Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe à Saint-Louis-des-Français à l’occasion de la Solennité de Saint-Louis

Dimanche 11 octobre 2015 – Église Saint-Louis-des-Français de Rome (Italie)

Les paroles exigeantes que Jésus adresse à ses disciples dans le sermon sur la montagne révèlent la grâce de Dieu faite à l’humanité de partager sa propre vie. Tous sont appelés à la perfection et à la sainteté et pas seulement certains, non seulement dans la vie privée mais aussi dans la vie sociale. Saint Louis est un modèle sous ce rapport. La cohérence entre la vie privée et la vie publique selon la sagesse passe par l’écoute de la voix de la conscience et par la voie que le Christ nous ouvre dans son appel à la perfection.

Photo © François Bousquet

 1 R 3,11-14 ; Ps 36(37) 3-4, 5-6, 30-31 ; Jc 3, 13-18 ; Mt 5,38-48

Frères et Sœurs,

Nous ne pouvons pas entendre ces paroles du sermon sur la montagne sans éprouver un certain choc et sans entendre retentir en nous la question que poseront plus tard les disciples à Jésus : « Seigneur qui peut être sauvé ? » (Mt 19,25) En effet, si ces appels du Christ, tels qu’ils nous sont rapportés par l’évangile de saint Matthieu, à vivre dans la perfection, devaient être une règle de vie qui ne soit pas simplement l’ascension laborieuse d’une perfection morale s’appuyant sur nos efforts, alors qui pourrait être sauvé ? Et vous connaissez la réponse du Christ : « Aux hommes, c’est impossible, mais rien n’est impossible à Dieu » (Mt 19,26). C’est dire que ces appels du Christ à la perfection ne sont pas un appel à un perfectionnement moral perpétuel toujours voué à l’échec, mais une annonce bienheureuse de la grâce de Dieu faite à l’humanité de pouvoir partager sa vie divine en adoptant dans son comportement quotidien les mœurs de Dieu lui-même.

Toutes les générations de chrétiens depuis le Christ ont été confrontées à cette aridité de la parole de Dieu par rapport aux capacités qui sont les nôtres, dont nous éprouvons si souvent les limites. Ils ont trouvé des solutions pour échapper à cette emprise tellement difficile. Une des solutions que l’on partage encore aujourd’hui avec beaucoup de conviction, c’est de présenter ces paroles du Christ comme un idéal admirable, que l’on admire avec d’autant plus de ferveur que l’on s’en tient éloigné et que l’on n’imagine pas qu’il pourrait changer quelque chose dans notre vie. C’est un idéal mais il n’est pas fait pour les hommes ! Ou alors, et ce sera une deuxième échappatoire, il sera fait pour quelques catégories : ceux que l’appel à la perfection ont extraits du monde pour les conduire au désert mener le combat spirituel, ou celles et ceux qui à leur suite, ont été appelés à la vie communautaire dans la vie religieuse et que l’on a dotés de ce que l’on appelait « les conseils évangéliques », impliquant de faire ce que tout le monde ne fait pas… Il suffit de fréquenter un peu les communautés religieuses pour savoir qu’il ne suffit pas d’être entré en religion pour être brusquement propulsé dans la perfection du sermon sur la montagne, et pour comprendre que cette perfection, si elle est un don de Dieu et une grâce, se reçoit toujours dans un combat de la liberté !

Nous avons fait quelques progrès, grâce à Dieu, et nous savons maintenant avec certitude que tous les disciples du Christ sont appelés à la sainteté et que, non seulement les consacrés, mais encore tous les baptisés sont appelés à devenir des saints. Ils reçoivent donc pour eux aussi cet appel du Christ : « vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5,48). Enchanté et enthousiasmé par cette bonne nouvelle, le peuple chrétien tout entier se dit : nous aussi nous allons devenir des saints ! Cela prendra peut-être du temps, mais grâce à Dieu, la vie humaine se prolonge et on a gagné quelques années pour arriver au but ; alors mettons-nous au travail ! Seulement, nous découvrons que ce travail suppose d’abord la foi, c’est-à-dire la conviction que c’est le don de Dieu qui crée la perfection de l’homme, et non la perfection morale de l’homme qui attire la bonté de Dieu. Cette épreuve de la foi dure tout au long de notre vie, jusqu’à son dernier moment. Quand nous sommes arrivés au terme de notre vie, et si nous avons la grâce de nous préparer à ce passage, nous avons encore dans la bouche la parole des disciples : « Seigneur, qui peut être sauvé ? ».

Mais enfin, la porte est ouverte… Il est légitime à chacune et chacun d’entre vous de porter ces conditions, d’accueillir la grâce de Dieu et de voir sa vie cheminer - avec tous les atermoiements que provoque l’existence - vers cette sainteté et cette perfection à laquelle le Christ nous appelle.

On peut considérer que - selon la mauvaise formule de notre expression de la laïcité -, cela concerne la vie privée mais non la vie publique : vous êtes autorisés à être saints en privé, mais pas en public ! En effet, nous savons que la vie sociale se construit sur des combats où il n’y a de place ni pour la miséricorde ni pour la grâce de la perfection. Insensiblement donc, et sans trop y prêter attention, nous avons intériorisé cette conviction que nous pouvons mener le combat spirituel pour notre vie personnelle, corriger nos défauts, nous laisser emporter de temps en temps par un sentiment généreux, mais sans que cela ne touche à l’organisation de la société et à la vie publique.

Saint Louis, que nous solennisons aujourd’hui, et malgré un certain nombre d’erreurs qu’il a pu commettre, a exercé ses fonctions et ses missions royales dans le désir de les conduire selon l’Évangile. Nous avons tous appris que dans son gouvernement, il lui était arrivé de prendre des décisions qui allaient à l’encontre du « bon sens » politique de ses collègues, concurrents, ou ennemis : restituer des biens injustement pris, rendre la justice selon l’Évangile et essayer de garder de la place aux plus petits dans son royaume. Nous préférons à ce modèle assez perturbant, une vision plus cynique de la vie publique et de la vie politique…, une vision qui repose exclusivement sur l’évaluation des forces, l’astuce des manœuvres, la compétition des images, la rapidité à s’exprimer sur tous les sujets, surtout si on ne les connaît pas… et la possibilité de se faire connaître quand il n’y a aucune raison que l’on soit connu ! Tout ceci ne construit pas un chemin de perfection. Mais on ne peut pas reprocher au personnel politique -entraîné dans ce tourbillon de l’apparence médiatique et de la gestion cynique des situations -, de ne pas bénéficier de la sagesse de Salomon, dans la mesure où notre système politique nous rend co-responsables, puisqu’il fait de nous le premier souverain et celui qui délègue sa souveraineté à des serviteurs pour construire le bien commun. Si nous jugeons sévèrement ceux qui nous gouvernent ou qui espèrent nous gouverner, ou qui regrettent de ne pas nous gouverner, peut-être devrions-nous commencer par nous juger nous-mêmes ! En effet, ils ne font en cela -comme ils le disent avec plaisir- que suivre l’opinion, c’est-à-dire assumer le fait que nous considérons comme normal que dans la vie publique, la loi du plus fort soit la loi de la justice !

Comment pouvons-nous essayer de conduire notre vie, pas simplement notre vie personnelle, privée, secrète, mais notre vie collective, selon les orientations de la sagesse ? Les orientations de la sagesse nous les connaissons par deux voies. La première est la voix de la conscience. Elle possède cette caractéristique de devenir de moins en moins audible à mesure qu’on ne l’écoute pas ! Elle devient alors de moins en moins dérangeante… Et pourtant, elle demeure au fond du cœur de tout homme qu’il soit croyant ou non-croyant, et reste donc l’idée, et peut-être un peu plus que l’idée, la conviction, que tout ne peut pas se faire, que tout ne peut pas se dire, que tout n’est pas l’égal de tout et qu’il y a un principe de moralité dans l’existence humaine : il y a le bien et le mal, le bien que l’on fait et le mal que l’on fait, le bien que l’on nous fait et le mal que l’on nous fait. Cette règle fondamentale de la conscience humaine existe et vaut pour tout homme. Et puis, au milieu de cette sagesse universelle dont les systèmes philosophiques ont rassemblé les éléments épars tout au long des siècles, surgit une voie qui n’est plus simplement la voix de la conscience et de la sagesse universelle, mais qui est la voie de la perfection humaine telle que Jésus l’a portée et qu’il nous a appelés à la vivre.

Cette voie peut devenir prière. Prions Dieu pour que nos sociétés, et ceux qui en ont la responsabilité par délégation du peuple souverain, ne jugent plus simplement leurs actions avec le cynisme de la vie économique ou de la puissance de la terreur. Prions Dieu pour que, grâce à ceux qui croient, les hommes découvrent qu’ils sont appelés à la vie divine, qu’ils sont capables de surmonter les instincts primaires de la vie collective pour introduire la réflexion et l’amour dans leurs relations entre eux. Salomon s’est adressé à Dieu pour lui demander la sagesse et le discernement. En réponse Dieu lui donne la sagesse et parce que Salomon a demandé et reçu la sagesse, le reste : la prospérité, la réussite politique, lui sont données par surcroît.

Demandons au Seigneur que dans notre vie, le surcroît ne devienne pas l’essentiel et que l’essentiel demeure au centre de toutes nos préoccupations. C’est ainsi que nous pourrons témoigner devant les hommes non seulement de la récompense que nous recevons comme dit l’évangile, ou selon d’autres traductions : de quelle grâce nous sommes. Vivre selon la grâce de Dieu en pardonnant le mal qui nous est fait, en priant pour nos ennemis, en vivant dans la générosité pleine à l’égard des hommes, c’est le signe que nous sommes appelés à donner. Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.

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