Comment prier et méditer les Jours Saints par le cardinal Jean-Marie Lustiger

Intervention du Cardinal au cours des rencontres diocésains des 12 et 17 janvier 1989.

KT information N°72, mars 1989.

Aux catéchistes de Paris

Le Dimanche des Rameaux

La liturgie du Dimanche des Rameaux s’inspire de la Tradition de l’Église de Jérusalem dont nous avons une description très précise dans le Journal d’Ethérie, “pèlerine” du IVe siècle :

« Tout le peuple monte au Mont des Oliviers, à l’église de l’Eleona, et l’évêque aussi. On chante. On prie. Puis, on se rend au Mont de l’Ascension du Seigneur ; quand approche la 11e heure, on lit le passage de l’Évangile où les enfants avec des rameaux et des palmes accourent au-devant du Seigneur en disant : “Béni soit Celui qui vient au nom du Seigneur”. Aussitôt l’évêque et tout le peuple marchant derrière lui, l’escortant comme le Seigneur avait été escorté ce jour-là, descendent de la montagne jusqu’à la Ville, de là jusqu’à l’Anastasis (sanctuaire de la résurrection, le tombeau du Christ). Il est tard, mais on prie encore à la croix (le Calvaire), et on renvoie le peuple. »

Dans nos églises, après l’enthousiasme, après la joie renouvelée d’acclamer le Christ qui entre à Jérusalem, la sobriété austère de la messe qui suit nous étonne. Pourquoi, aussitôt après ce “triomphe”, nous conduire au Calvaire pour entendre le récit de la Passion du Christ ? Ce brusque changement de ton de la liturgie devrait nous faire souvenir, dit-on, de la versatilité de la foule, de l’ingratitude humaine et, pourquoi pas, de la nôtre ? Mais cette explication est bien courte.

En méditant cette entrée, il faut se souvenir que l’événement célébré par la liturgie concerne l’Achèvement de l’histoire, la venue du Seigneur dans la gloire à la fin des temps. Ainsi, la liturgie ne met pas en scène la versatilité de la foule ; elle nous invite à entrer dans le mystère de la Rédemption du monde. Avec les disciples (Luc 19, 37), donc avec le peuple de Dieu - saisis par l’Esprit et criant leur joie - nous anticipons le “moment” de l’achèvement de la Rédemption du monde : la venue du Christ dans la gloire à la fin des temps dont l’entrée à Jérusalem est la prophétie.

Seule la compréhension sacramentelle et historique de cette entrée dans la Ville sainte peut nous montrer que ce qui commence sous Ponce Pilate s’achèvera quand nous entrerons « en une foule immense de toute nation, race, peuple… debout devant le trône et l’Agneau, vêtus de robes blanches, des palmes à la main. » (Apoc. 7, 9). Jusqu’à ce qu’advienne ce Jour-là, l’Église, en participant à la Passion de son Seigneur, travaille la pâte du monde comme le levain enfoui. Jusqu’à ce que toute la masse soit levée (cf. Luc 13, 21).

Prier le jour des Rameaux, ce n’est pas chanter “Hosanna” en accueillant une joie fragile et fugitive, avant d’entrer dans la tristesse de la Passion du Christ ; mais c’est demeurer dans la joie et les larmes de la délivrance offerte : le cri messianique qui a déjà retenti dans la nuit de Bethléem a retenti de nouveau lors de l’entrée de Jésus à Jérusalem, pour illuminer aujourd’hui notre chemin - nous qui, désormais, sommes compagnons du Christ dans l’œuvre de la Rédemption. Ce jour-là - et il en est désormais ainsi jusqu’à l’Achèvement - personne ne peut faire taire les enfants de Dieu : « Si les disciples se taisent, les pierres crieront ! » dit Jésus.

La dimension cosmique de cet événement (les pierres elles-mêmes qui s’associent à la joie de la Délivrance) n’est perceptible qu’à l’échelle de l’Histoire. À ce propos, n’oublions pas l’antique coutume de prendre des rameaux bénits pour les porter sur les tombes, pour orner un crucifix. Ils sont des repères précieux de notre humanité et de son enracinement. Par ce rameau de Paix, nous saluons le Christ, “Soleil de justice” qui inaugure les temps messianiques ; par cet usage auquel est fidèle la piété populaire, nous découvrons, avec la tradition, dans la mort du Christ la gloire de la résurrection et sa puissance de vie. Par un simple regard quotidien, toute l’année, nous pouvons nous rappeler ce moment de gloire où l’esprit par notre bouche a acclamé le Salut qui vient.

Toi, Seigneur, que j’ai chanté, que j’ai béni au jour des Rameaux, accorde-moi la joie de la même action de grâce en cet instant où, peut-être, je vis la Passion.

Le Jeudi saint

Le mystère de la croix nous est déjà donné dans sa plénitude puisque le Christ offre et célèbre au Cénacle le sacrifice qu’il va accomplir le lendemain sur la Croix. Vraiment, c’est une bénédiction que l’institution de l’Eucharistie ait lieu avant la Passion. Le Seigneur nous instruit et donne d’abord à son Église, constituée par les Douze, la réalité sacramentelle de l’Amour, du pardon, de la Rédemption, le Sacrifice de l’Alliance nouvelle en son sang, avant de les entraîner, à sa suite, dans l’offrande de sa vie par le supplice de la croix. Comment réagirions-nous si nous étions face au Crucifié sans avoir d’abord reçu l’Eucharistie ? Probablement comme les passants qui, regardant la croix, sont pris dans les ténèbres (cf. Luc 23, 44), foudroyés par l’incompréhensible signe dressé entre ciel et terre.

L’attitude spirituelle du Jeudi Saint nous demande d’accepter la bénédiction que représente l’Eucharistie, dans la mémoire de la délivrance d’Israël. Dieu fait naître en nous la joie profonde de l’action de grâce. Demandez alors à Dieu, avec force, la grâce de le bénir dans l’Eucharistie et de recevoir le Corps livré et le Sang versé comme un don de paix, de bénédiction et de réconciliation.

En cette anticipation de l’épreuve qui doit venir, désirez que la Passion nous soit douce : d’abord, le Salut reçu ! Qu’elle nous soit communion et union au Christ, lui qui est« avec nous, tous les jours jusqu’à la fin des temps » (Mt 28, 20). Le mystère eucharistique nous est “transmis”, nous dit saint Paul, pour constituer l’Église tout au long de l’Histoire.

  • Le Christ nous donne son Corps et son Sang, vraie nourriture, vrai breuvage, Pain de Vie, gage de résurrection ultime.
  • L’Esprit saisit nos corps mortels, nous donne la Vie, nous transfigure, nous divinise.

Voici, au-delà de notre sensibilité et de ses obscurcissements, le signe et le gage de la Présence du Seigneur donnée à son Église et gardée dans son Église par son acte liturgique.

Rendez grâce ce jour-là, même si, pour quelque motif que ce soit, votre peine est grande ! Ne vous laissez pas accabler. Avec le Christ, rendez grâce. Épousez l’action de grâce de tout le peuple de Dieu. Laissez-vous porter par cette vague d’action de grâce, par les psaumes du Hallel (113 à 118) que le Christ chante cette nuit-là. Laissez cette action de grâce monter de plus loin que vous et vous porter au-delà de vous-mêmes. Car, à ce moment-là, vous accomplissez le mystère sacerdotal du peuple de Dieu.

Le Jeudi Saint, il vaut la peine de méditer la trahison de Judas. Ne pas prendre ce récit avec horreur, mais comprendre par la foi que cette trahison est le signe déchiffrable de la réalité du péché - infidélité, rupture, division - qui mène le Christ à la Croix. Et, pourtant, Judas n’est pas d’un autre bois que les Onze. Judas demeure pour nous un frère aimé et perdu que nous ne devons pas exécrer. Si Pierre pleure et reçoit la miséricorde, Judas désespère et se détruit. Mais c’est le secret de Dieu de savoir où l’a conduit son désespoir et jusqu’où l’amour du Rédempteur va le chercher. Le Christ l’a aimé et est mort pour lui aussi. Le Christ, descendu aux enfers, a parcouru tous les abîmes de la mort. Judas, brebis perdue, aurait-il le pouvoir de se dérober au Bon Pasteur qui veut le retrouver ? La trahison de Judas nous permet de mesurer la gravité de notre péché, d’éclairer le véritable enjeu de nos choix face à l’amour du Christ. A cet égard, le verset 23 "Et eux (les Douze) se mirent à se demander quel était donc parmi eux celui qui allait faire cela" est remarquable. Tous se jugent donc capables de trahir ! Ils sont moins sûrs d’eux-mêmes que nous.

La nuit du Jeudi Saint, priez la nuit !

Vendredi saint

Saint Luc nous montre les anges venus du ciel conforter Jésus (22, 43) lorsqu’il fut entré en “agonie” (littéralement “en combat”). Il priait « et la sueur devint comme de grosses gouttes de sang qui tombaient à terre ». Tragique combat cosmique qui va du ciel à la terre ! Comment nous représenter cette agonie ? Nous avons autant de mal à le faire que les disciples endormis de tristesse.

Priez pour ne pas entrer dans l’épreuve où Jésus est entré. Que dire de cette épreuve ? Le poids que porte à l’avance Jésus, le Saint de Dieu, pur de tout péché, c’est le drame insupportable du mal qui accable les hommes. Nous le supportons, parce que, aveuglés, nous ne savons plus reconnaître dans la mort, le mal et, dans le mal, le péché ; parce que nous n’arrivons pas à comprendre la mesure de l’état de rupture spirituelle dans lequel nous vivons. Le péché ne se révèle plus comme une blessure. La blessure ne se révèle plus comme liée au péché. Et la mort peut même parfois nous paraître séduisante. Sans qu’il s’en rende compte, l’homme cède à sa fascination, cède à l’envie de se détruire ou de détruire son frère. Dans la souffrance, Jésus voit l’abîme du mal et du péché ; il prend sur ses épaules le poids écrasant de ce mal et du péché. Dans sa sainte liberté, il porte nos souffrances et sa mort nous rend la vie.

Le Vendredi Saint, comment nous situer devant la croix du Christ ? Entrez dans le mystère de la prière persévérante. Priez pour ne pas entrer en tentation. Prenez le temps de méditer le mystère de la Passion. La piété populaire nous propose le Chemin de Croix. C’est très court, mais c’est une bonne manière de prier, même si les quatorze stations ne permettent pas de méditer tout le récit de la Passion. Mais, si vous avez le temps, prenez chaque moment de la Passion proclamée le Vendredi Saint et, guidés par la Parole de l’Évangile, contemplez le Christ. Écoutez-le. Partagez son silence. Patiemment, à la suite du Christ qui subit sa Passion par amour pour nous, peu à peu, dans votre cour, va s’inverser le scandale du mal. Non pas qu’il devienne compréhensible, mais supportable parce que porté par le Christ et avec lui. Le “mystère d’iniquité” (comme l’appelle saint Paul, 2 Th 2, 7) est vaincu par le mystère de la suprême justice et du pardon. Il faut persévérer dans la prière jusqu’à ce que nous prenions la mesure de notre péché, et la mesure du pardon que nous recevons, et la mesure de la miséricorde dont nous sommes désormais les ministres, les serviteurs, les témoins.

Il demeure que la souffrance des innocents, si nous la regardons vraiment en face, peut nous faire désespérer de la vie. Il nous faut vivre cependant, non par contrainte, mais parce que Dieu le demande. Il nous faut donc bénir Dieu pour la vie qu’Il nous donne, aimer les hommes en dépit du mal dont ils sont les auteurs et les complices. Faire du bien même à nos ennemis. Bénir ceux qui nous maudissent et donner une large mesure ! Un tel amour de la vie, un tel goût de vivre nous est donné par compassion, en partageant la Passion du Christ. Lui seul nous permet d’avoir compassion pour la passion de nos frères.

Le Vendredi Saint, cette méditation du mystère de la Croix nous fait entrer dans ce mystère de compassion qui est mystère de Rédemption. Il n’y a de vraie compassion que là où il y a Rédemption. Nous participons à l’œuvre de la Rédemption lorsque, par la foi, nous sommes unis à la prière de Jésus, lorsque l’Esprit nous donne le sens et la force de la “persévérance”. « Gagnez la vie par votre persévérance » nous dit le Seigneur (Luc 21, 19). Ne vous étonnez pas que ce soit difficile. C’est le point où les premiers disciples ont achoppé, eux qui laissèrent Jésus à sa solitude. Mais nous - comme eux, après la Pentecôte - par l’Esprit Saint qui a été répandu dans nos cours, nous avons reçu le pouvoir de répondre à l’appel du Christ à veiller et à prier avec lui.

D’ailleurs, ce moment le plus obscur nous introduit au Samedi saint.

Du Vendredi Saint à Pâques s’installe ce jour “vide”, à ne pas escamoter. Entre la Passion et la Résurrection, la liturgie maintient vide de tout acte liturgique ce temps où, selon le Symbole des Apôtres, le Christ descend aux “Enfers”, le séjour des morts, et récapitule l’Histoire.

Spirituellement, c’est le moment où l’Église elle-même vit, après la mort de son Seigneur, sa propre passion. Au « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » prononcé par Jésus sur la croix, correspond, pour la vie de l’Église, ce Samedi Saint où la Croix, dévoilée, est nue, où aucune Eucharistie ne peut être célébrée. L’Eglise, en deuil, prie son Seigneur absent, avant que n’éclate dans la nuit du Samedi Saint la splendeur de la Résurrection dans le sacrement baptismal. Lier le Vendredi Saint à Pâques en supprimant ce temps intermédiaire, ce temps du silence et de l’absence du Samedi Saint, cette distance et ce vide comme disent les mystiques, c’est mal comprendre le mystère de la Passion et de la Résurrection. On mesure mieux le sérieux, la gravité, mais aussi la grandeur du salut quand on saisit comment le silence et l’absence, dans le mystère de la Rédemption, sont constitutifs du salut. Voilà pourquoi ce Samedi Saint est un jour a-liturgique.

Le jour suivant, le dimanche, commence déjà avec la Vigile pascale. Sa liturgie, difficile mais somptueuse, nous fait récapituler en bénédiction toute l’histoire du salut des hommes, en action de grâce toute l’espérance du monde, et y inscrire notre propre baptême qui nous donne part à la Résurrection du Seigneur. L’Église, en effet, cette nuit-là, s’unit à son Seigneur ressuscité en baptisant les catéchumènes et en invitant tous les fidèles à se ressourcer dans la grâce initiale de leur baptême.

Pour accueillir le Ressuscité, demandez au Seigneur la grâce de la foi. Car, la foi est résurrection. Elle donne la vie aux âmes mortes. La foi que demande le Christ n’est pas un chemin de malheur ni l’exaltation de la souffrance. Si les chrétiens ont osé montrer la Croix comme le signe central de toute l’espérance chrétienne, c’est parce que la foi leur fait reconnaître qu’elle est l’Arbre de Vie. Le Seigneur est sorti du tombeau pour faire passer l’existence perdue des hommes dans la gloire divine, dans la plénitude de Dieu. Le Christ livre un combat victorieux contre le péché, le mal et le « dernier ennemi, la mort » (1 Cor 15, 26). Par cette victoire acquise dans le Christ, nous vivons, dans le temps de notre vie charnelle et mortelle, avec cette espérance. Nous sommes soutenus par la force de l’Esprit Saint que les Apôtres, témoins du Ressuscité, vont communiquer, en accomplissant la mission messianique de Jésus. Tant que dure l’Histoire, unis au Christ en sa Passion (« Ce qui manque aux souffrances du Christ, je l’achève dans ma chair en faveur de son corps qui est l’Église », écrit audacieusement saint Paul, Col 1, 24), nous annonçons parmi toutes les nations la grâce du salut du monde.

Les sacrements de l’Église nous communiquent le témoignage des Apôtres en nous unissant au Christ. Aujourd’hui et pour toujours, par le Baptême, nous formons un même être avec lui ; par l’Eucharistie, nous recevons de lui notre nourriture ; par le sacrement de Sa Miséricorde, le pardon de nos péchés. Le Christ nous donne ainsi le courage de vivre par Lui, avec Lui et en Lui selon la volonté du Père, dans la force de l’Esprit Saint. Ressuscité, il confie à ses Apôtres, à son Église, le gage sacramentel du Royaume à venir. Jusqu’à ce que vienne le Seigneur dans sa gloire, nous pouvons vivre ce temps de la nuit dans le secret de Dieu. Les sacrements sont les signes visibles du Seigneur ressuscité qui habite en nous, qui nous appelle pour agir dans ce temps de l’histoire jusqu’à ce qu’enfin nous soit donnée la joie promise, en plénitude.

Cardinal Jean-Marie Lustiger