Homélie du cardinal André Vingt-Trois lors de la Messe de minuit 2013

Cathédrale Notre-Dame de Paris, le 24 décembre 2013 à minuit

 Is 9, 1-6 ; Ps 95, 1-3.11-13 ; Tt 3, 4-7 ; Lc 2, 15-20

LE SALUT DE TOUS LES HOMMES.

1. Il est venu dans l’histoire des hommes.

La naissance de Jésus de Nazareth dans le secret de la nuit de Bethléem est un événement historique qui concerne l’humanité entière. Les critères scientifiques des historiens de l’antiquité n’étaient pas les mêmes que les nôtres, mais ils n’étaient pas nuls et nous sommes bien placés pour savoir comment nos propres critères peuvent être malmenés dans la relation médiatique des événements les plus proches de nous. L’évangile de Luc n’est pas un tissu de fables mythologiques inventées tardivement pour les besoins de la cause. Avec les moyens qui étaient les siens, Luc s’est employé à faire une relation exacte et sincère des événements en rassemblant les témoignages des premiers témoins.

De même que la vie publique de Jésus, son enseignement et les miracles qu’il a accomplis, sont les fondements historiques de la foi chrétienne, de même les circonstances de sa naissance et de sa vie cachée à Nazareth font partie du dépôt de la Foi et révèlent une part décisive de la Bonne Nouvelle destinée à l’humanité entière : cet enfant, né dans la nuit de Bethléem est vraiment fils de Marie, conçu par l’Esprit-Saint, et Verbe de Dieu, incarné dans l’histoire humaine. C’est parce qu’il est vraiment homme et vraiment Dieu que sa venue en ce monde est utile et profitable à l’humanité. Fils de Joseph, il n’aurait été, au mieux, qu’un prophète de plus, sans plus de succès que les précédents. Pleinement Fils de Dieu, s’il n’avait fait que prendre l’apparence humaine, il aurait été impuissant à changer vraiment le cœur des hommes et à rénover leur liberté.

Si la fête de Noël continue de tant fasciner des hommes et des femmes complètement éloignés de la foi chrétienne, n’est-ce pas justement parce qu’elle véhicule une espérance inextinguible, l’espérance du salut de l’humanité dont nous voyons bien que celle-ci n’est pas capable de l’accomplir par ses seuls moyens. C’est tellement frappant que certains, travaillés par un zèle passionné pour la laïcité, rêvent de « séculariser » la fête de Noël, faute de pouvoir en effacer le souvenir du cœur de nos contemporains. Même si les crèches « sécularisées » et la frénésie de fête et de cadeaux nous semblent bien éloignées de la naissance pauvre et discrète qui en est la cause initiale, nous pouvons encore y repérer la trace de l’attente, même confuse, du Sauveur.

Ce soir, au cœur de cette nuit très sainte, des anges vous ont conduits ici, comme ils conduisirent jadis les bergers à la crèche. Ils ne vous ont pas demandé de brevet de foi ni de moralité. L’enfant qui vous accueille ce soir, ne vous fait passer aucun examen pour savoir si vous avez tout compris de la Trinité, ni si vous êtes capables de réécrire la doctrine de l’Église, mais il vous demande d’ouvrir votre cœur pour recevoir le message dont il est porteur, un message d’espérance.


2. L’espérance en la miséricorde de Dieu.

Si pour beaucoup de nos contemporains il ne subsiste que des vestiges de cette espérance, à nous qui sommes les disciples du Christ il est donné, par pure grâce, d’en connaître l’immensité et la profondeur. C’est le message des Apôtres qui trace le chemin de l’Église et qui est destiné à éclairer l’humanité entière. C’est le message de saint Paul que nous venons d’entendre : « La grâce de Dieu s’est manifestée pour le salut de tous les hommes. » ou comme le dit encore saint Paul plus loin dans la même épître : « La philanthropie de Dieu s’est manifestée. » (Tite, 3, 4) C’est son amour pour l’humanité qui est la cause et la clef d’intelligence de l’Incarnation du Verbe en notre chair.

Après avoir envoyé quantité de messagers qui furent peu entendus ou mal reçus, c’est son amour pour l’humanité qui pousse Dieu à envoyer son Fils, son Unique, pour rétablir l’alliance rompue avec l’humanité. Ce dernier Envoyé est non seulement le meilleur et le plus précieux, il est comme un autre lui-même, son propre Fils. En lui nous est manifestée la tendresse miséricordieuse de Dieu qui se fait l’un d’entre nous pour que nous puissions participer à sa vie divine comme il participe à notre vie humaine. Avec lui le cycle infernal est rompu : l’homme n’est plus enfermé dans une fatalité qui le conduirait inéluctablement à l’échec, au malheur et à la mort. La nuit est traversée par la lumière du soleil levant et nous échappons à l’obsession de la mort et du malheur.

Si nous croyons vraiment que Dieu aime les hommes et qu’il se donne tout entier pour eux, cette certitude est un appel à mener notre existence de façon à être prêts à accueillir le Christ lors de son avènement final. Saint Paul nous le dit : il s’agit pour nous de vivre « dans le monde présent en hommes raisonnables, justes et religieux en attendant le bonheur que nous espérons… »
Voulez-vous que nous réfléchissions quelques instants à ce que peut signifier pour nous « vivre en hommes raisonnables, justes et religieux. » ? Je me contenterai d’attirer votre attention sur quelques aspects de notre actualité.

Il n’est pas très raisonnable de notre part de vivre sans respecter les données du monde qui nous est confié. Faire comme si l’union d’un homme et d’une femme n’incluait aucune responsabilité mutuelle. Faire comme si la stabilité familiale était sans influence sur l’équilibre des enfants et sur leur épanouissement. Faire comme si la liberté des enfants supposait de les affranchir de leur famille. Faire comme si un homme et une femme étaient interchangeables dans leur mission éducative. Faire comme si on pouvait fabriquer et refuser des enfants sur commande. Faire comme si c’était rendre service à nos proches de renoncer à les accompagner à la fin de leur vie et de précipiter leur mort. Faire comme si les ressources naturelles du monde qui nous est confié étaient inépuisables et en détruire une partie notable pour assurer un mode de vie plus agréable à une faible partie de l’humanité.

Sans allonger cette liste en entrant davantage dans les détails, je voudrais vous inviter simplement à réfléchir. Pensez-vous que dans tous ces domaines notre humanité avance de manière raisonnable ? Quand l’Église appelle simplement à mettre en œuvre un principe de précaution élémentaire dont on semble par ailleurs faire grand cas, - du moins pour les animaux -, on l’accuse de vouloir défendre une conception particulière de l’existence et de vouloir l’imposer à tous. Grand Dieu ! Nous savons bien que nous n’avons aucun moyen d’imposer quoi que ce soit. Nous nous efforçons simplement de faire appel à la raison humaine et au bon sens pour que notre société cesse de se laisser porter par la frénésie de franchir toujours les limites du possible et qu’elle cesse de jouer avec son propre avenir. Qu’elle cesse de rejeter les questions du sens de la vie humaine et de céder aux groupes de pression en légalisant ce qui va à l’encontre du bien commun et du bien particulier des personnes.

Sommes-nous des hommes justes quand nous acceptons que les fruits de l’ingéniosité et du travail humains ne profitent qu’à une faible partie de l’humanité ? Comment oublier les pays d’Afrique et notamment ceux où notre pays est militairement engagé : le Mali et la République Centrafricaine, et encore toutes les populations du monde soumises à la violence ? Non seulement nous devons considérer, à travers le monde, les peuples accablés par la misère économique et soumis à la malnutrition et aux maladies qui en découlent, mais nous devons aussi regarder dans nos pays développés, le nombre croissant de personnes qui vivent dans une grande pauvreté et parfois dans la misère. Une société où des groupes sociaux se constituent et se mobilisent pour défendre ou accroître leurs avantages économiques sans tenir compte des exigences de l’équité est vouée à la fragmentation sociale et à la violence mutuelle. Sa pratique démocratique risque de se transformer en clientélisme. Il n’est pas juste aujourd’hui que nos sociétés très performantes établissent leur équilibre sur l’acceptation d’une marge d’échecs et remplace la dignité du travail par l’assistance financière. À juste titre, le Pape François nous alerte sur les dommages d’une société du « déchet ».

Sommes-nous des hommes religieux quand nous tolérons que notre société refoule les expressions de la foi hors des relations sociales ? Ne nous posons pas en victimes d’une obscure machination ourdie par des attardés d’un laïcisme de combat. Interrogeons-nous plutôt sur la sécularisation pratique de nos mentalités et de nos mœurs ? Quand des chrétiens qui jouissent de toutes les libertés publiques n’estiment ni utile ni souhaitable de se manifester comme chrétiens dans leur vie sociale ni de professer leur foi par la participation à la vie de leur Église, ne croyez-vous pas qu’ils suscitent eux-mêmes la méconnaissance de la dimension sociale et publique de la foi ? À quoi bon être dans un pays de liberté si c’est pour n’en pas faire usage et se réduire soi-même à la contrainte d’un soviétique sous Staline ou d’un chinois sous Mao ? Nous n’avons pas besoin de chercher bien loin nos adversaires car nous sommes les premiers à restreindre et à brider le développement de notre foi et de notre mission ecclésiale.

3. « Un peuple ardent à faire le bien »

Frères et Sœurs, si je vous invite à faire ces réflexions ce soir, ce n’est pas pour attrister votre fête de la Nativité, mais au contraire, c’est pour vous permettre de la vivre réellement et de mesurer que la venue du Fils de Dieu dans notre histoire humaine est un ferment de changement et de renouveau, un gage d’espérance. Si nous voulons vraiment être témoins de cette espérance pour l’humanité, il nous faut devenir, selon l’invitation de saint Paul, « un peuple ardent à faire le bien. »

Il ne suffit pas de nous rappeler vaguement que nous sommes chrétiens quelques instants dans la nuit de Noël et continuer notre vie comme si de rien n’était. Il nous faut répondre réellement à cet amour infini de Dieu en menant une existence raisonnable, juste et religieuse. Alors, je vous en conjure, en cette nuit très sainte, si vous êtes touchés par la naissance de Jésus dans la nuit de Bethléem, si sa naissance vous apporte quelque consolation et un peu d’espérance, demandez-vous sérieusement : que dois-je faire pour que ma vie soit meilleure ? Que dois-je changer dans ma manière de vivre pour être un peu plus une femme ou un homme « raisonnable, juste et religieux. » ?

En invitant, le diocèse de Paris à « avancer au large » et à vivre une année de l’appel pour la mission, j’ai voulu que chaque communauté de notre diocèse soit davantage témoin de la puissance de transformation du monde que constitue la Bonne Nouvelle qui nous est annoncée : « Un enfant nous est né, un fils nous est donné…Son nom : Conseiller-Merveilleux, Dieu-Fort, Père-à-jamais, Prince-de-la-Paix…. Voilà ce que fait l’amour invincible du Seigneur de l’univers. »

Les projets qui sont élaborés dans quasiment toutes les paroisses du diocèse pour conduire cette année de l’appel sont des signes de la vitalité et de l’actualité de l’Évangile dans chacun de nos quartiers. Rejoignez sans crainte ceux qui sont décidés à faire quelque chose pour que ce monde soit moins impitoyable et plus juste. Ne vous laissez pas submerger par les difficultés de l’existence, ne vous laissez pas dominer par le « prêt-à-penser » et les idées toutes faites, ne croyez pas que nous pouvons nous attribuer le pouvoir de manipuler l’être humain et de nous en servir comme d’un instrument, ne renoncez pas à la puissance de l’amour et à la chance de la fidélité jusqu’au bout. Comme nous y invite le Pape François dans son exhortation apostolique : « Ne vous laissez pas voler la joie de l’évangile. »
Soyez ardents à faire le bien, brûlez du désir de faire le bien et de mieux vivre. Dieu vous bénira et vous comblera de sa joie.

+ André cardinal VINGT-TROIS
Archevêque de Paris

Homélies

Homélies