Conférence du cardinal André Vingt-Trois : Les chrétiens et le « vivre ensemble »

Milan (Italie) – Mercredi 2 mars 2016

Invité par le cardinal Angelo Scola à participer à son initiative Dialoghi di Vita Buona – Milano Metropoli d’Europa, le cardinal Vingt-Trois s’est rendu à Milan le 2 mars 2016. Il est intervenu au cours d’une conférence-débat aux côtés de la présidente de la RAI, Monica Maggioni et du président de l’association des industriels de la province de Milan, Assolombarda, Gianfelice Botturi. L’archevêque de Paris y a notamment développé une réflexion sur les fragilités de notre société révélées par les attentats de 2015 à Paris.

Conférence du cardinal André Vingt-Trois : Les chrétiens et le « vivre ensemble »

Les chrétiens et le « vivre ensemble »

Permettez-moi d’abord de vous remercier de m’accueillir dans la prestigieuse ville de Milan et de remercier particulièrement Son Éminence le cardinal Angelo Scola qui a bien voulu m’adresser votre invitation. Permettez-moi aussi de vous présenter mes excuses si je m’adresse à vous en français. La langue italienne est trop belle pour que je lui fasse subir un traitement barbare.

Le sujet de notre réflexion concerne le « vivre ensemble » dans la société contemporaine et je voudrais vous partager quelques réflexions inspirées par les attentats terroristes que nous avons vécus en France au cours de l’année écoulée. Ces événements dramatiques concernent directement le « vivre ensemble » dans la mesure où le but affiché par leurs organisateurs qui se réclament de l’état islamique, est de provoquer une fragmentation de la société civile et une méfiance des communautés les unes envers les autres qui devraient conduire, selon leur vœu, à une sorte de guerre civile leur ouvrant les portes d’une domination du soi-disant « califat » sur les démocraties occidentales incapables de préserver leur unité nationale.

1. Les attentats comme « révélateur »

Les attentats dont nous avons été victimes en 2015 ont joué un rôle de « révélateur » sur notre vie sociale.

Ils ont d’abord manifesté la précarité et la fragilité de notre sentiment de sécurité collective. Épargné par les guerres depuis plusieurs décennies, notre territoire national se forgeait une mentalité de sécurité absolue que seuls les accidents de la route, les épidémies ou les comportements inciviques pouvaient troubler. Les responsables politiques accentuaient ce sentiment en posant la responsabilité gouvernementale au niveau de la garantie de la sécurité des individus face aux dangers de la vie, y compris dans le domaine de la vie économique. De plus en plus, les gouvernants se laissent assimiler à un rôle de protecteur.

D’autre part, les attentats ont jeté une lumière crue sur les faiblesses de notre système éducatif. Les jeunes acteurs de ces attentats étaient presque tous des français, passés par nos écoles de la République. Ils n’étaient pas spécialement des déclassés économiques ou sociaux. Comment un jour ont-ils pu basculer dans le fanatisme islamique ? A quel vide idéologique ont-ils été abandonnés ? Quelle absence de projet humanitaire a laissé leur générosité en jachère ? Comment leur entourage, familial et social, a-t-il pu rester inconscient de leur désarroi ?

Enfin les attentats ont fait apparaître la pauvreté du patrimoine réellement partagé par les Français. Après l’attentat contre Charlie-Hebdo, on a invoqué la défense des « valeurs de la République ». Mais il n’y a eu que peu d’énoncés sur la substance de ces valeurs. De toute évidence, la liberté d’expression en fait partie, mais comment mesurer jusqu’à quel point ce droit est un absolu ? Faut-il en conclure que le droit à la dérision est devenu l’équivalent de la liberté d’expression ? Après les attentats de novembre dernier, c’est un mode de vie qui a été survalorisé. Faire la fête, vivre à la terrasse des bistrots, serait devenu la cible idéologique de l’Etat islamique parce que c’était aussi devenu une vitrine d’un modèle de vie insouciant… Quand plusieurs millions de nos compatriotes vivent dans une grande précarité économique, quand des milliers de réfugiés vivent dans des conditions inhumaines à Calais et dans les environs, pouvons-nous limiter les ambitions de la République à un genre de vie festif ? Cet écart entre les préoccupations vitales qui devraient concerner l’ensemble de notre pays et une certaine conception libertaire de l’existence pourrait relever du « divertissement » pascalien.

Pour conclure cette première lecture, nous pouvons mentionner trois menaces qui ont été inégalement perçues. Une menace physique dont la réalité continue d’être pressante et qui est prise en compte par des mesures préventives de police et de renseignement. Une menace stratégique qui correspond au projet de fragmenter la société et de pousser les communautés à la guerre civile. Enfin la menace morale qui nous accule à rendre compte de nos valeurs.

2. L’appel à la cohésion nationale

Face aux événements dramatiques que nous avons vécus, mais aussi face aux menaces sous-jacentes que je viens d’évoquer, nous avons assisté à des phénomènes d’expression d’une certaine cohésion nationale, soit à travers des manifestations spectaculaires, comme en janvier 2015, soit par des démarches spontanées de recueillement sur les lieux des drames. Il n’y a pas besoin d’être spécialiste en psychologie pour interpréter et pour comprendre ces démarches qui peuvent signifier en même temps le besoin de chacun de surmonter la sidération par des actes symboliques (dépôt de messages, de cierges, etc.) et le besoin collectif de vivre une expression de solidarité et de deuil commun.

Mais par-delà l’émotion puissante qui a suivi les événements, par-delà le besoin de se rapprocher des autres humains dans un moment d’effroi, comment pouvons-nous interpréter ces réflexes de solidarité élémentaire ? Ne sont-ils que la conjugaison éphémère de multiples désarrois particuliers ou expriment-ils vraiment la prise de conscience d’une solidarité plus profonde, la conviction que nous sommes unis par un patrimoine commun et par un projet commun ?

Ces questions nous invitent à poser une question de philosophie sociale et politique sur les éléments constitutifs d’un corps social. Une communauté nationale est-elle le simple agrégat d’une masse d’individus dont les intérêts particuliers coïncident fortuitement, mais qui demeurent profondément étrangers aux intérêts particuliers de leurs semblables ? Autrement dit, la République n’est-elle que l’expression politique et l’arbitre des intérêts de chacun ? L’évolution historique de notre société française a été effectivement animée par l’objectif de l’émancipation des individus supposés aliénés par des communautés particulières : Églises, famille, ordres sociaux ou corporations, etc. Mais les structures économiques et traditionnelles de la société, bien qu’elles fussent contestées, permettaient que cet affranchissement, sans doute nécessaire, s’articule avec des solidarités fondamentales qui le pondéraient : le village, la famille, etc.

L’éclatement ou la dilution de ces solidarités fondamentales a marqué tout le vingtième siècle. L’urbanisation et l’industrialisation ont provoqué la fragmentation des fonctions humaines, la dissociation des personnes dans des ensembles déconnectés les uns des autres : par exemple, le domaine du travail, le domaine des loisirs, le domaine de la vie affective. Cette fragmentation a provoqué et amplifié l’isolement et la solitude radicale des individus. La croissance de cet individualisme a été accentuée par le développement de la concurrence ou de la compétitivité en accentuant l’impératif pour chacun de défendre ses intérêts particuliers.

Nous mesurons donc le double défi auquel nous confronte la société actuelle. Premièrement, comment reconstituer un tissu social qui n’abandonne pas les individus à leurs seules ressources face aux risques de la vie ? Deuxièmement, comment formuler et exprimer les objectifs collectifs d’une société qui légitiment de renoncer à certains de nos intérêts particuliers pour le bien commun ou même qui l’exigent ? Et l’on pourrait ajouter un troisième défi : comment nourrir ces deux objectifs l’un par l’autre ?

Il me semble que la réponse à ces questions serait fortement éclairée par une référence, au moins philosophique, à la doctrine sociale de l’Église qui forme depuis le XIXème siècle, un corpus continu et en développement permanent. Cette doctrine s’articule autour de deux impératifs : d’une part, la recherche et la promotion du bien commun et, d’autre part, la promotion des corps intermédiaires. Ce socle de la doctrine sociale de l’Église est d’autant plus important qu’il est intelligible et opératoire en s’appuyant sur la raison humaine, même si elle n’adhère à aucune référence confessionnelle ou théologique. Or, notre culture de pays industrialisé cristallise l’ensemble des éléments de prospective sur les domaines économiques : croissance, compétitivité, maîtrise financière, etc. Et les seuls corps intermédiaires correspondants sont les entreprises industrielles ou la Bourse…

Il est assez difficile de comprendre, dans une société surinformée, que les grands défis dont dépend l’avenir de l’humanité soient ainsi tragiquement ignorés : la préservation des ressources naturelles et la responsabilité de l’avenir de la « maison commune », pour reprendre l’expression du Pape François dans son encyclique Laudato si, mais aussi l’écart tragique entre les niveaux de vie des pays développés et la misère criante d’une grande majorité de nos semblables, mais aussi, à l’intérieur même de nos sociétés, l’indifférence à l’égard de processus de destruction réelle comme les addictions à la drogue ou à la violence routière. Il y aurait bien d’autres exemples de « chantiers » pour lesquels on peut faire appel à la générosité personnelle de nos concitoyens. N’est-ce pas la responsabilité des politiques d’exprimer ces enjeux et d’appeler à l’action commune à travers des grandes « causes nationales ou internationales » ? Encore faut-il que ces appels soient relayés par des groupes sociaux, eux-mêmes décentrés de leurs seuls objectifs. Nous retrouvons ici la responsabilité des Églises, des familles, des syndicats, des municipalités, de l’école, des clubs sportifs et autres.

Il va de soi que toutes les institutions éducatives sont en première ligne pour atteindre cet objectif, et particulièrement l’école. Pour dire les choses de manière caricaturale, la mission première de l’école, -et spécialement de l’école primaire-, est-elle de permettre au plus grand nombre des enfants de partager les objectifs communément reconnus pour prendre plus tard leur part de responsabilité dans la vie sociale ou bien n’est-elle qu’un processus de sélection pour permettre à chacun de se caser dans les meilleurs créneaux de la société de consommation sans se préoccuper de ceux qui n’y trouvent pas leur place ? La première hypothèse suppose une capacité d’enseignement d’un certain nombre de valeurs communes que l’on peut désigner globalement sous le titre large de « morale civique ». La deuxième hypothèse entraîne à réduire la mission de l’école à un apprentissage des disciplines scolaires mais en se mettant en retrait des questions concernant l’éducation des enfants. Certains enseignants expriment cette orientation en disant : « Je suis enseignant, pas éducateur. »

A côté de cette position de neutralité active, il faut se réjouir de voir, comme nous en faisons l’expérience, l’engagement de nombreuses personnes dans divers domaines de la vie sociale à travers le travail associatif qu’il soit lié à l’Église ou à ses associations non confessionnelles. L’avenir nous dira si ces engagements généreux sont les dernières traces d’une philanthropie largement inspirée de la tradition chrétienne. Cependant, je signale aussi comme un fait réconfortant et encourageant que les attentats ont été un révélateur du sens de la solidarité et du bien commun pour un nombre important de jeunes hommes et de jeunes femmes qui se présentent actuellement comme candidats pour entrer dans la police ou l’armée ou les services de secours en expliquant qu’il ont compris qu’ils devaient pouvoir faire quelque chose pour les autres. Ceux-là ont pris conscience que la réaction positive aux événements n’était pas seulement de chercher le maximum de protection individuelle.

3. La place et le rôle des religions

Chez nous, les tensions suscitées par les agressions terroristes ont posé d’une manière renouvelée la question de la place des religions dans la vie sociale. Elles l’ont fait d’une manière d’autant plus pressante que, d’une façon ou d’une autre, les actes terroristes se réclamaient d’une inspiration islamique, même si elle est fruste et imprécise.

Pour beaucoup de nos concitoyens, marqués par la sécularisation de la culture collective, les religions ne pouvaient jouer aucun rôle dans la vie sociale pour deux raisons. Premièrement parce qu’elles étaient impuissantes à contribuer au développement du modèle économique libéral de notre société. Deuxièmement parce que les systèmes de croyance devaient être réservés à la sphère de la liberté privée des individus et ne pas interférer avec les décisions collectives supposées « neutres » et sans autre référence que l’arbitrage entre des attentes particulières. Or, la foi, qu’elle soit chrétienne ou autre, introduit dans le débat collectif une référence transcendante qui opère un discernement dans le tissus des désirs spontanés des hommes.

Dans le désarroi collectif que nous avons connu, nous avons pu constater une certaine évolution dans l’approche de la question religieuse. On pourrait dire que le changement principal a consisté à prendre à nouveau en considération l’utilité sociale des religions. Cela ne correspond pas à un changement d’opinion sur la spécificité de la démarche du croyant qui est toujours évaluée comme une démarche privée qui relève des droits individuels. Mais cela correspond à un jugement utilitariste. Dans une société où les groupes particuliers peuvent entraver l’espérance de développer la cohésion nationale, les responsables politiques estiment plus prudent et plus utile de s’appuyer sur des forces pacificatrices que sur des forces conflictuelles. Dans cette perspective, ils attendent des responsables religieux qu’ils développent des relations pacifiques entre eux et qu’ils détendent les possibles conflits entre christianisme, judaïsme et islam.

Si nous pouvons nous réjouir de cette évolution, nous ne devons pas en être dupes. Elle ne signifie pas que nous sommes entrés dans une nouvelle phase de relations institutionnelles. Pour prendre des notions de référence, il ne s’agit pas d’un nouveau concordat. Nous devons surtout être conscients que notre positionnement dans la vie sociale doit être réfléchi et construit selon les critères propres de chaque religion. Pour terminer, je voudrais simplement vous faire part de quelques points sensibles de ce positionnement dans une perspective réellement chrétienne.

Notre compréhension et notre engagement dans le tissu des événements de l’histoire ne relève pas d’abord de l’analyse politique ou stratégique. Ils dépendent de notre regard de croyant sur la totalité de l’histoire. Si nous croyons réellement à la résurrection du Christ, nous sommes conduits et appelés à juger des événements non en fonction de la seule situation présente, mais dans la certitude que le plan de salut de Dieu s’accomplit et aboutira malgré les épisodes dramatiques que nous ne pouvons pas toujours éviter. C’est dire que, sans jamais manquer à la compassion qui est la marque de la mission de Jésus, nous ne pouvons pas nous laisser emporter par la panique et l’anxiété comme ceux qui n’ont pas d’espérance.

Notre expérience, historique et millénaire, de l’Alliance nous apprend que l’appel de Dieu, toujours porté et diffusé par des individus, est adressé à un peuple et que le sujet de la fidélité humaine n’est pas seulement la somme des fidélités individuelles mais le peuple entier, même quand il se perçoit comme minoritaire. Cela veut dire que l’engagement des chrétiens dans l’histoire des hommes ne se réduit pas aux prises de position institutionnelles, si nécessaires soient-elles. Ces appels institutionnels, ou prophétiques pour dire les choses autrement, ont pour fonction de mobiliser le peuple tout entier, de susciter et de nourrir l’action de tous les fidèles dans tous les domaines de la vie sociale.

Ainsi l’Église est appelée à contribuer au « vivre ensemble » non seulement par des appels publics, non seulement par des relations pacifiques avec les autres religions, mais surtout par le signe qu’elle doit donner à travers son expérience communautaire qu’il y a une possibilité réelle de vivre dans la paix. Nos communautés doivent être des signes de relations nouvelles entre les citoyens ou, pour reprendre l’expression du Concile Vatican II « comme le sacrement de l’unité » à laquelle est appelé le genre humain.

C’est ainsi que nous pouvons manifester que le progrès du « vivre ensemble » est indissociable de la reconnaissance du fondement transcendant des relations fraternelles entre les hommes et du lien indissoluble entre la reconnaissance de Dieu comme Père universel et le respect dû à chaque être humain. Nous ne pouvons pas vivre en frères si nous n’acceptons pas d’avoir un même père.

Je vous remercie de votre attention.

+ André cardinal Vingt-Trois, Archevêque de Paris


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