Aimer boire et chanter

Alain Resnais

Alain Resnais, 2014. Critique du père Denis Dupont-Fauville.

Le dernier film tourné par Alain Resnais est une sorte de condensé tant de l’inventivité créatrice que de l’exigence formelle de ce cinéaste.

Soit en effet trois couples, dans la campagne du Yorkshire, qui apprennent que leur meilleur ami est condamné à brève échéance par un cancer. Soudés pour le soutenir dans cette épreuve, ils lui proposent de les rejoindre pour répéter une pièce qu’ils doivent donner, en amateurs, peu avant la date prévisible de son décès.

Un tel argument pourrait laisser prévoir une longue méditation sur la mort, centrée sur l’homme qui est au centre de tous les regards. En réalité, c’est exactement l’inverse qui se produit : la pièce de Alan Ayckbourn donne à voir non pas l’évolution du malade, mais la révolution que sa maladie occasionne au sein des ménages qui l’entourent. Peu à peu, nous allons entrer dans l’intimité et l’histoire des protagonistes, découvrant notamment que chacune des trois femmes a intimement connu cet ami commun, mais sans que jamais une confrontation avec lui nous soit montrée. Plus encore : jamais le héros n’apparaîtra à l’image, alors que tous rêvent de le rejoindre ou même, dans le cas des femmes, de partir avec lui pour un ultime voyage aux Canaries…

Resnais va mettre en valeur cette pirouette scénaristique par un tourbillon de surprises dans la mise en scène. Les paysages réels du Yorkshire alternent avec des dessins de maisons ; les décors artificiels, où des assemblages de toiles peintes figurent autant de murs, s’inscrivent dans une ambiance volontairement irréaliste, où des lumières de projecteurs évoquent les teintes des saisons ; tandis qu’une musique souvent énigmatique scande la succession des saynètes, parfois relayée par le regard à la fois inquisiteur et myope d’une taupe surgie de sous terre pour occuper tout l’écran !

Au premier abord, c’est une impression de décalage qui domine. Lors de la scène initiale, les personnages ont l’air de parler faux… jusqu’à ce que le spectateur découvre qu’ils sont en réalité en train d’échanger les répliques de la pièce qu’ils préparent. De même, l’extrême dépouillement de la séquence finale, où un cercueil posé en terre n’est entouré que des six personnages désormais familiers, trouve un contrepoint déstabilisant dans la valse de Strauss sortie de nulle part qui retentit à toute force. Tout est apparence, mais les apparences sont multiples. Il faut aller au-delà des apparences, mais cela n’est possible qu’à travers elles, si bien que le fond du propos ne se peut déceler que dans les jeux de correspondances entre les diverses formes.

Plus que sur la vie elle-même, cet opus constitue une méditation à la fois jubilatoire et déchirante sur le couple. Ces hommes et ces femmes liés les uns aux autres par des promesses qu’ils ont faites en se sachant capables de les trahir, ces intimes qui parfois ne rêvent que de se séparer, ces binômes routiniers qui, à l’approche de la mort, découvrent en leur propre sein une force de vie qu’ils croyaient leur avoir échappé. Peut-être même s’agit-il des couples d’une génération : une seule enfant en est issue, adolescente et dont l’éclosion à la vie adulte devient un drame pour des parents habitués à se concevoir comme jeunes. Discrètement, Resnais va jusqu’à suggérer que ce rêve d’éternelle jeunesse, qui aura provoqué au moins un avortement au début de l’histoire, est précisément l’illusion à laquelle il faudra s’arracher pour que la vie puisse faire irruption au terme d’un long parcours, alors même que le constat des choses matérielles semblait conduire au triomphe de la mort. Si la jeune génération est encore privée de la parole et engluée dans l’image du néant, l’aboutissement de la quête des parents laisse espérer qu’une transmission, un peu miraculeusement, soit encore possible [1].

Ainsi, nous accompagnons trois couples, à travers une infinité de conventions, de petits rebondissements et de diversions échangées, jusqu’au moment où chacun d’eux pourra se parler en vérité : reconnaître la part de mort qui est en lui pour demander à l’autre la vie qu’il ne peut maîtriser, plus imprévisible que toutes les horloges, plus dépaysante que tous les voyages. À cet égard, l’idée qui consiste, à la fin du film, à faire enfin entrer chacun des ménages à l’intérieur de son foyer, selon des perspectives et dans des cadres très divers, constitue une merveilleuse et touchante parabole, quasi augustinienne, du consentement douloureux et salvateur à l’intériorité.

Qui est George ? Qui est ce héros dont tous parlent et que nous ne voyons pas ? Parmi les multiples possibilités, deux hypothèses dominent, sans s’exclure l’une l’autre. George peut d’abord se concevoir comme un “objet transitionnel”, comme celui qui permet à chacun de projeter ses désirs et de les mettre à distance pour accéder à la maturité. En ce sens, il est proprement irreprésentable : il ne peut être que phantasmé, s’inscrivant dans le temps propre à chacun. Mais l’invisibilité du personnage peut aussi provenir du fait qu’il est, non pas trop loin de la caméra, mais derrière elle : il s’identifierait alors avec le réalisateur, ne pouvant être vu parce que c’est lui qui donne à voir. Au-delà du théâtre, de la peinture et de la vie, au-delà de la volonté féminine et de la lâcheté masculine, au-delà de la terre et des rêves, « le cinéma c’est mieux » comme le dira André Dussollier à la fin du film. Parce qu’il permet de contempler la terre, les autres et la vie comme nous ne les avions encore jamais vus.

Denis DUPONT-FAUVILLE
22 septembre 2015

[1Le film forme évidemment un diptyque avec Vous n’avez encore rien vu, qui se finissait lui aussi sur un enterrement, mais avec une tonalité (de couleurs et de scénario) moins froide et moins sombre. Loin que la vie soit dépassée par l’art, l’art nous montre ici qu’une vie est encore possible.

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