Homélie du cardinal André Vingt-Trois – Messe solennelle de fondation à Notre-Dame de Paris pour le 71e anniversaire de la Libération de Paris

Dimanche 30 août 2015 - Notre-Dame de Paris

La tendance croissante à dénoncer le mal chez les autres dénonce notre souci de nous exonérer nous-mêmes. Le mal ne vient pas d’abord d’extérieur, mais du cœur des hommes. La faiblesse de nos sociétés révèle donc les doutes qui nous habitent. On ne peut résister au mal par procuration. Il faut un engagement personnel de chacun pour construire la paix ou détourner la mort.

Ouverture du cardinal André Vingt-Trois

Mesdames et messieurs,
Chers frères et chers amis,

Avec la Fondation Charles de Gaulle et la Fondation Maréchal Leclerc de Hauteclocque, je suis heureux comme chaque année de vous accueillir dans cette cathédrale pour la commémoration de la Libération de Paris, le 25 août 1944, et de la cérémonie du 26 août qui a eu lieu dans cette même cathédrale avec la participation du Général de Gaulle. Ces événements dont nous faisons mémoire ne sont pas simplement des bornes historiques par rapport auxquelles nous devrions entretenir perpétuellement un souvenir qui s’amenuise à mesure que les participants des événements disparaissent, mais nous devons mesurer comment ces événements éclairent la vie de notre pays, la vie de notre ville, et nous invitent à nous interroger sur la manière dont nous-mêmes, aujourd’hui, nous sommes engagés dans la vie de la cité. Nous célébrons cette eucharistie à la mémoire des hommes et des femmes qui ont succombé ou qui ont été blessés dans les combats de la libération de Paris, mais plus largement à la mémoire des combattants et des résistants de la Deuxième guerre mondiale. Nous prions évidemment pour la paix dans le monde, en nous rendons compte de la grâce que nous avons de vivre dans un pays préservé depuis plusieurs décennies de combats sur son propre terrain mais qui est aussi engagé inéluctablement dans des combats qui se déroulent à travers le monde.

Homélie du cardinal André Vingt-Trois

 Dt 4,1-2.6-8 ; Ps 14,1-5 ; Jc 1,17-18.21b-22.27 ; Mc 7,1-8.14-15.21-23

Frères et Sœurs,

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les scribes et les pharisiens n’ont pas disparu ! Certes, ils ne constituent pas le même groupe religieux que celui dont les évangiles font état, mais leur attitude, leur manière de regarder leurs semblables, l’acribie avec laquelle ils examinent les comportements des autres, tout cela existe aujourd’hui pour nous. Qui de nous ne serait pas frappé par la vigueur et la persévérance d’une volonté de débusquer le mal chez les autres ? Qui ne serait pas frappé de la propension apparemment insurmontable, par laquelle les grands médias qui nous informent et nous influencent, cherchent avec persévérance le dérapage, la contradiction, la phrase, le mot, l’action qu’ils vont pouvoir mettre en évidence comme un signe de non-conformité, non pas à la tradition des anciens, mais à la pensée correcte dont ils sont les représentants ? Comment éviter de nous laisser emporter par cette fureur à dénoncer les autres, à situer la racine du mal dans le comportement des autres, avec évidemment, plus ou moins consciemment, le souci de nous exonérer nous-mêmes ?

Le mal ne vient pas de l’extérieur, il vient de l’intérieur. Aussi, devant les défis auxquels nous sommes confrontés, les crises que nous abordons, les épreuves auxquelles notre pays est soumis depuis plusieurs mois, il nous faut nous interroger non pas seulement d’où viennent les coups, mais sur cette question : quels coups donnons-nous ? Les mesures de protection et de coercition, les précautions que les responsables publics sont chargés de mettre en œuvre sont utiles et nécessaires, mais elles ne suppléeront jamais notre capacité de nous interroger sur nous-mêmes. S’il y a des faiblesses dans notre société, ce ne sont pas les faiblesses des forces de l’ordre, ou des forces de renseignements, ou des plans de protection. S’il y a des faiblesses dans notre société, ce sont les faiblesses de nos cœurs. Si nous sommes trop souvent menacés de céder à la peur, c’est non seulement en raison du danger objectif qui nous menace, mais c’est aussi en raison du doute radical qui nous habite. En ces temps, les agressions physiques dont notre pays a été témoin et victime, la pression des foules qui essayent de rejoindre l’Europe, peuvent déclencher en nous, assez naturellement, des réflexes de peur. Mais on ne vaincra pas cette peur simplement en disposant de forces supérieures qui pourront juguler les risques ! Cette peur est inscrite en nos cœurs. Elle n’est pas simplement la peur de l’accident ou de l’attentat, ou de l’invasion, elle est la peur de ce que nous pouvons perdre. Il faut que nous ayons le courage de regarder cette peur en face.

L’effondrement de la France au printemps de 1940 n’a pas été seulement une défaite militaire, ce fut aussi une défaite sociale. Si les femmes et les hommes qui se sont courageusement engagés dans la résistance ont été peu nombreux, du moins dans les premières années, ce n’est pas parce que les autres étaient moins courageux, mais c’est parce qu’ils étaient moins motivés. Engager sa liberté, engager sa vie pour défendre un certain nombre de valeurs qui définissaient l’identité de notre pays, cela ne pouvait pas résulter simplement d’une mesure d’autorité ou d’une mesure extérieure. Il fallait une motivation intérieure, une force intérieure, une vigueur qui rendaient capable de refuser un certain nombre de réalités, et de les refuser jusqu’à miser sa vie pour les combattre.

On ne peut pas résister par procuration ! Résister à certains dangers, résister à certains risques, cela suppose un engagement personnel. La semaine dernière, on a beaucoup mis en valeur, à juste titre, le courage des hommes qui se sont interposés dans le Thalys. On n’arrête pas la violence simplement par des discours. On arrête la violence par une manière de donner de soi-même pour construire la paix, ou pour détourner la mort. Ces événements nous poussent à nous demander si nous n’avons pas trop facilement imaginé que l’Etat, la société, les responsables, devraient tout prendre sur eux de sorte qu’il suffirait pour nous de les approuver. Accueillir l’étranger, accueillir l’autre ne peut pas être simplement une décision administrative, ou plus exactement, il faut que la décision administrative soit l’expression d’une disposition collective, ou du moins l’encourage. Comment faire pour que chacune et chacun d’entre nous, dans les conditions qui sont les siennes, fasse front aux urgences de notre temps ? Comment faire pour que chacune et chacun d’entre nous prenne sa part de la responsabilité ? Pour que chacune et chacun d’entre nous accepte d’examiner son cœur pour savoir s’il produit du bien ou du mal ? Le bien et le mal ne sont pas simplement quelque chose d’extérieur à nous-mêmes que l’on pourrait dénoncer, ou que l’on pourrait encenser, mais qui laisserait indemne notre propre liberté.

Nous rendons grâce à Dieu parce que la parole qu’il nous donne, comme nous l’avons entendu de la part de l’Ancien Testament et de l’épître de Jacques, nous permettent de comprendre que dans cet effort de vérité, de lucidité et de responsabilité, nous ne sommes pas abandonnés, nous ne sommes pas sans lumière, nous ne sommes pas sans moyen. La parole que nous recevons éclaire notre chemin d’humanité et nous invite à prendre notre part de la responsabilité commune. Amen.

+André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.

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