Colloque de l’ISEO du 12-14 mars 2019, 2e partie (Jean-Claude Cochery)

Cette dernière partie couvre la doctrine de la justification dans l’économie du salut selon Paul, Matthieu et Jean ; Le rôle de la liturgie dans la doctrine de la justification ; Réponse pratique à la doctrine de la justification : éthique et justice sociale ; La doctrine de la justification face au défi des migrants dans la liturgie et la catéchèse ; et Le chemin qui nous attend

La doctrine de la justification dans l’économie du salut selon Paul, Matthieu et Jean
Si Paul s’impose évidemment, particulièrement dans l’épître aux Romains, comme la principale source scripturaire et clé herméneutique de la DC, Matthieu est également cité, ainsi que Jean. Mais au-delà de la doctrine de la justification, l’économie du salut dans l’Ecriture se présente de façon multiple. Rémi Fatcheoun, doctorant à l’Institut Catholique de Paris, Céline Rohmer, professeure de Nouveau Testament à l’IPT de Montpelier, et Nicolas Cernokrak, doyen de l’ITO Saint Serge, ont donc exposé tour à tour comment, pour chacun d’eux, la doctrine de la justification devait être interprétée dans le cadre de l’économie du salut, respectivement selon Paul, Matthieu et Jean.

L’analyse de l’Epître aux Romains pose à nouveau la question de la dualité d’interprétation de l’acte de justification : Dieu déclare-t-il seulement juste ou rend-t-il également juste le pécheur ? Or, en fait, cette dichotomie n’a pas lieu d’être si l’on considère que le même terme peut être utilisé en référence à deux interprétations de la justice, selon la loi ou selon la foi (Rm 3, 21-22 ; 27-31) : la justification selon les œuvres n’est que déclarative et porte sur l’accomplissement de la loi ; ce n’est pas un don, c’est un dû qui ne pût être l’objet de la promesse faite à Abraham qui n’était pas soumis au régime de la loi (Rm 4, 1-12) ; celle-ci n’advint, en revanche, qu’en vertu de la foi d’Abraham en la promesse qui lui fut faite et c’est cela qui lui fut compté comme justice (Rm 4, 13-25). La descendance d’Abraham, tant celle qui se réclame de la loi que celle qui se réclame de sa foi, est donc héritière de « la justice de Dieu par la foi en Jésus Christ pour tous ceux qui croient, car il n’y a pas de différence » (Rm 3, 21-22), en vertu de la promesse dont il fut dépositaire.

Si pour Paul, dans le contexte judéo-chrétien des premiers temps, la loi a pour fin la justice divine, pour Matthieu, un siècle après dans le contexte d’Antioche, c’est la justice divine qui repose sur le plein accomplissement de la loi. Or dans la DC, Matthieu est interprété à la lumière de Paul ; il est cependant nécessaire, au-delà de cette approche, de prendre en compte la pluralité d’interprétation Paul Matthieu qui fait l’unité du christianisme. Pour Céline Rohmer, la figure du juste chez Matthieu est incarnée par Jésus lui-même, qui dans sa trajectoire humaine accomplit pleinement la justice divine qui se manifeste selon quatre orientations :
1. l’acceptation de la Parole de Dieu comme critère de justice qui ne repose pas sur l’agir humain ;
2. l’acceptation de cette justice comme un don, en vue d’une relation de confiance à Dieu qui se concrétise dans un projet de vie dont la vocation est illustrée par le discours sur la montagne ;
3. l’espérance eschatologique du salut qui repose exclusivement sur l’accomplissement de cette vocation en relation au Christ et non sur l’illusion que l’on peut réaliser par soi-même son propre salut, comme le pense l’hypocrite qui confond le “faire“ avec le but ;
4. la vision d’un jugement final qui distingue ce qui relève ou non du royaume de Dieu, dont le résultat se joue dans le présent.
En conclusion, pour Matthieu, la justice de Dieu est un appel adressé au monde, et le juste est celui qui répond à cet appel quelque soient ses œuvres, étant entendu que cette réponse engage sur un chemin de justice ; la parabole de l’embauche des ouvriers à la vigne illustre cette compréhension d’une justice qui dépasse la justice humaine tout en l’assumant : les premiers ne sont pas lésés puisqu’ils reçoivent leur dû, mais les derniers sont reconnus de manière équivalente pour avoir également répondu à l’appel.

D’une façon générale, l’économie du salut qui ressort du récit biblique ne se limite pas à la doctrine de la justification : le corpus johannique notamment a une approche différente et moins juridique du salut. En effet, le quatrième évangile particulièrement met l’accent sur la Gloire de Dieu comme chemin de sanctification et de salut. Nicolas Cernokrak a ainsi mis en évidence la relation de continuité qui existe entre l’Ancien Testament et l’Evangile de Jean à propos de cette notion. Dans l’Ancien testament, Dieu inaccessible et insaisissable a manifesté sa puissance et sa gloire dans les Hauts Faits dont le peuple est témoin, en révélant simultanément sa présence, notamment dans la nuée, sans pour autant montrer son visage ; la nuée révèle ainsi la Gloire de Dieu tout en le cachant, afin de préserver son caractère invisible qui permet d’éviter qu’il ne soit réduit à une représentation imagée, source potentielle d’idolâtrie. Tel est le caractère antinomique de la Révélation biblique de la Gloire de Dieu dans l’Ancien Testament.

Dans l’Evangile de Jean, le Christ revêt la Gloire de Dieu qu’il rend visible dans sa personne et manifeste par son action ; Dieu est amour et lumière. En associant ses disciples à la révélation de son essence divine le Christ les appelle à contempler la Gloire de Dieu, en vue de leur propre glorification et sanctification. Mais dans la prière à son Père, Jésus ne limite pas l’accès à la Gloire de Dieu à ses seuls disciples, il prie aussi pour qu’elle soit révélée à tous ceux qui croiront grâce à leur témoignage. La Gloire de Dieu est ainsi la prémisse d’une vision face à face avec Lui au terme de l’Histoire. Or, si l’Evangile de Jean conduit à la perspective d’un salut universel pour le Monde, celui-ci reste pour chacun de nous en suspens : en effet, la vision de la Gloire de Dieu, si elle ne se traduit pas dans les faits par une reconnaissance qui implique un chemin de vie à l’image du Christ, ne saurait être authentique.

Le rôle de la liturgie dans la doctrine de la justification
La justification, en tant qu’elle a pour finalité la participation à la vie divine par la communion au Christ, doit aussi se traduire concrètement ici-bas dans la participation à la vie de l’Église. Pour Katerina Pekridou, dans la théologie orientale cette réalité engendre une dynamique qui s’actualise dans le cycle liturgique et se développe par le don de la grâce dans la pratique des sacrements, autrement dit par l’action de l’Esprit Saint source de la sanctification. Il y a donc une symbiose entre la sanctification de la personne tout au long de sa vie, qui conduit à sa déification, et le temps de cette sanctification qui « transforme le temps naturel en temps chargé de sens orienté vers le royaume de Dieu ». On peut comprendre ainsi que la liturgie en est la manifestation visible, dont les sacrements sont les signes. Le christianisme oriental a d’ailleurs tendance à substituer à la notion de sacrement celle de mystère, au sens où celui-ci renvoie à l’action salvifique de Dieu connue de lui seul ; ainsi peut-on articuler les différents paradigmes de justification, sanctification, déification dans cette dynamique salvatrice qui se matérialise dans la pratique ecclésiale des sept mystères enracinés dans le mystère primordial qu’est le Christ. Mais bien entendu, ce cheminement requiert le libre consentement de l’homme, qui permet la synergie entre la grâce divine et sa volonté propre.

Globalement, comme l’a rappelé Gilles Drouin, directeur de l’Institut Supérieur de Liturgie de l’ICP, l’Église catholique partage cette approche de la liturgie comme pratique et expérience vécue de la sanctification, bien que n’ayant pas recourt au concept de déification ; la liturgie de la vigile pascale notamment constitue un moment fort de cette expérimentation. Si la liturgie catholique se réfère davantage à la sacramentalité de la Parole de Dieu, la théologie du mystère mérite également d’être développée.

Pour William Gulliford, de la Communion anglicane, la systématisation de la théologie occidentale sur la justification nous a éloignés de cette expérience du salut vécue dans la liturgie.

Réponse pratique à la doctrine de la justification : éthique et justice sociale
Si les œuvres ne constituent pas le sujet de la justification, elles n’en sont pas moins l’objet de la réponse à l’accueil de celle-ci. Le paragraphe 43 de la DC pose, en effet, clairement la question des conséquences pratiques de la doctrine de la justification « dans la vie et l’enseignement des Églises », en ce qui concerne, entre autres, « le rapport entre justification et éthique sociale ». Les bonnes œuvres ne sont pas les conditions de la justification, mais elles en sont les conséquences et les fruits et engagent le chrétien justifié « qui vit en Christ et agit dans la grâce reçue » (37). L’action caritative fait donc intégralement partie de la mission du chrétien, au même titre que l’annonce de la Parole de Dieu et la célébration des sacrements ; c’est ce qu’a rappelé Dominique Fontaine, prêtre de la Mission de France et ancien aumônier du Secours catholique, en présentant l’action initiée par le rassemblement Diaconia à Lourdes en 2013, précisément pour mettre en œuvre cette action caritative. Ce fut l’occasion non seulement de redécouvrir le concept de diaconie qui renvoie au Christ et au service des plus pauvres, mais aussi d’en faire l’expérience grâce à la prise en compte de la parole de ces derniers recensée dans un livre des fragilités. Il s’agit d’une double expérience de salut : pour ceux-ci celle de la justification par la foi à la lecture de l’Evangile, pour les premiers celle d’œuvrer au service des pauvres non par devoir éthique, mais par amour et solidarité des uns envers les autres au regard de l’action salvatrice du Christ.

La diaconie, en tant qu’elle est démarche ecclésiale au service des pauvres, présente cette double dimension d’être interreligieuse et d’avoir une portée socio-économique en étant à l’écoute des besoins de ces derniers ; pour le pape François, comme l’a rappelé Dominique Fontaine, construire une Église pauvre avec les pauvres est le seul cheminement propre à sauver l’Église.

Cette dimension interreligieuse de la diaconie a également été soulignée par Olivier Brès, ancien secrétaire général de la Fédération de l’Entraide Protestante. En dressant le bilan des cinquante dernières années, celui-ci a notamment précisé que l’action caritative avait été longtemps précédée par l’engagement socio politique des protestants vécu comme réincarnation de la foi. Avec le développement des associations d’entraide à partir de 1974, la question s’est alors posée de choisir d’agir au sein ou non d’associations confessionnelles, et est alors apparu le besoin d’approfondir théologiquement le sens de la diaconie : si elle relève d’abord de l’œuvre de celui qui est justifié, celui qui est servi est-il aussi justifié ?
Dans le contexte contemporain de méfiance envers les pauvres, des questions demeurent sur la meilleure façon de permettre à chacun de prendre en compte son propre développement, en associant par exemple une offre spirituelle à l’action caritative. In fine, c’est encore dans la réciprocité que se situe la justification, si elle est comprise comme une forme de reconnaissance des uns par les autres ; la relation avec les pauvres est révélatrice de cette double dimension du salut dans l’œuvre de service.

La doctrine de la justification face au défi des migrants dans la liturgie et la catéchèse
La question de l’accueil des migrants ressort non seulement de l’action caritative, fruit de la grâce reçue dans le processus de sanctification de l’homme justifié, mais elle illustre, de plus, parfaitement cette réciprocité qui a pour conséquence d’opérer un déplacement dans nos pratiques liturgiques et catéchétiques pour les ouvrir à l’universalité du salut. Pour Ermanno Genre, Professeur émérite de théologie pratique à la Faculté de théologie vaudoise de Rome, l’accueil de l’étranger est non seulement un devoir éthique, mais il est intrinsèque à l’enseignement de la Bible et fait partie de la confession de foi de l’Ancien Israël, lui-même peuple de migrants. Le déplacement que l’accueil des migrants impose à l’ensemble des Églises est donc bien inscrit dans l’Ecriture et doit se traduire concrètement dans la liturgie et la catéchèse ; il s’agit, en effet, de vivre la diversité dans l’unité de la foi et d’être Église ensemble dans un mouvement qui prend forme précisément dans la liturgie pour nous constituer en tant qu’Église, et qui se développe dans la catéchèse. Une telle approche va à l’encontre d’un conservatisme qui ne serait qu’idolâtrie d’une forme liturgique.
Pour concrétiser le souci de l’étranger et sa prise en compte dans le domaine catéchétique, Ermanno Genre fait trois suggestions :
1. replacer le mystère de Dieu au centre de la transmission catéchétique par rapport auquel l’Église est ordonnée, évitant à faire de celle-ci un absolu ;
2. rappeler que la foi est d’abord un don de Dieu que l’on reçoit avant d’être l’explication de ce don dans la catéchèse ; la parole catéchétique peut ainsi revêtir un caractère pluriel en fonction des attentes de ceux qui sont accueillis ; 3. prôner l’humilité dans le discours catéchétique avec une méthode pédagogique adaptée à chacun, à l’image de Jésus qui définit son identité messianique dans les doux et humbles de cœur ; telle est l’attitude que doit avoir l’Église dans la transmission de son message, en renonçant à l’imposer par l’autorité du pouvoir.
En conclusion, la présence des migrants oblige ceux qui les reçoivent à sortir des spécificités confessionnelles pour développer une catéchèse commune et multiconfessionnelle.

Le témoignage de Sophie Stavrou, responsable orthodoxe de catéchèse, a apporté la confirmation concrète de la réciprocité entre l’apport aux migrants de la communauté qui les accueille et l’apport de ceux-ci à cette même communauté, telle qu’elle a été vécue par l’Église orthodoxe en France : celle-ci n’est-elle pas en effet, elle même pour une large part, une Église de migrants qui, de plus, vit continuellement l’accueil de nouvelles populations venant de pays orthodoxes ? C’est dans le domaine de la liturgie et de la catéchèse que l’interaction entre les pratiques des uns et des autres peut, en effet, donner lieu à des changements profonds. Malgré sa nostalgie vis-à-vis de sa propre origine, l’expérience de l’exil de l’Église orthodoxe a permis ainsi de révéler, d’une part la véritable richesse que peut constituer l’arrachement aux habitudes pour la revivification de la foi par un recentrage sur l’essentiel, et d’autre part son incidence sur le renouveau de la foi des communautés qui accueillent. Le paradigme de l’étranger et du migrant est une figure récurrente de la bible et un modèle pour le chrétien. En conséquence, l’Église orthodoxe est engagée dans une pratique œcuménique de la catéchèse qui se manifeste notamment dans la participation aux cours à trois voix de l’ISEO et dans un projet de catéchèse commune aux différentes confessions chrétiennes.

Pour l’Église catholique, en revanche, le passage d’un catéchisme abstrait et moralisateur, marqué par les controverses avec le protestantisme, à une catéchèse adaptée aux migrants n’est pas aisé. Comme l’a rappelé Joël Molinario, directeur de l’Institut Supérieur de Pastorale catéchétique à l’ICP, entre le concile de Trente et Vatican II, les catéchismes se sont en effet construits de façon polémique par opposition au luthéranisme avec l’effacement des références bibliques et l’accentuation de leur aspect hiérarchique et autoritaire. Les solutions pour sortir de ce passif se heurtent à l’absence de références théologale et familiale pour justifier la transformation de ce moralisme en valeur à réinscrire dans la foi. D’où l’obligation pour l’Église catholique de repenser la fonction catéchétique dans le cadre d’une pratique œcuménique, à partir des pratiques communes de prière pour l’unité.

Le chemin qui nous attend
Ce colloque aura apporté la confirmation que la Déclaration commune sur la justification a généré une dynamique dans les dialogues et les rapprochements œcuméniques, ainsi que dans des actions communes, non seulement sur les vingt dernières années, mais qui est également amenée à se poursuivre, en raison des actions déjà engagées et des questions non encore résolues qu’elle a suscitées. Le Dr Martin Junge, Secrétaire général de la Fédération Luthérienne Mondiale, a notamment évoqué la question des ministères et de l’eucharistie qui devrait être reprise dans le cadre de cette dynamique, en mettant en avant le souci pastoral ; il a par ailleurs suggéré l’opportunité de profiter des prochaines commémorations de la Diète de Worms en 2021 puis de la Confession d’Augsbourg en 2030 pour jalonner la progression commune sur le chemin ainsi tracé. Toutefois ce cheminement vers l’unité ne peut qu’être fondé sur la confiance, et serait vain s’il venait à se poursuivre au détriment de la position de l’un ou l’autre des partenaires. L’unité ne se décrète pas, c‘est un bien commun que nous recevons.

Mgr Didier Berthet, président du Conseil pour l’unité des chrétiens et les relations avec le judaïsme, a conclu ce colloque en rappelant les retombées importantes de la DC que les différentes interventions ont permis de mettre en lumière :
1. la dynamique paradoxale du consensus différencié devenu différenciant et son effet paradigmatique pour les chantiers à venir ;
2. l’approfondissement théologique de la DC à la lumière du dialogue entre le corpus paulinien et le récit de Matthieu, ainsi que son élargissement grâce à l’apport fondamental du christianisme oriental, qui met en exergue la déification, c’est-à-dire le renouvellement de la personne humaine sous l’action de l’Esprit Saint ;
3. la relation entre la justification et la question du salut, non réductrice à la seule question d’une confession de foi, mais impliquant la périchorèse des trois vertus évangéliques, foi espérance et charité, et qui ne saurait être déconnectée des chantiers dont l’Église est tributaire en vertu de sa mission, dans les domaines de la prédication et de la catéchèse notamment.

Nos Églises sont donc encore en chantier avec pour horizon la contemplation du mystère de Jésus qui doit nous unir, tel est le mot de la fin. (Fin)
Jean_Claude Cochery

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