C’est pour cela que le mariage est un sacrement. Et c’est pour cela que l’on ne peut pas dire qu’une fois que cela a été fait, cela peut être défait.
  3. Par ailleurs, toute notre société à un problème avec sa jeunesse. C’est une question globale qui ne concerne pas telle ou telle famille en particulier. Les difficultés du système éducatif, scolaires et extrascolaires, sont des problèmes qui préoccupent tout le monde.
  4. Il y a ensuite le problème de l’éducation au jour le jour dans les familles particulières. Comment les parents qui sont en général des gens plutôt responsables, plutôt soucieux de ne pas manquer à leur responsabilité de parents, vont-ils s’y prendre pour espérer échapper aux accidents qui se produisent si souvent dans l’éducation des enfants ? Cette difficulté peut aller jusqu’à une forme d’anxiété et même à une forme d’inhibition : des gens se considèrent comme inaptes à avoir des enfants parce qu’ils ne voient pas comment ils pourraient les élever. Tout ceci sans parler des difficultés économiques.
  5. Enfin, il y a un niveau de questionnement encore plus radical : Faut-il une famille ? Jusqu’à quel point est-il nécessaire qu’il y ait une famille ? A quels critères une famille doit-elle correspondre ? Pourquoi ces critères ? N’importe-quel couple peut-il être considéré comme une famille ? Pourquoi met-on des conditions ? Est-ce simplement le fait d’une tradition particulière ou est-on placé dans une expérience large dans l’humanité, indépendamment de l’implantation historique, culturelle et religieuse ? On peut remarquer qu’à travers ce que nous connaissons de l’espèce humaine il n’y a pratiquement pas de société qui ait abandonné l’éducation des enfants à la seule initiative privée. L’éducation des enfants a toujours été codifiée socialement par des rites d’initiation ou des processus éducatifs. Il y a toujours eu une interférence entre la relation parentale et la relation éducative, même si celle-ci qui ne se réduit pas à la relation parentale.

Qu’avez-vous appris en discutant avec ces couples ?

Ces trois couples n’étaient pas foncièrement hostiles au christianisme. Nous n’étions pas dans une relation conflictuelle ou tendue. Ce qui est intéressant c’est que ces couples, globalement branchés sur l’univers chrétien, ont une image considérablement décalée de ce que l’Église propose de vivre aux familles. Ils posaient constamment cette question : pourquoi et à quel titre ? Pourquoi faut-il faire ceci, être comme cela ? Qu’est-ce que l’Eglise dit ? Au fond, ils m’ont posé les questions que pose tout le monde [1].

Comment répondre à ceux qui ont le sentiment que l’Eglise promeut un modèle unique et culturellement marqué de famille ?

J’ai essayé de faire face à ces questions sans complaisance en expliquant l’orientation de l’enseignement de l’Église sur la vie familiale et sur l’éducation des enfants, mais en ayant aussi le souci de montrer que cette doctrine de l’Église est indissociable d’un cheminement pédagogique. On comprend très bien que tout le monde à tout moment de sa vie n’est pas forcément au plenum de l’accomplissement des exigences de l’Evangile. Mais ce n’est pas pour autant que les exigences de l’Evangile disparaissent ou que l’on est fichu. Ce dialogue positif et amical avec ces trois couples est proche de la situation la plus habituelle de notre pastorale ecclésiale. Il s’agit de savoir gérer cet écart entre l’objectif de sainteté qui nous est proposé et les capacités limitées que nous avons de le réaliser.

Cela suppose d’abord que l’on ne se prenne pas pour des saints, car sinon on ne peut pas supporter les défauts, on devient haïssable à soi-même, et on ne peut plus progresser. Il faut commencer par désamorcer ce fantasme qu’on ne peut être chrétien que si on est parfait. C’est d’ailleurs aussi une façon détournée de se dédouaner de ne pas l’être.

Ensuite on peut se demander ce que Jésus-Christ est venu faire. Dans l’Evangile, il dit : « je ne suis pas venu pour les biens-portants mais pour les malades, je ne suis pas venu pour les justes mais pour les pécheurs ». Il est venu ouvrir un chemin de changement, d’amélioration, de progrès, de conversion proposé à tous. Ce chemin est proposé à tous : Dieu est un et Jésus dit « je suis le chemin, la vérité, la vie ». Il nous donne les Evangiles et l’Ecriture, tout un corpus de référence. Chacun de nous, nous nous situons par rapport à ce corpus de référence avec nos limites. Si notre communion au Christ ne nous permet pas d’assumer les limites alors c’est raté. La communion au Christ consiste précisément à ouvrir un chemin pour des gens qui ont des limites, des failles, des lacunes. « Je suis venu pour appeler les pécheurs à la conversion » ce n’est pas : « je suis venu pour consacrer leur manière de vivre ». C’est ouvrir un chemin, ouvrir une espérance, ouvrir un appel. Si je ne suis pas capable pour moi, pour ma vie, d’assumer cet écart entre l’évangile et ce que je vis je ne suis pas chrétien. Je ne suis pas encore arrivé à la vie chrétienne achevée.

Pour entrer dans ce chemin, on n’a pas forcément besoin d’une motivation de foi, mais de se poser des questions de sens : « Que veut dire de s’aimer ? Que veut dire s’engager l’un envers l’autre ? Quelle est la signification du mot « définitif » ? Que veut dire d’essayer de transmettre quelque chose à une autre génération ? A quoi cela sert-il ? Qu’est-ce que signifie la décision prise ? Où s’exerce la liberté puisque nous savons que c’est dans le choix de la liberté que s’exerce la fidélité à Dieu ? » Si on ne se pose pas ces questions de sens on ne mesure pas que l’on peut bouger, que l’on peut progresser. On reste devant des questions de conformisme et de reproductions de modèles (Ex. : les catholiques doivent faire ceci ou cela, mettre leurs enfants dans les écoles catholiques…)

Mon effort a donc été de reformuler les conditions d’un choix libre en direction des chrétiens en disant : « si vous voulez être vraiment disciples du Christ il faut que vous demandiez sérieusement ce que vous voulez et quels moyens vous prenez pour le faire. » Puisque nous sommes chrétiens il faut que nous soyons capables de comprendre ce que Dieu nous demande, et que la réponse n’est pas forcément stéréotypée.

Au fond, y-a-t’il un modèle de famille imposé par la doctrine catholique ?

Ce n’est pas la doctrine catholique qui fait que l’homme et la femme sont différents, que c’est mieux d’élever un enfant entre un homme et une femme qu’autrement. Les sociétés humaines ont codifié le système éducatif bien avant la doctrine catholique. L’adhésion au Christ donne un sens plus plénier à tout cela mais cela existe par ailleurs. La parole du Christ ne vient que confirmer cela. Elle pose une parole d’espérance, en particulier sur l’expérience familiale : dans les conditions que nous connaissons, l’union d’un homme et d’une femme de manière stable pour élever leurs enfants n’est pas irréalisable et peut même leur apporter beaucoup de joie. Aujourd’hui la majorité des gens qui vivent une vie de famille de ce type à travers le monde ne sont pas catholiques. Ce n’est pas le modèle de famille de l’Eglise ! C’est autant la doctrine catholique que la sagesse humaine.

Que dire à toutes les personnes qui sont dans des situations différentes ? Comment ne pas culpabiliser ceux qui ne rentrent pas dans le cadre et qui sont chrétiens sincères ?

D’abord il faut reconnaître que ces personnes sont confrontées à des situations difficiles. Mais le réalisme la foi n’est pas de dire que cela devrait être autrement. Quand je rencontre ces personnes, elles sont là dans l’état où elles sont. Comment puis-je les aider à progresser et à vivre quelque chose d’authentique ? Pas en leur disant que c’est un peu gros qu’elles n’aient pas réussi à se mettre dans une situation meilleure ou différente.

Si vous êtes dans la logique du système imposé il y aura toujours de la culpabilité. Mais si nous sommes dans la logique du sens (Qu’est-ce qui est bon pour l’homme ?) chacun sait que l’on n’arrive pas toujours à faire tout ce qui est bon, mais cela n’empêche pas que ce qui est bon n’est pas mauvais, et ce qui est mauvais n’est pas bon. Pour les divorcés remariés aussi nous buttons souvent sur la question du sens. La question n’est pas de communier pour être comme ceux qui communient mais de ne pas dire d’un côté : « je suis témoin ou j’essaye d’être témoin d’un don définitif » et de l’autre côté « si le don n’est pas définitif cela ne fait rien on peut faire comme si ». Il y a une logique dans les choses.

Ce modèle de la famille est une espérance et pas une condamnation. Pour une femme seule, une famille recomposée ou des gens qui vivent toutes sortes de situations, le fait qu’il y ait des gens qui réussissent (par grâce sans être forcément meilleurs que les autres) à vivre fidèlement leur amour, c’est une ressource pour tous. Que la famille soit forte est une ressource pour toute la société, ce n’est pas une ressource seulement pour les membres de la famille. On sait très bien qu’il y a un lien direct entre la qualité de la vie familiale et la qualité éducative. On sait très bien que dans l’échec scolaire l’équilibre familial est un élément déterminant. On sait que dans la délinquance juvénile l’équilibre familial est un élément déterminant. Ce n’est pas simplement une question morale pour eux, c’est une question d’équilibre de la société aussi.

Quel est le message du livre ?

Dans la société qui est la nôtre, compte tenu de tout ce que nous savons, de tout ce qui se passe autour de nous, la réussite familiale suppose du travail. C’est-à-dire qu’on ne peut pas se contenter de mettre les gens dans un bocal et de dire : du moment qu’il y a de l’oxygène cela va bien se passer. Il faut que les gens travaillent à leur réussite, plus peut être que dans d’autres époques où le consensus et l’environnement social les portaient. Si on veut sauvegarder cette unité il faut la travailler, il faut y passer du temps, de la même façon s’ils veulent apprendre l’anglais ou le piano. S’ils veulent réussir leur mariage, il faut que tous les jours ils consacrent du temps à leur famille. S’ils sont entrés dans le mécanisme de la boulimie d’activités qui caractérise notre société, ils se découvrent étrangers l’un à l’autre au bout de cinq ou dix ans, avec des préoccupations complètement différentes, ils n’ont plus rien à se dire et ils n’ont plus rien qui les unit. Si rien ne les unit plus ils n’ont plus qu’à se séparer, ce qu’ils font. Je milite pour que l’on dise que l’amour est un travail.

[1Pourquoi l’Église parle ? De quoi elle se mêle ? Quelle est votre qualification pour parler de cela ? Pourquoi pensez-vous que c’est mieux de se marier que de ne pas se marier ? Le mariage à l’essai n’est-il pas une garantie de réussite du mariage définitif ? Pour qu’un enfant soit bien reçu et bien élevé ne faut-il qu’il soit désiré et donc que l’on puisse ne pas avoir d’autres enfants que ceux qu’on désire ? Et pourquoi pensez-vous que c’est vraiment mieux que des gens qui ne s’entendent plus, qui ne s’aiment plus, qui ne peuvent plus se supporter continuent de vivre ensemble plutôt que de se séparer ? Ne vaut-il pas mieux qu’ils se séparent ? Et s’ils se séparent leurs enfants ne seront-ils pas moins malheureux que s’ils restent ensemble ? Les enfants d’une famille recomposée ne semblent-ils pas plus heureux que les enfants d’une famille unie ?

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