Texte de la Conférence de carême de Notre-Dame de Paris du 10 avril 2022

Le dimanche 10 avril 2022, Mgr Jean-Louis Bruguès a donné sa sixième conférence de carême de Notre-Dame de Paris intitulée “Notre-Dame des ferveurs” du cycle 2022 “… voici la lourde nef”.

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Texte de la conférence
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Les conférences seront publiées dans un livre aux éditions du Cerf.

Du fond de la mémoire de Notre-Dame, monte un long cortège de formes floues. Là, frémissent de longs manteaux blancs, frappés de la croix rouge des croisés. Les moines-soldats du Temple sont venus souvent prier dans cette cathédrale qui avait été achevée au milieu du siècle précédent. Leur ferveur ne faisait pas de doute, pas plus que leur richesse, car ils avaient la faiblesse de servir de banque au roi. Or, le roi avait besoin d’argent, il décida donc de reprendre les cordons de la bourse. Choix habile : on n’a jamais beaucoup aimé les banquiers. De fait, les Templiers faisaient l’objet de rumeurs malveillantes : hérésie, idolâtrie, sodomie, simonie… les griefs à l’encontre du clergé ne varient guère à travers les siècles. Il suffisait de les transformer en accusations formelles : 231 dépositions furent ainsi recueillies sur 60 mètres de parchemin que j’ai pu consulter, lorsque je dirigeais les Archives du Vatican. Choix injuste : dans le conflit qui opposait le pape au roi, les Templiers prenaient le plus souvent le parti du second. Choix illégal enfin : Philippe le Bel eut recourt à une procédure judiciaire qui dépendait exclusivement du pape et des évêques. Le résultat fut brillant. Les caisses de l’État se trouvèrent renflouées, sans grands frais, la papauté était affaiblie, le clergé de France mis au pas, en quoi on peut voir là les premières amorces du gallicanisme. Les apparences étaient sauves, puisque l’absolution sacramentelle fut concédée à ceux qui se repentaient. Il ne restait plus au pauvre Grand-Maître, qui avait témoigné d’une grande maladresse, qu’à finir sur le bûcher, érigé sur le parvis de la cathédrale. Jacques de Molay et son compagnon emporteront dans l’éternité la vision de Notre-Dame. Des historiens datent de ce moment la naissance de la nation française, dans le sang et le feu.

Ici encore, dans cette même église, un tout jeune homme s’apprête à être couronné. Il est déjà roi d’Angleterre, mais on l’a persuadé de régner aussi sur notre terre. Il fallait répliquer à l’aventure singulière d’une jeune fille venue de la campagne lorraine qui avait redonné espoir à la nation, galvanisé les troupes et conduit à Reims le « petit roi de Bourges » pour y recevoir la couronne légitime. Autre temps, autre bûcher, à Rouen cette fois-là. Mais c’est à Notre-Dame que la mère et le frère assisteront au procès de réhabilitation de celle qui tenait tellement à son titre de Pucelle. Là encore, le sanctuaire accueille une jeune femme arrivée des frimas de l’Ecosse. Elle se rend à Notre-Dame avec la cour des Valois ; le décès de son mari, un souverain éphémère, l’oblige à reprendre la mer. Intrigues, trahisons et guerres de clans, haine des presbytériens envers les « papistes », sans compter une vie sentimentale heurtée : Marie abdique et se réfugie auprès de sa cousine qui la place en détention. Elle passera 19 ans en prison, presque la moitié de son existence ! Alfieri, Schiller et Stefan Zweig voulurent en faire une héroïne romantique. N’avait-elle pas pris comme devise : « En ma fin gît mon commencement » ? Marie Stuart écrivit longuement à Sixte-Quint. Les Archives ont montré ce touchant document en plusieurs expositions, la dernière fois en 2012. Rédigée en français, sur un parchemin jaunâtre, la lettre témoigne d’une extraordinaire force de caractère. De sa geôle, Marie Stuart informe le pape de ses souffrances qu’elle accepte avec tranquillité : « Maintenant, Très Saint-Père, il a plu à Dieu de permettre pour mes péchés et ceux de cette île malheureuse (…) qu’après vingt ans de prison, je sois réduite à un strict enfermement et finalement condamnée à mort… ». Elle professe sa foi catholique et recommande son âme à Dieu. La lettre arriva à Rome après que le bourreau de Londres eut fait son travail.

C’est une autre reine qui se dirige vers Notre-Dame pour y être couronnée. Elle se présente seule, en grand habit de deuil, contrairement aux usages, car son mari a été assassiné quelques jours auparavant, tout près de là, rue de la Ferronnerie. La France ne connaît pas la paix : des troubles à l’intérieur, l’ennemi aux portes du pays. C’est l’un des plus grands orateurs qui prononce sous les voûtes de Notre-Dame, devant toute la Cour assemblée, l’oraison funèbre du prince de Condé, le vainqueur de Rocroy où la France fut sauvée : « Il paraît en un moment comme un éclair dans les pays les plus éloignés. On le voit en même temps à toutes les attaques, à tous les quartiers (…) il semble qu’il se multiplie dans une action ; ni le fer ni le feu ne l’arrêtent. Il n’a pas besoin d’armer cette tête qu’il expose à tant de périls ; Dieu lui est une armure plus assurée ; les coups semblent perdre leur force en l’approchant, et laisser seulement sur lui des marques de son courage et de la protection du Ciel ».

Au matin du 4 mai 1789, sous un dais de tissu d’or, Monseigneur l’Archevêque de Paris portait le Saint-Sacrement dans un ostensoir flambant comme le soleil : au cours de la messe du Saint-Esprit, les trois Ordres du royaume Très- Chrétien demandaient à Dieu d’éclairer les travaux de l’Assemblée des États-Généraux qui allait s’ouvrir le lendemain. Moins de quatre ans plus tard, c’est-à-dire le temps d’un soupir aux yeux de l’Histoire, Louis XVI avait été conduit à l’échafaud, sa femme et sa soeur s’apprêtaient à le suivre, son fils devenait le petit prince de tous les enfants maltraités, la guillotine, les fusillades et les noyades marchaient à plein régime, la monarchie était abolie, la république instaurée, le droit changé de fond en comble, la patrie proclamée en danger, la Vendée dévastée, la foi chrétienne déclarée hors-la-loi et ses prêtres, ses religieux et ses fidèles, persécutés. « Vous n’arriverez à rien, prévenait Mirabeau », si vous ne déchristianisez pas la Révolution ». La vie de la reine Marie-Antoinette qui est venue si souvent à Notre-Dame offre un raccourci, un « digest », de cette page étonnante, comme l’Histoire n’en a guère connu de semblables. Il suffirait d’évoquer en des images ressassées la légèreté de son insouciance, ses toilettes fabuleuses, mais encore ses goûts champêtres, et puis Varennes, le Temple, la Conciergerie, la séparation d’avec ses enfants abandonnés à un sort redoutable, un procès ignoble… et puis encore, ces quelques lignes jetées à la hâte, sur une feuille de fortune que conservent les Archives du Vatican. Les grands ne deviennent vraiment grands qu’au travers de grandes épreuves. L’écriture est assurée, presque tranquille. Faisant à peine référence à sa douleur, elle trouve le courage d’offrir des vœux de nouvel an : nous sommes aux premiers jours de 1793, l’ex-reine ne célèbrera pas l’année suivante !

La sainte fureur contre la royauté et le christianisme jeta à terre les statues des rois de Juda confondus avec les souverains de France ; ils les cassèrent si bien qu’il n’en resta rien, à l’exception de celle d’Adam, comme si l’Histoire devait retourner à ses origines… Le sanctuaire fut souillé par des cultes déraisonnables, puis changé en magasin de vivres. Sans flèches – égalité oblige -, sans clochetons, les fenêtres béantes, colonnettes et gargouilles brisées, portails vides de figures, les sculptures épargnées démantelées et branlantes, c’est une église dévastée et mutilée qui fut rendue au culte. Le grand tableau de David, œuvre de communication avant l’heure, ne doit pas faire illusion : à la hâte, car il s’agit de préparer un autre sacre, l’avènement de l’empire, on s’efforce de cacher les plaies, ici en accrochant des tapisseries, là en construisant des tribunes éphémères ; tout cela ne fait qu’ajouter de nouvelles dégradations à la ruine. La cathédrale n’avait pas eu souvent l’occasion d’accueillir un pape : Pie VII, quelque peu contraint, il est vrai, avait accompli le voyage de Rome. Il retournera une seconde fois en France, cette fois-là comme prisonnier, jusqu’à ce que la tiare finisse par s’échapper des serres de l’aigle… En 1840, alors que les révolutions ont ouvert de nouvelles plaies, on se demande si Notre-Dame doit être réparée… ou démolie. Victor Hugo et Viollet-le-Duc, chacun à sa manière, lui épargneront une mort certaine.

Un siècle plus tard, en août 1944, le général Dietrich von Choltiz, qui commande les troupes allemandes de la capitale, refuse les ordres de Hitler lui demandant de détruire la ville et notamment de brûler Notre-Dame. « Paris, depuis plus de quatre ans, était le remords du monde libre. Soudain, il en devient l’aimant », a-t-on écrit. La renaissance passe par Notre-Dame. Alors qu’on se bat encore dans la ville, le général de Gaulle et le général Leclerc se rendent dans la cathédrale, après avoir descendu les Champs-Élysées sous les acclamations de la foule. Les temps ont changé. Clémenceau l’anticlérical avait refusé d’assister au Te Deum qui marquait la fin de la première guerre. Les deux généraux qui symbolisent la libération du pays au terme du second conflit n’hésitent pas, eux, à participer aux vêpres. Un feu nourri les accueille sur le parvis. Les Mémoires de guerre rapportent la scène : « Le Magnificat s’élève. En fut-il jamais chanté de plus ardent ? Cependant on tire toujours (…) les projectiles, dirigés vers la voûte, arrachent des éclats, ricochent, retombent. Plusieurs personnes sont atteintes ».

Et c’est encore à Notre-Dame que se perpétue la tradition des obsèques nationales : Louis Pasteur, Maurice Barrès, maréchal Foch, Carnot, Doumer et Poincaré, tous trois présidents d’une République qui, si elle n’avait pas inventé à proprement parler la laïcité dite à la française, lui avait du moins fourni la cadre juridique que nous utilisons encore. La litanie s’égrène avec la même régularité à l’époque contemporaine : Paul Claudel, le converti de Notre-Dame, maréchal Juin, François Mauriac, général de Gaulle, président Pompidou… La surprise vint un peu plus tard. Celui qui avait prévu pour ses obsèques des roses-thé, symbole de l’immortalité chez les anciens Romains, et des iris d’où viendraient les fleurs de lys, avait laissé à son chevet un billet sibyllin, écrit de sa main : « Une messe est possible ». Elle fut célébrée, en effet, avec toute la solennité requise. Le président Mitterrand réconciliait ainsi le socialisme qu’il incarnait avec la tradition nationale.

Le gros bourdon, Emmanuel, la seule cloche ayant échappé aux fureurs révolutionnaires, sonna aussi le glas, bien sûr, pour des figures emblématiques de l’Église de notre temps : sœur Emmanuelle, cardinal Lustiger, qui avait proposé la lecture la plus profonde, et en un sens la plus originale de sa cathédrale, enterré en ce même lieu, en présence du Président de la République, Jean-Paul II enfin, le seul pape à être venu deux fois à Notre-Dame.

La mort, la mort. Notre-Dame s’est familiarisée avec elle tout au long des siècles. En réalité, elle l’a rencontrée au tout début de son histoire. L’évangile raconte cette terrible scène : tandis que l’armée céleste chante les louanges de Dieu, parce que venait de naître l’enfant qui devait racheter du péché du monde et rendre à nouveau accessible le chemin de la béatitude, une autre armée, bien terrestre celle-là, animée de motifs politiques, s’en prenait à des enfants tout aussi innocents. « Alors Hérode, se voyant joué par les mages, envoya tuer dans Bethléem et son territoire tous les enfants mâles jusqu’à deux ans… Une voix s’est fait entendre dans Rama, des pleurs et une longue plainte, c’est Rachel qui pleure ses enfants et ne veut pas être consolée » (Mt 2, 16-17). Le peintre Memling qui a fourni le fil conducteur de plusieurs de ces conférences place ce massacre en contrebas de l’Annonciation faite à Marie et de la crèche. Ici, la douceur d’une nouvelle aurore, là, l’horreur de l’innocence bafouée : des chevaux foulent sous leur sabots une mère qui tente de protéger son fils, tandis que des soldats cuirassés en poursuivent une autre qui emporte le sien dans une vaine échappée…

Notre-Dame témoigne ainsi de la proximité de la beauté avec la mort. « La mort et la beauté, écrivait Victor Hugo, sont deux choses profondes / qui contiennent tant d’ombre et d’azur qu’on dirait / Deux sœurs également terribles et fécondes / Ayant la même énigme et le même secret ». C’est que la beauté fait naître en nous la nostalgie de quelque paradis perdu, mais elle annonce aussi un paradis futur, un monde de communion universelle et de bonheur partagé. Inspirée par l’Esprit d’amour, elle nous apprend à aimer ce qui est. Comme l’avançait Plotin, elle rend l’être plus intense. Elle nous lave, à la manière de l’Esprit purificateur, de notre obsession à vouloir tout maîtriser, car elle-même ne maîtrise rien, pas même les émotions qu’elle suscite. Et quand ces émotions se font trop fortes, au point que notre cœur se gonfle d’angoisse, elle vient nous consoler, elle qui est un reflet de l’Esprit consolateur. Alors que nous nous sommes habitués à tout voir, à tout entendre, à nous installer dans un confort blasé – que peut-il y avoir de nouveau sous le soleil ? soupirait déjà le sage de l’Ecclésiaste -, elle surprend et éblouit, comme nous illumine l’Esprit de lumière. En réalité, la beauté attend peu de chose de nous : contempler, puis ouvrir notre porte.

Paul Valéry a décoché ce trait de génie : « Le beau, c’est ce qui désespère ». Il ne désespère pas à force de larmes, de tristesse ou de mélancolie : la beauté n’est pas nécessairement romantique. Il nous désespère parce qu’il nous conduit au-delà de notre attente d’un monde capable de forger par lui-même la perfection. Il transfigure toute chose et convertit, par exemple, la douleur en douceur, comme chez Schubert, et la frivolité en grâce, comme chez Rameau ou Satie. Ce faisant, la beauté, ici, à Notre-Dame, joue le rôle de pierre d’attente. Les Pères de l’Église évoqueraient à ce sujet une preparatio evangelica, une mise au diapason du cœur humain de la bonne nouvelle. La beauté ouvre aux mystères de l’espérance pour tous.

Dans son encyclique Spe salvi, Benoît XVI rappelait que si « il y avait eu des conversions dans les couches aristocratiques et cultivées », « la Première Épître aux Corinthiens (1, 18-31) nous montre qu’une bonne part des premiers chrétiens appartenaient aux couches sociales basses et, précisément pour cela, étaient disposés à faire l’expériences de la nouvelle espérance… » (§ 5). En réalité, il en fut ainsi à tous les siècles. Il ne faudrait pas que les pages brièvement arrachées à nos livres d’Histoire, comme nous venons de le faire, laissent croire que Notre Dame a été le temple des grands. Elle a d’abord été, elle reste aujourd’hui, l’église du peuple, de tout le peuple. C’est que Vers la lourde nef qui donne le titre à ces conférences, « Nous ramerons des reins, de la nuque, de l’âme, / Pliés, cassés, meurtris, saignants sous notre chaîne ; / Et nous tiendrons le coup, rivés sur notre rame, / forçats, fils de forçats aux deux rives de Seine, / galériens couchés aux pieds de Notre Dame » (Charles Péguy).

Notre-Dame, « refuge des pécheurs », répètent les litanies : que de misères confessées, que de pleurs versés qui n’ont laissé aucune trace dans l’Histoire, que de changements de vie, que de conversions ! « Parfois tous nos sens s’ouvrent sur le monde comme autant de blessures béantes », laissait échapper un auteur contemporain (Marcel Jouhandeau), tandis qu’au long des jours la Mère accueille sans se lasser de semblables lamentations pour les transmettre à son Fils. Elle est ce visage attentif qui se penche sur nos misères. A Cana, n’avait-elle pas vu, seule parmi les convives, que le vin venait à manquer et que la noce menaçait de s’éteindre dans la tristesse ? « Tout ce qu’il vous dira de faire, faites-le », dit-elle aux serviteurs de l’époque et à tous ceux qui mettent leur foi en elle (Jn 2, 5).

Notre-Dame, « santé des malades », implorée à chaque épidémie. Au temps de la Peste noire, au milieu du XIVe siècle, 500 personnes trépassaient chaque jour à l’Hôtel-Dieu qui, voisin de la cathédrale, en représente la figure caritative. A chaque siècle, la peste réclame son tribut : 25 000 morts pour la seule année 1562 ; puis ce sera le choléra au XIXe siècle… Chaque fois, on réclamait la bénédiction divine, afin de « remédier aux langueurs des âmes et des corps », selon la prière prévue spécialement pour ce temps d’épreuve. Les épidémies changent et se renouvellent, mais la peur qu’elles inspirent reste la même, nous le voyons bien en ces temps de coronavirus. Les Lumières du moment ont estimé que les progrès de la médecine dispensaient les croyants, réunis en assemblée, de se tourner vers les saints protecteurs : si elle n’était pas restée fermée en raison des travaux, Notre-Dame aurait subi le sort de toutes les églises de France, le confinement.

« Notre-Dame, mère du Créateur / Mère du Sauveur / Mère de la grâce divine », nous font répéter les litanies. Le Concile de Vatican II a ajouté : « Mère de l’Église ». Dans un bourg de mon diocèse, frappé de déchristianisation depuis longtemps - il n’y avait pas eu de confirmation depuis plus de vingt-cinq ans -, six adolescents, sortis d’on ne sait où, avaient créé une école de prière. Leur évêque voulait évidemment les connaître : ce fut la plus belle des soirées au cours de laquelle les questions fusaient de part et d’autre. « Pour vous, demanda l’un d’eux, qu’est-ce que l’Église ? » Les mots venaient d’eux-mêmes, forcément approximatifs : « L’Église donne la vie, elle enseigne, elle conseille, elle corrige, elle console : c’est bien pour cela que nous disons qu’elle est une mère. J’aime me tourner vers elle comme on s’adresse à sa propre mère ». L’assistante pastorale qui accompagnait ce petit groupe marqua son étonnement : « Une mère ? Ne croyez-vous pas que c’est là un vocabulaire désuet ? Nous, nous ne l’employons plus ».

Pour comprendre une telle réaction, il faudrait avancer, bien sûr, les incertitudes et les bouleversements qui affectent de nos jours paternité et maternité, ou les querelles du genre. Il faudrait encore y voir une réaction contre un risque supposé d’infantilisation des croyants et une mentalité de « suivisme », mais la source est à rechercher beaucoup plus loin, jusque dans les murs. Si vous aviez connu Notre-Dame à ses origines, vous auriez compris que les architectes avaient prévu pour elle une échelle qui la faisait émerger des toits voisins, à la manière dont une poule couve maternellement ses petits. Le bâtiment n’était jamais isolé. La Renaissance et la période baroque se sont employées à rénover le tissu urbain médiéval en changeant les perspectives : la cathédrale, désormais bien dégagée, devait dominer la place elle-même aménagée de manière spectaculaire. Les raisons de ce processus se trouvent dans une nouvelle conception de l’architecture, héritée de l’encyclopédie des Lumières et connue sous le nom d’art autonome. Il s’agit – il s’agit encore - de définir un modèle de style et de rejeter tout ce qui, autour de lui, pourrait apparaître comme impur. A Reims, à Amiens, à Metz et à Paris où la destruction de l’environnement a été systématique, de grands espaces vides permettent de bien voir des façades désormais sans échelle et privées de leur signification symbolique. L’église devient un monument qu’il faut pouvoir détailler sous tous ses aspects et non plus la maison où les enfants de Dieu se rassemblent sous la protection d’une mère qui implore pour eux les bénédictions du Ciel. L’alerte a été lancée depuis longtemps. En 1942, un article déplorait la taille de certains parvis : « Les cathédrales étaient faites pour être vues dans un cadre que l’on a détruit, dans un milieu qui n’est plus… C’est de tous côtés l’insensé le plus parfait… Isoler un édifice sans se soucier des principes (qui ont présidé à sa création), c’est à la fois violer l’histoire, la volonté des architectes médiévaux et l’esthétique ». Le goût contre le sens, l’histoire contre l’origine, le monument au détriment de la porte du Ciel.

Dans quelque temps, la cathédrale de Paris sera enfin ouverte. Notre-Dame des douleurs dont les complaintes occupaient la première de ces conférences redeviendra Notre- Dame des ferveurs. Attiré par sa beauté, on y viendra admirer une œuvre d’art ou saluer quelques hauts faits du pays. Nulle part ailleurs dans le monde, sauf à Rome peut-être, on ne trouve de temple si riche de mémoire nationale. Mais l’essentiel sera bien ailleurs. La cathédrale est d’abord une église, c’est-à-dire le lieu de prière et d’adoration d’une communauté unique, le Corps mystique du Christ. Elle a été voulue telle par ses fondateurs évêques ; elle l’est restée, malgré les traverses de l’Histoire, grâce à la fidélité du peuple chrétien ; elle poursuivra demain sa divine mission, jusqu’à ce la Providence lui fixe, à elle comme à toute chose sur terre, un terme.

La cathédrale est dédiée à la Mère de Dieu. Une hymne vieille de plus de mille ans salue en elle l’« étoile du matin ». La vie est comme un voyage sur la mer de l’histoire, rappelle Spe Salvi ; nous y affrontons l’obscurité et la tempête ; aussi scrutons-nous les astres pour qu’ils nous indiquent la route. Marie est l’étoile de l’espérance. Par son « oui », elle a ouvert à Dieu lui-même la porte de notre monde. Elle se tient présente au milieu de ses enfants, elle les prend par la main et leur enseigne à aimer et à croire que la verte espérance finit par triompher de toute lassitude, de toute incertitude, de la crainte tenace de l’anéantissement. Sa tendresse secourable nous saisit quand se présente à chacun l’heure de la dernière épreuve.

« Étoile de la mer voici la lourde nef
Où nous ramons tout nus sous vos commandements ;
Voici notre détresse et nos désarmements (…)
Reine qui vous levez sur tous les océans,
Vous penserez à nous quand nous serons au large
Aujourd’hui c’est le jour d’embarquer notre charge
Voici notre appareil et voici notre chef (…)
(…) Et il tiendra la mer : car nous le chargerons
Du poids de nos péchés payés par votre fils »
Charles Péguy

Notre-Dame des ferveurs

« La mort et la beauté [sont] deux sœurs également terribles et fécondes » (Victor Hugo). Notre-Dame témoigne de cette proximité-là : que de grandes figures fauchées, que de misères confessées, que de drames, que de conversions ! On salue en elle le refuge des pécheurs et la santé des malades – même en ces temps d’épidémie - ; on vénère la reine des peuples et la mère de tous. Nous qui affrontons l’obscurité et la tempête, nous ne manquons pas de scruter les astres pour nous guider : Marie, étoile de l’espérance.

Chaque dimanche, conférence à 16h30, prière à 17h15, vêpres à 17h45, messe à 18h30 à Saint-Germain l’Auxerrois.

Diffusion en direct à 16h30 sur France Culture ; en différé, à 17h30 sur KTO télévision et à 19h45 sur Radio Notre Dame.

Carême 2022 – “... Voici la lourde nef !”

Carême 2022 – “... Voici la lourde nef !”