Homélie du cardinal André Vingt-Trois – Messe de Minuit à Notre-Dame de Paris

Mercredi 24 décembre 2014 - Notre-Dame de Paris

La naissance du Sauveur, Jésus le Christ est-elle vraiment une bonne nouvelle pour nous ? Beaucoup pensent ne plus avoir besoin d’un sauveur. Le XXe siècle a montré à travers sa litanie de drames, d’horreurs et de morts ce que l’humanité abandonnée à ses seules forces peut produire. Dans notre civilisation de consommation, nous sommes invités à donner les signes du salut en prenant sur nos épaules un peu de la misère du monde par des gestes très concrets.

Is 9,1-6 ; Ps 95 ; Tt 2,11-14 ; Lc 2,1-14

Frères et Sœurs,

Comme les bergers, nous avons entendu le message adressé par l’ange de la part de Dieu : « Aujourd’hui vous est né un Sauveur qui est le Christ, le Seigneur ! » (Lc, 2, 10-11). Et de la part de l’ange cette annonce était une bonne nouvelle, voici que « je vous annonce une bonne nouvelle ». Au cœur de cette nuit nous recevons la même annonce, un Sauveur nous est né. Mais est-ce que cette annonce est vraiment une bonne nouvelle pour nous ?

Je ne parle pas seulement de nous qui sommes ici dans cette cathédrale, mais je pense aux hommes de notre temps, est-ce que c’est vraiment pour eux une bonne nouvelle qu’un sauveur soit né ? Peut-être beaucoup pensent qu’ils n’ont plus besoin de sauveur ? Depuis deux siècles l’espérance du salut a été récupérée par des prophètes qui ont substitué à la promesse divine la capacité humaine de sauver l’humanité. Ils ont estimé qu’ils n’avaient plus besoin de Dieu pour apporter le salut au monde. Et puis, au cours du XXe siècle, ils ont été relayés par les progrès stupéfiants des sciences et des techniques, qui semblaient indiquer que vraiment l’humanité progressait dans la capacité de surmonter tous les malheurs, au moins dans notre Europe occidentale et en Amérique du Nord. Parallèlement à cet essor extraordinaire qui permettait effectivement de surmonter tant de misères, le même XXe siècle donnait le spectacle d’une industrie de mort, depuis le génocide arménien, en passant par la Première guerre mondiale, l’extermination des camps nazis, Hiroshima, le goulag, l’enfer jaune de Pol Pot, autant d’étapes qui inscrivaient la mort, non pas simplement comme une menace lointaine mais comme une menace immédiate pour des millions d’hommes et de femmes. Alors, non seulement les magnifiques progrès qui avaient été réalisés n’ont pas réussi à empêcher ces massacres, mais pour une part, ils y ont contribué. Aussi, l’humanité occidentale dopée par ses succès marchait avec entrain vers un paradis sur terre. Le monde continuait de mourir doucement avant que l’Occident lui-même, dépité des résistances qu’il rencontre, passe d’un paradis terrestre aux paradis artificiels.

Comment pourrait-on penser que l’humanité n’a pas besoin de sauveur ? Comment pourrait-on penser que, livrée à elle-même, à ses propres ressources, et à la déraison de ses forces, elle peut surmonter la violence et la mort ? Bien sûr, chaque fois nous sommes persuadés que c’est la dernière… et qu’il n’y aura plus de guerre ! Mais aujourd’hui, en Europe, à quelques heures d’avion de nous, l’Ukraine est déchirée, la Syrie et l’Irak sont sous la menace du fanatisme terroriste, Israël et les Palestiniens entreront bientôt dans la huitième décennie de leur guerre. Que pouvons-nous dire ? Que pouvons-nous faire ? Oui, vraiment, l’humanité aujourd’hui, plus que jamais, a besoin d’un sauveur. Si l’on essaye d’étouffer les promesses de salut qui nous sont données, si nous sommes trop défaillants à les porter et à en témoigner devant les hommes, alors ceux-ci chercheront le salut dans des voies qui sont des impasses et qui conduisent à la destruction de leurs semblables. Faute que notre espérance soit suffisamment partagée, elle est remplacée par des rêves morbides qui entraînent des esprits faibles, ou des idéalistes irréalistes, dans des chemins de mort. Tout cela ne se passe pas sur une autre planète, dans un autre pays ; malheureusement depuis quelques semaines cela se passe chez nous, cela se passe à Joué-lès-Tours, à Dijon, à Nantes, et un jour ailleurs.

Alors, je vous le demande : nous qui croyons que le Christ est le Sauveur, que pouvons-nous faire ? Que pouvons-nous dire ? Si nous acceptons que l’on ne parle plus de la foi ? Si nous acceptons que l’on escamote les aspérités du chemin de la vie ? Si nous acceptons, de proche en proche, que l’homme se fasse chaque jour davantage l’ingénieur de sa propre existence avant de devenir l’auteur de sa propre mort ? On ne peut pas être horrifié de la mort un jour et le lendemain souhaiter la donner. La mort n’est pas divisible. Il n’y a pas les morts douces et les morts dures, il y a la mort. Notre responsabilité, puisque nous accueillons cet enfant comme le Messie, c’est de conformer notre vie au chemin qu’il a ouvert. Notre responsabilité, c’est d’assumer les difficultés de l’existence comme des gens qui croient vraiment que la miséricorde de Dieu s’est manifestée, comme nous le dit l’apôtre dans l’épître à Tite : « la grâce de Dieu s’est manifestée pour le salut de tous les hommes » (Tt 2,11), elle nous apprend « à vivre dans le temps présent de manière raisonnable avec justice et piété » (Tt 2,12). Avant que nous ne prétendions devenir des saints, demandons au moins à Dieu la grâce de « vivre d’une manière raisonnable avec justice et piété » ! Et s’il le veut bien, que la puissance de son amour nous entraîne à faire mieux ! Mais que notre faiblesse ne nous conduise pas à renoncer à mener une vie raisonnable, juste et emplie de foi, une vie dans laquelle le bien n’est pas équivalent au mal, une vie dans laquelle les responsabilités de chacun sont reconnues et respectées et non pas confondues, une vie dans laquelle le cadre de la famille, du soutien qu’elle apporte à l’existence de chaque homme, n’est pas détruit, une vie dans laquelle l’impératif économique ne prend pas une telle place qu’il devient le régulateur de toutes les existences, une vie dans laquelle quelque chose compte plus que ce que je désire, c’est ce que je peux apporter à mes semblables !

Les informations qu’on nous a données ce soir sur la fête de Noël consistaient pour vingt-cinq minutes à étudier avec science et précision le marché des cadeaux et des réveillons. Durant les cinq dernières minutes, on nous a quand même dit que Noël, c’était une fête chrétienne et qu’il y avait des gens qui allaient aller à la messe… vous en êtes ! On ne nous a pas parlé des milliers d’hommes et de femmes qui cette nuit, se dévouent à travers les grandes villes ou les villages pour que des hommes et des femmes vivent cette nuit de Noël d’une manière moins pénible, pour que la venue du Christ soit vraiment une espérance pour eux parce que ce sera déjà une réalité. On les aura accueillis, nourris, chauffés, reconnus comme des hommes et comme des femmes. On ne parle pas des milliers d’hommes et de femmes qui vont passer cette nuit au chevet des malades et des mourants, non pas pour leur donner la mort mais pour les aider à mourir dans la dignité, parce qu’ils les jugent dignes de mourir en hommes et en femme aimés de Dieu. Sur tout cela, vous n’entendrez rien, que le silence… Mais c’est notre responsabilité de savoir que cette promesse du Sauveur, cette bonne nouvelle qu’un sauveur nous est né est une réalité. Cela n’est possible que si nous donnons les signes de cette réalité, les signes du salut, si nous donnons à manger à celui qui a faim, si nous habillons celui qui est nu, si nous visitons celui qui est en prison ou celui qui est malade, bref si nous mettons en pratique ce que dit l’Évangile.

Alors, frères et sœurs, pour que notre joie soit complète, pour que nous soyons vraiment à l’unisson de la joie de Noël, de la joie des bergers pauvres venus entourer cet enfant nouveau-né, demandons au Seigneur qu’il élargisse notre cœur aux dimensions, non pas de nos moyens qui sont forcément restreints, mais aux dimensions de la misère du monde. Aucun ni aucune d’entre nous ne peut prendre sur ses épaules la misère du monde, mais chacun et chacune d’entre nous peut prendre une part de la misère du monde, sa petite part, par une parole, par un geste, par une démarche de réconciliation, par une volonté de faire la paix.

Que le Seigneur nous donne de connaître les chemins de la paix, puisque nous sommes appelés à devenir les hommes que Dieu aime. Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois

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