Homélie à Protestants en fête à Strasbourg (Pasteur François Clavairoly)

Genèse 4, 4-9 Luc 15, 13-32 : Fraternités assassines, fraternités réconciliées.
Ce texte de la Genèse relate l’histoire de Caïn et Abel et parle de fraternité, de nos fraternités espérées et déçues, de nos proximités humaines heureuses et malheureuses, de nos voisinages si faciles et si vite conflictuels. Ce récit parle de « nous », de nos vies blessées, de nos larmes intérieures et de notre vivre ensemble dans une société fracturée. La cité des hommes, votre cité, a besoin du souffle heureux de cette fraternité.

Fraternités assassines, fraternités réconciliées

Chers amis, frères et sœurs,
Merci pour cette belle invitation, à l’occasion des 500 ans de Réforme. Le premier geste que nous faisons ce matin, dans la ligne de la Réforme, est celui de nous mettre à l’écoute des textes bibliques. Au cœur du culte, l’écoute de la Parole. Et la première Parole que nous y recevons est celle d’une grâce qui nous tient chacune et chacun à équidistance de l’amour de Dieu, nous établissant ainsi frères et sœurs car fils et filles d’un même Père, à égalité entre humains, entre hommes et femmes. Nous entrons alors dans la médiation, libres d’interpréter et par conséquent d’agir dans le monde. Ce texte de la Genèse relate l’histoire de Caïn et Abel et parle de fraternité, de nos fraternités espérées et déçues, de nos proximités humaines heureuses et malheureuses, de nos voisinages si faciles et si vite conflictuels. Ce récit parle de « nous », de nos vies blessées, de nos larmes intérieures et de notre vivre ensemble dans une société fracturée. La cité des hommes, votre cité, a besoin du souffle heureux de cette fraternité.

Cette histoire est notre histoire mais elle n’est pas le dernier mot de la bible. Elle est au contraire placée en son début, comme pour suggérer qu’une suite est possible, y compris après que le pire a été commis pour dire qu’une promesse y est contenue, la promesse d’une histoire à vivre, la promesse d’une fraternité sans cesse recommencée.

L’on ne saura jamais vraiment pourquoi Dieu a regardé favorablement l’offrande d’Abel et non pas celle de Caïn. Les commentateurs ont écrit des livres entiers à ce sujet. Un Dieu qui aurait eu finalement raison de préférer une offrande animale à celle de Caïn, car une offrande animale est plus élaborée alors que celle de Caïn, plus simple et peut-être, comme le suggère la tradition rabbinique, un peu moins préparée et moins bien présentée, il reste que ce regard posé sur l’une et non pas sur l’autre, instaure chez l’un des frères un sentiment d’incompréhension puis d’injustice et, finalement, provoque une colère.

Nos vies sont ainsi marquées par un tel malaise, par ce « quelque chose qui ne va pas », par ce serpent qui dénote et inquiète, venu d’on ne sait où et comme déjà là dans le jardin d’Eden, ou encore comme dans la tragédie où il est annoncé que « tout ne va pas bien ». Le récit parle de notre identité faite de tout cela, faite très tôt de mal être, d’incompréhension, de sentiment d’injustice et puis de colère. Il est comme un récit d’initiation pour aider à grandir s’il était encore possible : la fraternité est mise à l’épreuve car depuis son origine c’est ainsi, elle est éprouvée, la famille y est mise en danger, la cité des hommes mise en péril, et la tra gédie est là, telle qu’elle a d’ailleurs été écrite et jouée jadis dans le monde grec, à la même époque où s’écrivait ce fameux texte de la Genèse. Caïn et Abel, c’est une tragédie grecque dans un théâtre biblique.

Deux frères, deux hommes libres et à égalité sont amenés à vivre une rivalité. Et l’un des deux fera le choix, sans aucun argument, de l’affirmation identitaire au point de nier l’identité de l’autre. Dans la tragédie grecque, chaque protagoniste possède ou croit posséder un droit absolu qu’il doit faire prévaloir. Il s’agit ici de la revendication d’une reconnaissance, celle de l’égalité des offrandes. Cette tension tragique entre l’égalité et la rivalité, une rivalité exacerbée à cause de ce qui est perçu comme une injustice, cette tension constitue bien souvent le nœud de nos rapports humains. La question posée est alors la suivante : devant ce sentiment d’injustice, l’identité, celle de Caïn, autrement dit la nôtre-même, serait-elle mise en cause à ce point que la seule solution soit le recours à la violence et au refus du dialogue ?

Devant le sentiment d’injustice, comme l’analyse de déclassement, de perte, d’échec, de tristesse, tout s’effondre- t-il, le discernement, l’intelligence, la délibération, la raison ? À cause de ce sentiment, faut-il alors passer à l’acte sans le truchement de la parole et devenir extrémiste, radical ?

Faut-il rester dans la confrontation, supprimer l’autre différent, excommunier et refuser la fraternité ?
Je veux lire avec vous le récit de la Genèse au sujet de Caïn et d’Abel non pas tant comme une tragédie grecque que comme une parabole. Et je propose d’y trouver la bonne information qui sera le sujet d’une joie : notre identité, en effet, ne se fonde pas dans la méchante revendication d’une égalité avec d’autres hommes ou d’un droit à leur égard ou d’un passe-droit.

Notre identité est placée sereinement en Christ, lui qui pourtant a été déclassé, défiguré, déshumanisé, déchu, désarticulé, humilié et désinscrit, en quelque sorte, de la liste des méritants en quoi que ce soit. En lui, donc, nous n’avons vraiment rien à revendiquer ni à faire valoir ; il n’avait en effet presque plus rien d’humain sur la croix. Il n’avait plus rien de légitime, plus rien de valable aux yeux des hommes, plus rien de conforme à ce que la raison peut invoquer pour justifier son existence et sa cause. En lui, comme lui, nous croyons que nous n’avons rien à faire pour être acceptés sinon d’être en confiance en Dieu. Ni nos offrandes, même les plus délicieuses, ni nos œuvres, même les meilleures, ni même notre doctrine, la plus orthodoxe ou la plus libérale qui soit n’y feront rien. Notre identité est en Christ, celui qui a été rejeté et méprisé par tous. Et, si celui-là, précisément, objet de dérision et de condamnation, a été le premier relevé d’entre les morts, le premier réhabilité, le premier remis debout, alors, avec lui, nous le serons aussi sans aucun doute.

Notre identité n’est donc pas fondée dans notre capacité à justifier notre vie par une performance ou, pour reprendre le texte, par une offrande, comme Caïn s’en inquiétait jadis au point de tuer son frère. Notre identité ne se fonde pas dans la prétention à une autonomie que nous revendiquerions tel un héros nietzschéen, mais en Christ seul.

L’histoire de Caïn et Abel alerte et met ainsi en garde contre le fondamentalisme et contre les revendications identitaires qui sous couvert de cohérence doctrinale et de justification, excommunient, humilient et parfois même tuent, au nom de la quête désespérée d’une reconnaissance par Dieu, une quête devenant agressive car peu confiante.

Dans cette perspective, je crois que nous pouvons affirmer justement que la foi est confiance, que la religion n’est pas agressive, menaçante et obscure, qu’elle ne se laisse pas assigner à résidence du côté de l’obscurantisme c’est à dire du côté de l’obéissance servile et de l’auto justification en attente d’une récompense. La foi n’est pas obscure mais elle se tient du côté de la confiance, de l’intelligence critique et du discernement de ce qui advient. « Croire c’est penser », écrira Paul Ricœur, c’est ouvrir son intelligence. Contre Caïn pour qui croire en revient toujours à se justifier devant les autres et devant Dieu y compris par la force et donc toujours à se comparer, à être en compétition, et finalement à haïr.

Croire et penser, la prière et l’intelligence, la conviction et la réflexion, fides et ratio, la foi et la raison, les deux sœurs jumelles qui se chamaillent depuis l’origine des temps, même si elles se déchirent parfois, sont donc ici, à vrai dire, inséparables en nos cœurs.

L’identité chrétienne est bien inscrite en Christ et non en nous-même. Elle est délibérément décentrée : l’identité est en Christ, de sorte que chacun, quel qu’il soit et quoi qu’il ait fait, se trouve situé à équidistance de l’autre différent, de sorte qu’il est frère et que nous sommes frères et sœurs à jamais. L’identité chrétienne est délibérément fraternelle, car elle accepte l’altérité. Revenons alors à la page de la Genèse qui rapporte cette phrase de Caïn au moment où il lui est demandé où est son frère : « lo yadarty » dit le texte hébreu : « je ne sais pas », en une forme de repli sur soi et d’indifférence. Et il en est rajouté même, par cette fausse manière de s’interroger en disant : « achomer ari anoki » : « suis-je le gardien de mon frère ? ». Je suggère alors que le message contenu dans cette page invite chacun à répondre positivement, avec courage et avec joie, à la question posée en disant : « je sais bien où est mon frère » et en effaçant l’interrogation, pour affirmer avec confiance : « oui, je suis le gardien de mon frère et de ma sœur ». Et d’agir en citoyen responsable dans la vie de la cité à fin que la promesse se réalise qui nous fasse enfin passer d ’une fraternité assassine en une fraternité réconciliée. L’autre récit de l’évangile parle de même de deux frères en recherche : l’un, le plus jeune qui quitte la maison, l’autre, l’aîné qui n’a jamais cessé d’y travailler. Au retour du prodigue, voici que l’aîné se met en colère. Il n’a jamais désobéi, il a été conforme, il est resté à son poste, il a toujours bien travaillé. Et il prend très mal la fête et la joie qui s’exprime déjà : celle du père qui retrouve un fils perdu. Il ne comprend pas, lui qui n’a rien perdu, lui qui ne s’est jamais perdu, puisqu’il est resté fidèle, que son père coure aux devant du cadet et le prenne dans ses bras, l’accueille et le pardonne, lui offre sa grâce, autrement dit, avant même que ce dernier ait eu le temps de confesser quoi que ce soit.

Il ne comprend pas que la vie n’est pas la vie sans les risques de la vie, sans les blessures, sans l’audace de l’aventure, sans la douleur de la perte et de la solitude, sans la mort, même, sans le remord, sans le courage d’un retour et sans l’immense joie des retrouvailles. Il ne veut pas entrer dans la maison ni participer à la fête, par manque de confiance dans son père. Il s’exclue et s’excommunie lui-même de la vie promise et de la joie partagée, en niant la fraternité et refusant la main tendue qui l’invite à entrer. Sa vie est sans vie, en vérité, cadenassée. Sans spiritualité, sans souffle. Il se tourne sur lui-même et ne regarde qu’à sa vérité, à son mérite supposé, comme l’a fait Caïn, oubliant l’existence même du cadet. Il est autocentré alors que le père l’invite à reconnaitre enfin l’autre différent, le frère qu’il ne connait plus, qu’il ne veut plus reconnaitre comme tel quand il le nomme « ton fils que voilà ». La bonne nouvelle du récit, malgré le ton lucide et réaliste de ce texte, est cependant présente. Le message se reçoit en effet comme en secret dans la forme même du texte : le lecteur attend une conclusion qui n’est pourtant pas écrite. Et c’est ici un message de joie pour ce jour de culte de la cité !

L’absence de conclusion intrigue, en effet, mais elle suggère à l’intelligence du lecteur de poursuivre, de ne pas s’en tenir là, d’inventer à son tour et d’écrire les pages encore inconnues d’une joie toujours possible et d’une fraternité toujours à recommencer : il s’agit pour le lecteur, l’auditeur, le croyant, de tenir les promesses inaccomplies que la parabole invite à vivre.

Dans la cité, dans les différentes responsabilités citoyennes, dans le champ immense d’une humanité fraternelle, il est attendu, afin de donner souffle à la République qui en manque parfois. Une République qui ne reconnait aucun culte, bien évidemment, mais qui les connait tous, et au sein de laquelle le croyant assume la vocation de rester vigie de la fraternité, comme cela a été dit récemment, et sentinelle de l’évangile. Amen

Source : FPF

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