Entretien croisé dans la Revue des deux mondes, décembre 2013

Dans une conversation entre Alain-Gérard Slama et le cardinal le cardinal André Vingt-Trois, publiée dans La Revue des Deux Mondes de décembre 2013, l’Archevêque de Paris revient sur la loi autorisant le mariage entre deux personnes de même sexe.

Alain-Gérard Slama : Lors des mois écoulés, vous vous êtes opposé à plusieurs projets gouvernementaux portant sur des enjeux d’ordre éthique : l’ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe, l’extension de l’assistance médicale à la procréation, l’autorisation de la recherche sur les cellules souches embryonnaires, la possibilité de bénéficier d’une aide médicale à mourir dans la dignité. L’impression dominante laissée par le débat sur ces questions est que ceux qui se sont fait le plus fortement entendre se sont exprimés du point de vue de leurs convictions religieuses. Comment expliquez-vous que les laïcs soient restés, dans l’ensemble, aussi ambigus sur ces sujets ?

Cardinal André Vingt-Trois : J’ai bien vu que l’attribution à une cause religieuse des propos que j’ai pu tenir, et par extension des différents discours qui s’en sont suivis, était une tactique délibérée. C’est une manière de récuser l’argumentation que de dire : « Vous dites ça parce que vous avez une volonté d’imposer une loi religieuse à la société civile. » Or cela n’a jamais été l’objet de nos discours, d’autant plus que nous n’avions aucun intérêt en la matière puisque, comme l’a si bien dit Christiane Taubira, cela ne touchait absolument pas au mariage religieux. Je n’avais donc aucun intérêt particulier là-dedans. J’ai cependant une certaine conception de l’homme qui est enracinée dans mes convictions religieuses. Et au regard de cette conception de l’homme, j’ai constaté qu’il y avait des réalités qui n’étaient pas respectées et qui n’étaient même pas honnêtement exprimées ou mises en évidence. J’ai donc dénoncé un certain nombre de camouflages dont on voit maintenant apparaître quelques spécimens. Cela a été le cas à la fin de ce mois d’août avec les conventions bilatérales interdisant aux ressortissants de certains pays de se marier avec un ressortissant français de même sexe. Cette question a été complètement escamotée quand nous l’avons posée. Ce n’est pas une question religieuse : c’est une question de droit international. On nous a d’abord répondu que cela s’arrangerait. Mais à présent, on dit qu’il faut maintenir ces conventions bilatérales afin de protéger nos ressortissants résidant dans les pays concernés. Le mariage sera donc pour tous, sauf pour ceux qui n’y auront pas droit ! L’honnêteté du langage public n’a pas été respectée en la matière. Il s’est passé la même chose sur la question du livret de famille : il n’est pas anodin qu’il porte les mentions « père, mère » ou « parent 1, parent 2 ». Là aussi, on nous a dit que « tout allait s’arranger ». De quelle manière ? Il y aura plusieurs livrets de famille ! Cela veut donc dire qu’il y aura des enfants nés d’un couple hétérosexuel et des enfants nés d’un couple homosexuel. Où sera la parité pour eux ? C’est une parité qui introduit une disparité. Tout cela n’a jamais été discuté : il n’y a pas eu d’échange d’arguments.

(…) Pourquoi les laïcs sont-ils dans l’ensemble aussi ambigus sur ces sujets ? Parce qu’ils savent bien que ce sont des questions difficiles et qu’elles n’ont pas de solutions toutes faites. Il est assez naturel que ce que je dis sur ces questions se nourrisse de mes convictions ; mais je n’ai jamais invoqué une doctrine particulière dans ce domaine. Je dis tout simplement qu’un enfant a le droit d’avoir un père et une mère. Ce n’est pas une révélation divine qui a eu lieu au Sinaï : c’est vrai dans toutes les sociétés. Si l’on considère que dire ça, c’est faire appel à la religion, c’est vraiment que nous sommes dans une société en danger. Le président de la République et le Premier ministre nous ont d’ailleurs dit très clairement qu’il était légitime que nous donnions notre point de vue. Et quand ce point de vue est partagé par des gens qui ne sont pas de la même religion, je pense que cela mérite au moins qu’on ne l’attribue pas aux préjugés d’une foi particulière. Mais je reconnais que c’est difficile. Cela suppose une véritable réflexion sur le statut épistémologique du discours religieux dans le discours social. Il est d’ailleurs aussi difficile pour les catholiques d’avoir une vision clairement raisonnée de ce statut. S’ils veulent intervenir, ils le font parce qu’ils ont des convictions et qu’il est légitime de les défendre. Mais ce n’est pas parce qu’ils sont catholiques qu’ils pensent qu’un garçon est un garçon et qu’une fille est une fille : c’est une question qui relève du droit naturel. Ce n’est pas plus compliqué que ça. Quand un personnage bien connu dans le monde de la presse dit qu’on doit pouvoir louer son ventre pour faire un enfant comme on peut louer ses bras pour travailler à l’usine, je ne lui fais pas un procès religieux, mais je trouve quand même que nous sommes dans un univers étrange.

(…)

Pour ma part, j’ai été très précautionneux. J’ai mesuré mes interventions de façon à qu’elles ne soient jamais utilisables de cette façon. Quand j’invite à prier, je suis légitime, « sur mon terrain » : j’invite à prier pour qui je veux et comme je veux, ce n’est pas un problème. Mais quand j’interviens publiquement, c’est autre chose. La seule chose que j’ai regrettée, c’est que les responsables politiques n’aient pas accepté d’entendre les questions que les membres de la Conférence des responsables des cultes en France leur ont posées. Quand nous avons été auditionnés par la commission des lois de l’Assemblée nationale, aucune des questions que nous avons posées n’a été prise en compte, qu’elles aient été posées par les catholiques, les protestants, les juifs, les bouddhistes ou les musulmans… On nous a répondu que de toute façon, c’était dans le programme présidentiel de François Hollande et que ce serait donc fait. Nous n’étions pas dans un processus de débat laïc, mais dans un processus idéologique. Les conséquences de l’adoption de la loi autorisant le mariage homosexuel seront peut-être quantitativement limitées : on doit être actuellement à quatre ou cinq cents mariages entre personnes de même sexe en France, dont deux cents à Paris. On ne peut pas demander à tout le monde d’avoir la capacité de prendre de la distance par rapport à l’actualité et d’avoir une vision historique. La suppression du mariage chrétien au moment de la Révolution a constitué un séisme beaucoup plus important que l’autorisation du mariage homosexuel. Nous vivons encore sous ce régime, puisque nous ne pouvons pas célébrer de mariage religieux s’il n’y a pas eu de mariage civil préalable.

Revues des deux mondes
Décembre 2013

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Le mariage entre personnes de même sexe, points de réflexion