Entretiens sur l’éducation de Mgr Michel Aupetit

Quel est le sens profond de l’éducation ? Dans une nouvelle série de catéchèses, Mgr Michel Aupetit, archevêque de Paris, propose de réfléchir à ce qui est propre à l’homme dans ce travail de transmission, à ce qui le conduit à une plus grande humanisation et au caractère spécifique de l’école catholique.

Éduquer à la liberté

Enseignement sur l’Éducation n° 1
Publié dans Paris Notre-Dame le 5 novembre 2020

L’épouvantable assassinat d’un professeur nous oblige à repenser à nouveaux frais le sens profond de ce travail de transmission des savoirs où l’éducation à la liberté est essentielle pour la maturation d’un jeune et sa croissance en humanité afin qu’il échappe à la barbarie qui s’insinue si facilement dans le cœur de l’homme. L’Église a toujours affirmé que les parents sont les premiers éducateurs. L’école existe d’abord pour les aider dans leur tâche et leur permettre de s’appuyer sur la compétence spécifique des professeurs qui les accompagnent dans cette responsabilité éducative.

Puisqu’il s’agit de raisonner à partir des notions d’éducation et de liberté qui sont particulières à l’humanité, je vais examiner avec vous à ce qui est propre à l’homme, ce qui le conduit à une plus grande humanisation et, enfin, en quoi le caractère spécifique d’une école catholique basée sur les valeurs de l’évangile, peut contribuer à épanouir cette humanité.

C’est en 1932 que le gouvernement d’Édouard Herriot rebaptise le ministère de l’Instruction publique en ministère de l’Éducation nationale. Ce changement de dénomination traduit une volonté politique. Il ne s’agit plus seulement de transmettre un savoir à partir d’un enseignement, mais de construire la personnalité des élèves pour façonner un être humain qui n’est pas seulement un puits de science, mais une personne capable de vivre dans la société et la culture dans laquelle il est né.

Il faudra pour cela établir une base commune de transmission des savoirs et des comportements moraux afin de façonner une société homogène. C’est bien ainsi que se présente l’école de la République. D’ailleurs, le premier titulaire du ministère de l’Éducation nationale, Anatole de Monzie, affirmait : « Qui dit éducation nationale dit tronc commun ».

Enseignement sur l’Éducation n° 2
Publié dans Paris Notre-Dame le 12 novembre 2020

Je ne veux pas revenir sur la longue histoire de l’articulation entre les différentes écoles créées par l’Église catholique ou les différentes congrégations dont les buts ou les publics visés étaient différents (plutôt élitistes pour les jésuites, familles pauvres pour les Frères des Écoles Chrétiennes), mais il est intéressant de noter que dès 1828, où l’instruction publique devient un ministère à part entière, le ministre, qui garde le titre de grand-maître de l’Université, est aussi responsable de l’administration des cultes.

A partir de cette réflexion, il semble bien que l’on ait voulu marquer la différence entre l’instruction, dont la charge est l’enseignement, et l’éducation qui revêt un champ plus large. Si l’on s’en tient à l’étymologie latine, éduquer c’est l’action de « guider hors de ». Il s’agit donc de « conduire hors de l’enfance », cet état qui caractérise le non-parlant (infans). Cela signifie : développer, faire produire. Enseigner, c’est transmettre des connaissances à l’aide de signes. Insignis, en effet, signifie « ce qui est remarquable, marqué d’un signe ». Par exemple, l’écriture, les mathématiques. Il faut alors transmettre à la génération future un corpus de connaissances, de valeurs appartenant à une culture commune. En ce sens, enseigner, c’est toujours éduquer. En revanche, éduquer n’est pas seulement enseigner.

On a souvent tendance à montrer le partage tranché des tâches : les parents éduquent et les enseignants instruisent. Regardons de plus près cette apparente dichotomie. Classiquement, on décrit trois aspects de la transmission des savoirs : le savoir, le savoir-faire, le savoir-être. Le savoir : il s’appuie sur la mémoire et l’élaboration des connaissances intellectuelles. Les moyens pédagogiques seront l’observation, la lecture, l’écriture, les mathématiques, etc. Le savoir-faire concerne les compétences pratiques comme la musique, le sport, la pratique d’une activité ou d’un apprentissage nécessitant l’acquisition de compétences. Le savoir-être viendrait de la capacité à produire des comportements adaptés à la société humaine, un ensemble de valeurs considérées comme la référence ultime de l’humanité. Elle peut concerner des domaines très variés comme l’hygiène, l’empathie, le contrôle de soi, le respect, l’entraide, la gestion des conflits, la recherche de raisons de vivre, le sens de l’existence.

Enseignement sur l’Éducation n° 3
Publié dans Paris Notre-Dame le 19 novembre 2020

Les travaux les plus récents de la neurologie viennent à la fois conforter et nuancer la classification entre savoir, savoir-faire, savoir-être.

En ce qui concerne le savoir, la mémoire n’est pas seulement le stockage d’information que le temps réduirait peu à peu. On a découvert assez récemment la plasticité synaptique. Lorsqu’une stimulation est appliquée de manière répétée en un point du système nerveux, elle modifie de façon durable l’état des connexions synaptiques du réseau en laissant une trace. Cette trace pourra être réveillée par une nouvelle stimulation, même plus faible. Elle persistera plus ou moins longtemps en fonction des stimulations ultérieures et cette voie synaptique finira éventuellement par disparaître si elle n’est plus stimulée. Ces trois propriétés : fixation sous la forme d’une trace, rappel par une nouvelle stimulation, oubli, sont celles de tous les systèmes de mémoire biologique.

La transmission du savoir qui s’appuie sur la mémorisation est donc indispensable pour laisser une trace initiale qu’il faudra restimuler. Cela doit encourager les professeurs lorsqu’ils ont le sentiment de devoir répéter souvent la même chose avec la tentation de se décourager, alors que le travail qu’ils font est dans l’ordre de la nécessaire construction synaptique qui fera des élèves des puits de science.

Une intuition biblique ?

On sait l’importance de la mémoire dans la tradition juive. « Faire mémoire » n’est pas seulement mettre en œuvre le système limbique pour se souvenir d’un fait ancien. Le « mémorial » consiste à rendre présent ce qui est évoqué. Ce n’est jamais un retour sur le passé sur lequel on se penche avec nostalgie mais une actualisation d’un événement qui transcende le temps et anticipe l’avenir. C’est d’ailleurs ainsi que les disciples de Jésus, qui sont juifs, ont compris pourquoi le Christ leur avait demandé de « faire ceci en mémoire de lui » : chaque fois qu’ils célébreront le sacrifice en mémorial, c’est le Christ qui célébrera et qui sera lui-même présent.

Il est intéressant de voir que cette intuition révélée correspond aux mécanismes physiologiques que l’on découvre aujourd’hui lors d’une actualisation de la mémoire qui n’est pas une recherche d’un vieux souvenir stocké dans le cerveau, mais le fait de rendre présent et permanent ce qui a été.

Enseignement sur l’Éducation n° 4
Publié dans Paris Notre-Dame le 26 novembre 2020

En ce qui concerne le savoir-faire et l’apprentissage, la neurophysiologie montre que le cerveau se modifie au cours du temps parce qu’il fonctionne en réseau. Cela permet d’expliquer le modelage progressif du cerveau sous l’influence de l’expérience de l’individu. L’acquisition de nouvelles capacités par le travail de la mémoire est donc tout à fait essentielle. On constate que la même excitation appliquée à l’entrée d’un circuit synaptique n’a pas le même effet sur un neurone donné de ce circuit, selon qu’elle est appliquée pour la première fois ou qu’elle a été répétée de nombreuses fois. La plasticité synaptique qui survient au cours de l’apprentissage sculpte le cerveau de chacun d’entre nous. C’est pourquoi l’éducation, l’expérience, l’entraînement font de chaque cerveau une œuvre unique. La mise en condition, qui n’est pas un conditionnement, permet la mise en œuvre possible d’une capacité qui pourra libérer le talent particulier du jeune. Pour que ce talent puisse se déployer, il est important que la confiance s’installe entre le maître et l’élève. L’autorité qui suscite cette confiance est droite quand elle est ordonnée à la croissance (augeo : faire grandir) et au déploiement de la personnalité humaine du jeune. C’est la condition même de l’éducation.

La liberté existe-t-elle réellement ? Nos comportements sont-ils conditionnés par un fonctionnement physiologique qui oblige, comme le pensent certains neurologues cognitivistes ? Les plus récents travaux nous rassurent. Le professeur Gerald Edelman, prix Nobel de médecine pour ses recherches sur la biologie de la conscience, affirme : « Nous avons une individualité propre et nous sommes capables d’agir en toute liberté. Par ailleurs, tout individu est imprévisible et agit en fonction d’un système de valeurs. C’est pourquoi il est unique et d’un grand prix. » Michael Gazzaniga décrit une expérience qui montre que l’homme possède une caractéristique propre à son espèce : le besoin d’interprétation pour que ses actes aient un sens. Le professeur Bruno Dubois affirme : « C’est probablement par la grande richesse de réponses comportementales que l’homme se distingue fondamentalement des animaux supérieurs. Pouvoir choisir dans une situation donnée une réponse comportementale personnalisée, pouvoir inhiber des réponses automatiques instinctuelles : là serait le saut, la différence de nature entre l’homme et l’animal. »

Enseignement sur l’Éducation n° 5
Publié dans Paris Notre-Dame le 3 décembre 2020

La liberté n’est pas la possibilité de pouvoir tout faire. Ce serait ignorer les limites même de notre nature. Nous sommes soumis à des contingences qui sont autour de nous et constitutives de notre être. Par exemple, même si un homme le veut, il lui est impossible de marcher sur l’eau ou de voler dans les airs sans l’aide d’un instrument. L’homme qui marche sur l’eau se noie et celui qui essaie de voler ne décolle pas ou s’estropie en tombant d’une hauteur. Qu’est-ce donc que la liberté si ce n’est pas la possibilité de faire ce que bon nous semble ? Tout d’abord existe le libre arbitre, c’est-à-dire la capacité qu’a l’homme de choisir entre différents comportements devant une situation donnée. A l’opposé de la soumission aux désirs inconscients ou aux pulsions, ce libre arbitre est l’aboutissement du choix de la volonté qui se déroule en deux temps : la délibération et la décision. La liberté qui s’appuie sur le libre arbitre est plus large car, si elle s’exprime bien dans l’intention et le choix, elle se déploie dans le fait de se tenir à son choix, en apprenant à assumer les contradictions et indépendamment des résultats immédiats de l’acte posé.

La liberté surmonte l’échec apparent ainsi que la complaisance dans la réussite et se forge peu à peu en dépassant les obstacles. Cela n’est possible qu’en s’abandonnant au sens de la vie qui déborde toujours ce que l’on avait prévu ou décidé, mais qui permet à l’action de porter des fruits inattendus. Voilà pourquoi il est important d’apprendre aux enfants à ne pas contourner la difficulté mais à la surmonter dans le bon sens, c’est à dire dans le sens de la vie. La liberté doit être libérée et l’être humain est appelé à être un vivant : « Choisis la Vie ! » (Dt 30,19).
S’il existe bien une part de liberté que permet le cortex associatif, qu’en est-il des conditionnements culturels ? Nous sommes tous soumis aux contingences sociales. Certes, il y a des provocateurs et des résistants mais ils ne le sont qu’à partir de ces conditionnements culturels. On voit bien que les jeunes auxquels on n’impose plus l’uniforme s’habillent pourtant tous de la même manière. Une éducation à la liberté consiste à valoriser la personnalité et le talent de chacun dans la conscience de l’appartenance à une société plus large, qui comprend des générations et des personnes aux situations sociales différentes.

Enseignement sur l’Éducation n° 6
Publié dans Paris Notre-Dame le 10 décembre 2020

Éduquer, c’est aider l’enfant à sortir du monde fusionnel et illusoire qu’il cherche à reconstituer depuis sa naissance. La différence fait peur.
Pour les chrétiens, cette peur est la conséquence de la prise de distance originelle avec le Créateur qui ne nous permet plus de recevoir spontanément l’altérité comme un don. Cependant, l’altérité est notre chemin d’avenir. C’est pourtant cette différence qui enrichit la personnalité de l’enfant ou du jeune car chacun se construit à partir des relations qu’il est capable de nouer avec autrui. Et comme nous le rappelle Jésus dans l’Évangile de saint Matthieu : « Ce que tu fais aux plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que tu le fais » (Mt 25), "autrui" est le signe du tout Autre qui se fait proche, du Verbe fait chair qui fait de l’altérité un chemin de communion.

C’est pourquoi l’éducation à la liberté ne pourra passer que par ce commandement porteur d’avenir : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ». Une fois saisi ce fondement de notre humanité, il convient d’apprendre à se servir des possibilités qui nous sont données par le cerveau afin d’édifier cette liberté. Là se place l’apprentissage. Si vous mettez un marteau dans la main d’un enfant sans lui en expliquer le fonctionnement, il pourra avoir l’idée d’enfoncer un clou, de casser une noisette, mais aussi de fracasser le crâne de son copain. Le cerveau est un outil prodigieux et une des composantes de l’éducation consiste, me semble-t-il, à montrer à l’enfant ou au jeune cette aptitude qui l’ouvre à la liberté. C’est là tout le travail de l’éducateur qui doit apprendre à se servir de cette extraordinaire capacité. Comme Montaigne le disait déjà au sujet de la priorité d’avoir une tête bien faite plutôt que bien pleine, c’est l’apprentissage de cette faculté qui fait des hommes libres. Comment apprend-on à juger d’une situation, à mettre en balance deux affirmations contradictoires, à prendre de la hauteur par rapport aux nombreuses affirmations péremptoires qui nous conditionnent. Oser poser des questions est un signe rassurant qui authentifie cette démarche proprement humaine et les laisser poser est, de la part du maître, le témoignage d’une humilité qui laisse toute sa place à l’intelligence.

Enseignement sur l’Éducation n° 7
Publié dans Paris Notre-Dame le 17 décembre 2020

Il nous faut affronter maintenant le paradoxe d’une libération par les interdits. Nous l’avons déjà précisé, un enfant n’est pas musicien à sa naissance. C’est parce qu’il va faire des gammes qu’il va libérer son talent. Si on le comprend bien au niveau artistique ou sportif, il faut aussi l’entendre pour tout ce qui concerne l’humanisation de la vie de ce petit. Le début de l’éducation consiste souvent à subir des normes plutôt fastidieuses qu’il faut ensuite intérioriser pour pouvoir les vivre enfin dans la liberté. Car l’être humain n’est jamais achevé.
C’est ce qui explique dans les différentes civilisations la mise en place des interdits. Le rejet par principe des interdits nous amène à ne plus percevoir leur aspect structurant et libérant. Cécile Rastoin, spécialiste de la pensée juive d’Edith Stein, écrit que « les interdits de l’inceste et de l’homosexualité ont permis aussi une libération sans précédent de l’amitié et de la confiance familiale, une précocité de l’éclosion des capacités spirituelles de l’être humain, qui risque aujourd’hui de disparaître ». Elle affirme que face à une société individualiste où chacun est une monade isolée, livrée à ses problèmes d’identité, et opprimée par la pression du regard des autres, il faut retrouver le sens de la solidarité des êtres et des générations, une solidarité non oppressive. Le but de l’interdit est de sécuriser l’enfant ou le jeune. Pour être sécurisés, les jeunes, spécialement ceux qui sont en difficulté, ont un grand besoin de pouvoir se confronter à des adultes qui ne les craignent pas, qui savent s’opposer et qui n’acceptent pas sans réagir la transgression de la loi.

Et qu’en est-il des interdits religieux ? Judith Butler, très connue pour être la fondatrice de la théorie du genre si décriée à juste titre dans les écoles catholiques, affirme que la religion fonctionne comme une matrice essentielle pour l’articulation des valeurs. Qu’elle « n’est pas simplement un ensemble de croyances ou d’opinions dogmatiques, mais une matrice pour la formation du sujet, dont la forme finale n’est pas déterminée à l’avance ». Dans le cadre d’un savoir-faire, la religion peut être source de créativité de la pensée humaine avant d’être un prêt à penser qui dispensera de toute réflexion critique. Les normes qui régissent la société ou la religion sont au service de la formation de la personne en vue de sa libération car les interdits posés ne sont pas coercitifs mais les gammes formatrices d’un comportement social plus élaboré.

Enseignement sur l’Éducation n° 8
Publié dans Paris Notre-Dame le 7 janvier 2021

Il nous faut maintenant aborder la question du savoir-être. C’était jadis le domaine de la morale enseignée à l’école ou de l’instruction civique. Je crois que, plus largement, elle concerne l’éthique et la construction de soi. C’est sans doute dans ce domaine que l’école catholique peut faire valoir sa spécificité et produire sa valeur ajoutée. En lisant les projets éducatifs, j’y vois le souci d’engager les élèves à l’intégration de valeurs fondamentales que sont : la rigueur, l’effort, l’obéissance, le travail, le respect, la tolérance, la politesse, l’honnêteté.
Nous avons vu précédemment que l’apprentissage n’est pas seulement l’acquisition de réflexes qui donnent un savoir-faire manuel ou intellectuel. Il concerne aussi l’apprentissage des comportements. Le savoir-être n’est donc pas exclusif de l’éthique. La construction d’une personnalité qui doit entrer en relation avec les autres de la manière la plus harmonieuse peut s’appuyer sur des conceptions anthropologiques différentes. C’est, bien sûr, dans ce chapitre qu’entre l’apport spécifique d’une école catholique. Nous nous réclamons de l’Évangile. Que peut bien apporter l’évangile ? Il donne non seulement un surcroît d’humanité au jeune que l’on éduque, mais une valeur source qui lui fait trouver le sens de sa vie et sa vocation fondamentale.
Certaines paroles de l’évangile consonnent mal avec l’efficacité pédagogique. Comment expliquer sans rire à un élève la phrase de Jésus «  Les derniers seront les premiers  » (Mt 20, 16) alors que tout le système éducatif repose sur la compétition et l’émergence des meilleurs ? Pour avoir moi-même, au cours de ma scolarité, essayé les différentes places possibles, ayant été premier, médiocre et en queue de peloton, j’ai bien senti la différence des regards qui se posaient sur moi tant de la part des professeurs que des parents. Comment faire comprendre les paroles des Béatitudes où sont proclamés heureux les pauvres, les persécutés, les doux, les artisans de paix dans un monde de violence où on apprend surtout à se défendre des autres ? Comment faire saisir aux élèves ce retournement total qui consiste à considérer que les autres sont supérieurs à nous et que cette attitude de véritable humilité est le moyen authentiquement humain de valoriser son « moi » ?

Enseignement sur l’Éducation n° 9
Publié dans Paris Notre-Dame le 14 janvier 2021

Cette question du retournement des valeurs dont nous avons parlé précédemment et qui est proposée par le Christ, les derniers qui deviennent premiers, la béatitude des pauvres, des persécutés, des doux, des artisans de paix, nous semble impossible tout simplement parce que nous considérons souvent que la religion n’est qu’un ensemble de dogmes, de valeurs qu’il faut connaître et intégrer. Elle est aussi souvent regardée comme un recueil de rites qu’il faut accomplir pour être en règle avec Dieu et sa conscience.
C’est une mauvaise compréhension de ce que nous apporte l’Évangile. Car, le christianisme n’est pas autre chose que la rencontre personnelle avec Jésus-Christ vivant. Cette rencontre, si elle est authentique, produit un bouleversement et un changement radical dans la perception de Dieu, bien sûr, mais également de sa place dans le monde et de son rapport aux autres. En nous révélant que Dieu n’est pas un potentat intransigeant mais une communion d’amour entre les trois personnes de la Trinité dans laquelle chacune des personnes divines se désapproprie de soi-même pour se communiquer dans la relation d’amour qui l’unit à l’autre, le Christ nous indique que la vocation humaine à l’image de Dieu est ce bouleversement radical qui nous fait passer de la satisfaction des nécessités animales au partage de la vie transcendante de Dieu.
Cette connaissance rejoint notre expérience fondatrice de la conscience de soi. En effet, c’est d’abord, comme le montre Martin Buber, dans le regard d’autrui que je prends conscience de ma personne. Le « je », que je suis, prend naissance dans un « tu ». Si ce regard de l’autre, qui me fait naître à la conscience d’exister, est un regard d’amour, je me perçois comme aimable, digne d’être aimé et donc d’aimer à mon tour. Bien avant la perception de soi dans un miroir, qui est assez tardive et souvent négative, c’est cette expérience d’une relation fondatrice qui nous fait le mieux comprendre la réalité divine comme communion d’amour et la capacité de connaître Dieu en vérité. On voit donc que la transmission d’un savoir culturel est largement insuffisante. Certes, il n’est pas question d’obliger qui que ce soit à rentrer dans ces considérations évangéliques. Mais il est important de lui permettre de faire cette expérience fondatrice d’une rencontre du Christ.

Enseignement sur l’Éducation n° 10
Publié dans Paris Notre-Dame le 21 janvier 2021

Le Christ a rappelé le double commandement de l’amour de Dieu et du prochain. Mais il parle d’un commandement nouveau. Quel est-il ? « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 15, 14). Il ne s’agit plus seulement d’aimer avec ses capacités humaines mais d’aimer à la façon de Jésus. Or, pour aimer comme lui, il faut d’abord le connaître en écoutant ses paroles, en regardant les gestes qu’il a posés en allant à la rencontre des laissés-pour-compte, des infirmes, des boiteux, des aveugles, des femmes de mauvaise vie, des gens mal famés, des petits enfants et de tous ceux qui l’approchaient quels qu’ils soient. Aimer comme le Christ, c’est apprendre à accueillir l’autre tel qu’il est. C’est aussi apprendre à donner et à recevoir. C’est enfin aller jusqu’au bout de l’alliance passée avec lui au-delà de la désillusion et de l’échec.
Une école catholique se doit de permettre cette expérience de la gratuité dans le service des autres. Il existe tant de pratiques sociales de la charité que je m’abstiens d’en énumérer une liste exhaustive. Un autre exemple d’apprentissage humain est celui de la prière. La prière est un acte authentiquement humain. Jamais on n’a vu des chimpanzés, même les plus évolués, les bonobos ou les gorilles, entrer en relation avec une « transcendance » par le moyen de la prière. Aucun éthologue, même parmi les plus confirmés, n’a jamais décrit un tel comportement. Il s’agit donc de quelque chose de spécifiquement humain que l’on retrouve dans toutes les civilisations par le biais de la méditation, de la concentration, de la capacité d’établir un silence intérieur ou un dialogue avec une présence supérieure. Ces différentes pratiques pourraient être proposées à tous car la prière est une expérience humaine qu’il est dommage d’ignorer. La vie spirituelle est une part fondamentale de l’humanité et elle nous rend plus humains.
Bien sûr, il s’agit bien de n’accueillir que les volontaires pour ne pas heurter les consciences. À l’école, tous les élèves doivent faire du sport. Et pourtant, tous les adultes, loin s’en faut, ne pratiquent pas le sport. On nous dit que c’est nécessaire pour la santé mais l’exercice physique en général peut être produit par bien d’autres activités que le sport. Je dis cela avec d’autant plus de sérénité que j’ai tâté jadis de la médecine du sport. Mais si l’on estime qu’il est important que tous les élèves pratiquent le sport, pourquoi ne leur permettrions-nous pas de découvrir la prière en en proposant systématiquement l’expérience ? J’ai connu cela dans le diocèse de Nanterre avec ces remarquables écoles de prière pour les jeunes de 7 à 17 ans. À leur retour, ces jeunes étaient ravis et ne craignaient pas d’en parler à leurs amis malgré l’apparente obsolescence de la proposition dans une époque qui fait fi de la dimension spirituelle.

Enseignement sur l’Éducation n° 11
Publié dans Paris Notre-Dame le 28 janvier 2021

L’Évangile peut nous aider dans la compréhension de la valeur de chaque être humain : « N’ayez crainte, les cheveux de votre tête sont tous comptés » (Lc 12,7). Le Christ prévient toutes nos peurs, toutes nos angoisses, relativement à la mort, à notre avenir terrestre et éternel et au sens même de notre existence. Il est vrai que nous en avons particulièrement besoin en ces temps de pandémie et de terreurs irrationnelles. Mais plus encore Jésus va à la rencontre de ceux qui sont honnis, délaissés et nous apprend à ne jamais désespérer de personne. Tout homme est à l’image de Dieu et par là même est revêtu d’une dignité insurpassable qui jamais ne peut être enlevée. Dieu est une relation créatrice dans l’amour que l’on appelle Trinité. Nous sommes fondamentalement, comme nous l’avons déjà dit, des êtres de relation et c’est ainsi que nous sommes à l’image de Dieu. C’est une vérité que tout éducateur doit transmettre aux enfants pour qu’ils aient cette conscience aiguë de leur valeur aux yeux de Dieu.
De là découle une pédagogie qui valorise chaque élève, mais aussi chaque professeur et qui n’hésite pas à solliciter la participation des personnels de service dans l’unité pédagogique et la réflexion sur chaque élève. Une fois cette conscience acquise, il convient de l’entretenir comme l’agriculteur cultive son champ. C’est pourquoi il me semble que pour les éducateurs la parabole du semeur de l’évangile est éclairante. Nous nous rappelons ce que Jésus disait à propos du semeur sorti pour semer. Comme il sème largement, les grains sont tombés sur le bord du chemin, dans un terrain pierreux, dans les ronces et enfin dans la bonne terre. Ce qui est semé ne fructifie que dans la bonne terre. Or, la bonne terre n’existe pas à l’état naturel. Il n’existe que des ronces, des terrains pierreux, des sols tassés. La bonne terre est celle qui a été travaillée, retournée, sarclée et qui, de ce fait, est prête à recevoir la semence et à la faire fructifier.
C’est là tout le travail de l’éducateur que de préparer cette bonne terre.
Puissent les éducateurs chrétiens devenir des cultivateurs zélés qui permettent au semeur qu’est notre Seigneur de trouver la bonne terre qui fera porter à sa Parole un fruit abondant dans le cœur des enfants qui leur sont confiés.

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