Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe à Notre-Dame - Vingtième anniversaire de la mort du cardinal François Marty – 6e dimanche du Temps Ordinaire – Année A

Dimanche 16 février 2014 - Notre-Dame de Paris

Pour expliquer à ses disciples la nouveauté de son enseignement dans les Béatitudes, Jésus précise qu’il est venu accomplir la loi et non l’abolir et les inviter à en faire de même en s’abandonnant à l’amour, en acceptant de ne plus tout mesurer, en s’en remettant à Dieu.

Mot d’accueil du cardinal André Vingt-Trois

Frères et Sœurs,

En ce 16 février nous faisons mémoire du vingtième anniversaire de la mort du cardinal François Marty, qui a été notre archevêque pendant treize années, entre 1968 et 1981. Nous avons une pensée reconnaissante pour le ministère épiscopal qu’il a exercé au milieu de nous et nous prions pour lui, pour le repos de son âme et pour qu’il connaisse la plénitude de l’amour de Dieu.

Homélie

 Si 15, 15-20 ; Ps 118, 1-2.4-5.17-18.33-34 ; 1 Co 2, 6-10 ; Mt 5, 17-37

Frères et Sœurs,

Le ministère public de Jésus et sa prédication commencent dans l’évangile de saint Matthieu par ce que nous appelons « le sermon sur la montagne », c’est-à-dire cet enseignement donné par le Christ à ses disciples réunis autour de lui sur la montagne. Nous savons que dans la Bible, la montagne est le lieu où Dieu communique aux hommes ses commandements. Comme Moïse avait reçu les Dix paroles sur le Mont Sinaï, les disciples vont recevoir sur cette montagne, autour de Jésus, les grandes règles de la vie à laquelle il les appelle. Ce discours sur la montagne commence par les Béatitudes, que vous avez tous en mémoire, et dont la nouveauté frappe ceux qui les entendent, si bien que l’évangile de saint Matthieu, à la suite de Jésus, doit essayer d’expliquer, au moins un peu, ce qu’il y a de vraiment nouveau. En quoi est-ce que cette prédication, cet enseignement, diffèrent de ceux des scribes et des anciens tels que les Juifs les connaissaient et les avaient reçus ? Et la discussion qui ne s’arrêtera pas dans ces premiers chapitres de l’évangile de saint Matthieu mais se poursuivra tout au long des premières générations chrétiennes et que saint Paul portera à son paroxysme dans certaines de ses épîtres, va consister à savoir s’il faut, pour connaître le Salut, être soumis à la loi. Autrement dit, Jésus vient-il affranchir les Juifs de la loi qu’ils ont reçue par Moïse sur le Mont Sinaï et des commandements qui leur permettaient de vivre dans la communion avec Dieu et dans l’Alliance ? Ce serait évidemment très tentant pour nous de jouer sur ce contre-point en disant : avant il y avait la loi, et maintenant il n’y a plus de loi ; avant il y avait les commandements et maintenant il n’y a plus de commandements. Mais nous entendons Jésus nous dire exactement le contraire : « Ne pensez pas que je suis venu abolir la loi ou les prophètes : je ne suis pas venu pour abolir, mais pour accomplir » (Mt 5, 17). Comment va se réaliser cet accomplissement de la loi ? Non pas en levant les exigences des commandements, mais au contraire en les portant à leur maximum. Nous le savons, la loi a une fonction pédagogique, elle définit ce qui est autorisé et ce qui est interdit ; elle définit ce qui est bien et ce qui est mal, du moins quand c’est une loi juste. Et donc, quand nous recevons la loi, nous disposons d’une sorte de ligne jaune par rapport à laquelle nous pouvons apprécier nos actions, nos comportements, selon qu’ils obéissent ou non à la loi. Mais nous savons bien, et nous l’éprouvons dans notre propre vie, que cette obéissance à la loi peut s’accompagner d’une indifférence du cœur. On peut obéir matériellement aux commandements sans pour autant être entré dans la logique profonde de la loi du Seigneur. C’est pourquoi Jésus nous dit qu’il vient l’accomplir non pas en l’abolissant, mais au contraire en poussant plus loin les interdits de la loi. « On vous a dit que celui qui commettra un meurtre en répondra au tribunal, … Eh bien ! Moi je vous dis : Tout homme qui se met en colère contre son frère, en répondra au tribunal » (Mt 5, 21-22). Le meurtre, c’est ce que nous appellerions dans notre culture moderne, le passage à l’acte de la haine et de la violence. Mais Jésus nous dit que ce n’est pas seulement violer l’interdit du meurtre qui est mauvais, c’est aussi de nourrir la raison pour laquelle on commet le meurtre, c’est-à-dire avoir de la colère contre son frère. Il ne s’agit plus simplement de juger de la matérialité des actes, mais de juger de l’intention du cœur. De même quand on dit : « Tu ne commettras pas d’adultère. Eh bien ! Moi je vous dis : Tout homme qui regarde une femme et la désire, a déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur » (Mt 5, 27-28), ce n’est pas seulement l’acte de l’adultère qui est mauvais, mais c’est aussi le désir de l’adultère, le désir profond qui pousse cet homme à prendre possession de la femme. Ou encore « Tu ne feras pas de faux serment » cela aussi c’est un acte repérable qui s’exprime par des paroles, « Eh bien ! Moi je vous dis : Ne faites aucun serment, … que votre oui soit oui, ou que votre non soit non, et le reste vient du mauvais » (Mt 5, 33-34.37).

À travers ces quelques exemples que Jésus prend pour exprimer ce qu’il apporte de nouveau, nous découvrons surtout qu’il invite ses disciples à entrer dans un cheminement différent. Il ne s’agit plus simplement d’obéir aux commandements de Dieu qui restent valides et qui doivent être suivis, mais il s’agit d’aller au plus profond de notre cœur. Il ne s’agit plus simplement d’une obéissance extérieure nous permettant de nous ranger parmi les justes ou parmi les injustes, mais il s’agit d’une obéissance intérieure, c’est-à-dire de la communion du cœur avec Celui qui nous appelle et auquel nous essayons de répondre. Ainsi, en ouvrant cette porte, non pas simplement sur les actes matériellement commis, mais sur les intentions et sur les orientations du cœur qui sont à la source de ces actes, le Christ ouvre devant nous un chemin que nous ne pouvons pas parcourir seuls jusqu’au bout. C’est au-delà de nos forces ! Peut-être, avec beaucoup de persévérance, pouvons-nous respecter la loi et les commandements dans la matérialité des actes, mais pour ce qui est de la conversion du cœur, il n’y a pas un jour où nous pouvons dire : « ça y est, j’ai réussi, je suis converti ! ». Nous sommes en état de conversion permanente parce que perpétuellement nous sommes appelés à réorganiser nos priorités intérieures, ce qui nous fait vivre, ce qui nous met en mouvement, ce qui nous attire, ce que nous désirons, non pas seulement en fonction de ce qui est autorisé ou défendu, mais en fonction de l’appel de la miséricorde totale de Dieu qui veut toucher toute notre personne. Cet appel à la miséricorde de Dieu est un chemin sur lequel nous devons constamment recommencer, constamment remettre en jeu, non pas l’obéissance à tel ou tel règlement, mais l’orientation de notre cœur, l’orientation de notre liberté. Vers quoi voulons-nous aller ? Qui voulons-nous aimer ? Comment nous conduisons-nous à l’égard de nos semblables et à l’égard de Dieu ? Non pas par des actes, mais par ce que nous pensons, par ce que nous désirons, par ce que nous essayons de réaliser, par ce qui est le désir de notre cœur. C’est pourquoi la véritable sagesse, qui commence quand nous obéissons aux commandements de Dieu, ne peut trouver sa plénitude que lorsque nous franchissons ce seuil où il n’est plus seulement question d’obéir aux commandements, mais de nous abandonner tout entiers à l’amour, c’est-à-dire d’accepter de ne plus pouvoir mesurer nous-mêmes notre justice et nous en remettre à Dieu qui pardonne.

Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.

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