Conférence d’ouverture du cardinal André Vingt-Trois lors de la journée d’étude “Discernement et maturation des consciences : approfondir les enjeux d’Amoris Lætitia”

Institut Catholique de Paris – Lundi 17 octobre 2016

Un appel missionnaire

Chers amis,

L’intitulé de l’exhortation apostolique est une indication précieuse sur l’esprit général de la réflexion du synode recueillie, transformée et élaborée par le Pape François : il s’agit d’un appel à l’espérance dans la force de l’amour. Cette force de l’amour est le ciment de l’expérience des familles, c’est pourquoi c’est une espérance. Cette tonalité est déjà un appel à un déplacement de nos réflexes spontanés qui, trop souvent, abordent les questions de la famille comme un terrain dangereux ou, au moins, problématique, quand ce n’est pas purement et simplement un terrain de combat.

Mais ce déplacement d’une vision relativement craintive ou pessimiste vers une vision optimiste et pleine d’espérance n’est pas le seul déplacement auquel nous sommes appelés. Il nous faut aussi entrer profondément dans la perspective fondamentale de la démarche du Pape. Il nous invite à considérer les réalités familiales d’un point de vue essentiellement pastoral, ce qui veut dire qu’il ne vise pas simplement à rappeler les convictions dogmatiques de l’Église sur la famille, ni à établir un catalogue de règles générales que nous devrions et que nous pourrions appliquer en toutes circonstances. Il veut au contraire nous impliquer dans un véritable travail qui consiste à reprendre et méditer le message du Christ et de la tradition chrétienne sur la famille et à chercher comment ce message peut nous aider à accompagner les familles dans les défis auxquels elles sont confrontées aujourd’hui. Contrairement à nos réflexes d’une culture technologique, nous ne devons donc pas attendre de cette exhortation apostolique qu’elle nous fournisse un « kit » de solutions applicables telles quelles à toutes les situations. Ce n’est pas le recueil d’une théorie parfaite qu’il nous suffirait d’appliquer, ce n’est pas davantage un code du permis et du défendu. C’est un appel à éclairer des personnes dans les situations où elles sont.

L’art de la pastorale n’est pas simplement une application automatique de lois générales à des situations particulières. C’est un art d’accompagnement dans l’amour que le Bon Pasteur porte à chacun de ceux qui lui sont confiés. Il convient donc de partir des personnes et des réalités telles qu’elles se présentent, de chercher à les comprendre, de scruter quels sont les éléments positifs sur lesquels pourrait s’appuyer un désir de conversion et de progrès, bref, d’exercer un discernement spirituel. Cet art du discernement ne peut se mettre en œuvre que si nous nous mettons sous la lumière du Christ et de ses appels à la sainteté. Pas plus que les appels du Christ à la sainteté ne visaient à enfermer ses auditeurs dans leurs faiblesses, le discernement spirituel ne vise à exclure les pécheurs, ni non plus à les conforter dans leur péché. Il vise à susciter chez eux le désir d’une vie meilleure et à fortifier la résolution pour prendre les moyens d’y parvenir.

Sans entrer dans un inventaire impossible, le Pape n’escamote pas les difficultés et les blessures qui frappent les familles à travers le monde et il invite les Églises particulières à affronter ces défis en n’oubliant jamais que la famille est un vaste tissu de relations qui ne se limite pas - comme nous le pensons trop souvent au couple des époux, éventuellement à quelques enfants - mais qui englobe plusieurs générations toutes solidairement liées. Cette mission d’accompagnement personnalisé suppose que la formation des personnes capables de la mener soit développée et sans cesse actualisée, de telle sorte qu’elle soit accessible à celles et ceux qui en ont besoin.

La journée de travail que nous ouvrons ce matin fait donc partie de l’immense effort de formation au discernement auquel nous sommes invités par l’exhortation apostolique. Mais ce travail n’est pas seulement un investissement dans la formation permanente, toujours nécessaire. Il s’inscrit, comme toute la démarche synodale, dans une dynamique missionnaire. En effet, le message d’espérance proclamé par l’Exhortation Apostolique s’inscrit en contrepoint de situations familiales particulièrement exposées pour des raisons différentes selon les continents et les pays. Les forces de dissolution qui menacent l’expérience familiale ne sont pas les mêmes partout : tantôt les guerres ou la misère économique disloquent les familles, tantôt la culture individualiste que nous connaissons plus directement ruine de l’intérieur les capacités à s’engager définitivement, tantôt des idéologies prônent une anthropologie incompatible avec l’engagement mutuel.

Quelles que soient les causes souvent cumulées des fragilités sociales du mariage, le résultat global revient à dissocier la sexualité humaine de l’amour interpersonnel et de l’engagement des personnes l’une envers l’autre. Nous ne manquons certes pas d’arguments anthropologiques pour mener ce combat, encore faut-il que nous en fassions l’inventaire et que nous ayons la capacité de les présenter sous l’angle de la raison et du bon sens. Mais nous ne pouvons pas oublier deux éléments déterminants propres à notre réflexion chrétienne.

Le premier est un élément théologique. La perception positive que nous avons de l’ordre de la création – de l’ordre de l’expérience humaine commune, originée dans l’acte fondateur de Dieu – cette perception positive marque l’anthropologie qui s’en déduit. Cette anthropologie est indissociable de notre foi au Christ Rédempteur. Nous savons et nous croyons que la raison humaine peut faire un authentique chemin de sagesse, et nous sommes disposés à nous engager, et nous nous engageons pour soutenir ce chemin de sagesse, pour fortifier ceux qui essayent de le mettre en œuvre et pour soutenir ceux qui s’y engagent. Mais nous savons aussi et nous croyons que la connaissance de Jésus-Christ qui s’est désigné lui-même comme la Vérité, le Chemin et la Vie, éclaire ce chemin de sagesse d’une façon incomparable et inaliénable. C’est pourquoi notre approche anthropologique, telle que l’exhortation apostolique nous invite à la vivre, ne peut jamais être dissociée de l’annonce du kérygme – du Christ Jésus de Nazareth mort et ressuscité pour le salut du monde. Cette annonce du kérygme nous fournit le fondement et le moyen de notre approche anthropologique. Autrement dit, nous croyons que nous sommes les mieux équipés pour entrer dans un dialogue anthropologique. Cette préparation et cette disposition à aborder l’expérience humaine avec une sympathie constructive s’enracinent chez nous dans la conviction du salut réalisé en Jésus-Christ. Nous ne pouvons prendre avec liberté les chemins communs que si nous sommes assurés de la particularité de notre identité chrétienne.

Le deuxième point est un élément ecclésiologique, en ce sens qu’il concerne la mission de l’Église. Comme nous le dit l’évangile de saint Jean : Le Christ est venu non pas « pour condamner le monde mais pour le sauver. » Évidemment, cette mission de salut du monde ne s’accomplit pas en masquant le mal qui est à l’œuvre ou en nommant le mal bien. A quelque degré que l’on prenne les évangiles, que ce soit quand le Christ enseigne et donne des signes du salut à travers les miracles, ou que ce soit sur le chemin de Jérusalem, dans sa mort et sa résurrection, jamais nous ne voyons le moindre signe de complicité active avec le péché. Il ne dit jamais à un aveugle qu’il voit, il ne dit jamais à un lépreux qu’il n’est pas lépreux, il ne dit jamais au paralytique qu’il n’est pas paralytique. Le signe du salut ne consiste pas à fermer les yeux sur le mal mais à affranchir du mal, à libérer du mal et à remettre l’homme dans la plénitude de ses moyens et de sa liberté. Cette mission salvifique s’accomplit en annonçant une bonne nouvelle : ce qui paraît impossible aux hommes est possible à Dieu et devient accessible dans le Christ. Ce qui paraît impossible aux hommes, ce que nous expérimentons ne pas pouvoir réaliser, le Christ nous annonce que Dieu le fait. Dieu le fait en guérissant, Dieu le fait en pardonnant, Dieu le fait en appelant. Cette action de Dieu, longuement développée depuis la création du monde à travers la révélation dans l’histoire d’Israël, s’accomplit dans la personne de Jésus qui ouvre l’accès au salut de Dieu, non seulement au peuple Juif porteur de l’Alliance, mais à toute l’humanité, en tout cas à tous ceux et à toutes celles qui cherchent à se convertir et à vivre selon cette bonne nouvelle. C’est donc la ligne de crête de l’action pastorale de l’Église qui appelle sans relâche à la sainteté, qui combat sans relâche pour que les petits et les pécheurs puissent oser croire que la sainteté est vraiment aussi pour eux, à partir de la situation qui est la leur, avec leurs limites, leurs faiblesses et même leurs péchés. Tout l’enjeu de l’entrée dans ce chemin de sainteté et de la progression à la suite du Christ, repose sur la détermination personnelle de la liberté de faire les choix nécessaires. Les choix nécessaires sont indissociables de la situation dans laquelle on se trouve et de la capacité que l’on a de trancher dans ce qui est notre existence. Nous savons comment le discernement spirituel est un instrument à la disposition de ceux qui veulent davantage, c’est-à-dire de ceux qui ne se satisfont pas de leur situation présente. Ceux qui veulent davantage sont engagés dans un chemin d’identification au Christ par lequel ils vont acquérir la liberté plénière de choisir la suite du Christ. Cela ne prédétermine ni les décisions concrètes que ce choix de sainteté nécessite, ni l’obligation personnelle où se trouve chacun de faire ces choix, ni la manière dont il va pouvoir y répondre.

Je souhaite que ces travaux que vous commencez vous aident à mesurer l’ampleur de ce discernement, non pas simplement comme une sorte de perfectionnement du dispositif pastoral, mais comme une prise de conscience du corps ecclésial dans son entier, de l’appel qui lui est adressé de réorienter, de réajuster, de recadrer ces éléments d’actions, ces modes d’approches, ces procédures, à la lumière de la Parole de Dieu, pour vivre la situation présente sur le mode d’un discernement qui comporte deux dimensions indissociables. Aucun d’entre nous ne peut les associer pleinement mais nous devons tous en conserver perpétuellement la présence, à savoir, d’une part un discernement qui concerne la plénitude de la situation universelle de cette dimension anthropologique de l’union de l’homme et de la femme, et la constitution de la famille, et d’autre part le discernement de la situation particulière des personnes auxquelles nous avons affaire. Nous devons essayer d’éviter du mieux que nous pouvons, de laisser les personnes auxquelles nous avons affaire, croire que leur discernement se limite à leur situation particulière et, dans leur situation particulière, se limite en plus à leurs intentions sans entrer dans l’engagement de leur liberté. Nous ne devons pas non plus laisser croire que la situation globale marquée de toutes sortes de façons, suffit à éclairer chaque situation particulière. Cette interaction entre la vision cosmique de la révélation de Dieu - des origines à la fin des temps, dans le cadre duquel se déploie le drame du salut -, nous n’y avons eu accès, historiquement, qu’à travers des situations particulières. Le destin de l’humanité s’est manifesté aux hommes à travers des événements historiques dont chacun était particulier, dont chaque époque était particulière, dont chaque conflit était particulier. C’est cette vision cosmique de l’histoire qui est intégrée dans la découverte historiquement progressive du Dieu créateur, du Dieu qui suscite l’Alliance, du Dieu providence qui accompagne son peule, du Dieu sauveur qui envoie les messagers pour appeler à la conversion, du Dieu rédempteur dans la personne de Jésus-Christ. C’est cette vision qui éclaire chaque situation particulière. Dans chaque situation familiale, il se passe quelque chose entre des gens qui ont des liens affectifs historiques, familiaux, etc. très forts. Il se vit des drames, il se vit des horreurs, il se vit des aventures extraordinaires… Notre travail à nous, c’est de tendre le doigt et de dire : Dieu était là et je ne le savais pas. Dans ces drames, dans ces relations, dans leur force, dans leur crise, dans leur évolution, c’est le destin de l’alliance entre Dieu et l’humanité qui est mis en œuvre. La mission de l’Église n’est pas de donner les solutions pré-écrites pour toute situation, mais de puiser dans la richesse de sa tradition pour aider les gens à comprendre comment leur situation particulière est concernée par l’appel de Dieu et comment Dieu permet de répondre à cet appel.

Je vous remercie.

+ André cardinal Vingt-Trois,
archevêque de Paris

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