Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe de Tous les saints à Saint-Gervais pour le quarantième anniversaire des Fraternité monastiques de Jérusalem

Dimanche 1er novembre 2015 - Saint-Gervais - Saint-Protais (Paris IVe)

La proclamation des béatitudes dévoile le chemin de perfection auquel le Christ invite ses disciples. Les saints révèlent l’œuvre de la grâce de Dieu dans des existences humaines. La vie consacrée rend visible la grâce de Dieu à travers les choix qu’elle entraîne dans la dynamique du baptême. Les Fraternités monastiques de Jérusalem en donnent un signe au cœur de la ville.

 Ap 7,2-4.9-14 ; Ps 23 ; 1 Jn 3,1-3 ; Mt 5, 1-12a

Frères et Sœurs,

La proclamation des Béatitudes qui constitue comme le cœur du sermon sur la montagne dans l’évangile de saint Matthieu est à la fois une prophétie et une bénédiction. C’est une bénédiction parce qu’elle nous fait entendre le chemin de la perfection auquel Dieu appelle les disciples de Jésus, non pas comme un chemin de perfectionnement moral qui dépendrait de nos forces et de notre volonté, mais comme un chemin d’accomplissement qui résulte de la grâce de Dieu répandue en nos cœurs et annoncée par Jésus lui-même. C’est une bénédiction parce qu’elle nous fait accueillir ses paroles, non pas comme un jugement qui nous condamne mais comme une espérance qui nous appelle.

En inscrivant cet évangile dans la célébration de la fête de la Toussaint, l’Église a voulu précisément nous faire comprendre que la sainteté n’était pas une décoration que l’on remet au plus méritant, mais la reconnaissance de l’œuvre de Dieu à travers des existences humaines. Cette fête veut nous rappeler que, parmi tant de saints reconnus et vénérés à travers la prière de l’Église, il faut encore compter une multitude de saints que nous ne connaissons pas. Nous ne les connaissons pas parce qu’ils n’ont rien fait qui attire sur eux l’attention. Ils ne sont pas des notables de la société. Ils n’ont pas eu l’occasion dans leur vie de faire des choses extraordinaires. Nous ne les connaissons pas, tout simplement parce que rien ne laissait transparaître ce qu’ils étaient profondément ou parce que nous n’étions pas attentifs à voir ce qui ne s’imposait pas mais qui demandait un peu d’attention du cœur. En tout cas, cette multitude d’hommes et de femmes qui nous ont précédés dans le chemin de la foi et qui sont devenus les saints de Dieu sont pour nous une promesse et une espérance parce qu’ils nous rappellent que la sainteté se construit sur la base d’une existence ordinaire.

C’est cette réalité qui nous a été récemment rappelée quand le Pape François a canonisé les époux Martin dont l’une des caractéristiques principales est précisément d’avoir mené une vie ordinaire. Ils n’ont pas eu dans leur existence l’occasion d’accomplir des choses particulièrement spectaculaires et cependant, ils sont restés fidèles à la parole de Dieu, jour après jour à travers l’existence de leur famille.

Ce que nous sommes ne paraît pas encore, « ce que nous serons n’a pas encore été manifesté » (1 Jn 3,2) : c’est-à-dire que la puissance de transformation de l’Esprit Saint ne transforme pas magiquement l’existence des hommes, elle la transforme lentement à travers la fidélité des jours, des années, des décennies, elle travaille incessamment le cœur, le foyer de notre désir et de notre volonté, elle nous entraîne insensiblement, progressivement, à trouver notre joie dans la volonté de Dieu. Mais tout cela, ne transforme pas sensiblement ou visiblement, en tout cas de manière spectaculaire l’existence humaine. « Ce que nous serons n’a pas encore été manifesté » parce que pour l’instant, ce qui apparaît de notre vie, c’est ce que nous sommes. Ce que nous serons résultera de notre transformation quand nous verrons Dieu tel qu’il est.

Cependant, à travers le tissu de cette existence humaine, qui recèle mystérieusement une puissance non encore manifestée, Dieu a voulu que nous disposions de signes significatifs, sacramentels, que nous ayons des possibilités de voir, de comprendre, en tout cas de nous interroger. C’est une des missions principales de l’Église, d’être au cœur de l’humanité, le sacrement de la grâce de Dieu à l’œuvre à travers les hommes, en vue de leur rassemblement dans l’unique peuple de Dieu dont les frontières sont inconnues et dont le nombre des membres est incalculable.

Dans cette mission de rendre visible, perceptible la grâce de Dieu à l’œuvre, la vie consacrée tient une place particulière, précisément parce qu’elle s’exprime à travers des choix qui posent d’une façon abrupte les axes fondamentaux de la vie chrétienne, par les vœux de pauvreté, de chasteté, d’obéissance. Ils ne visent pas à disqualifier ceux qui ne sont pas appelés à faire ces vœux, mais ils visent plutôt à rendre visible l’espérance vers laquelle nous cheminons, en mettant en pratique, aujourd’hui, ce à quoi tous sont appelés par leur baptême.

La tradition occidentale comprend de nombreuses expériences religieuses à travers les siècles, et cette visibilité du chemin de la perfection a été illustrée de toutes sortes de façons. L’intuition qui a présidé à la création des Fraternités monastiques de Jérusalem consiste précisément de croire que la société dans laquelle nous vivons avait besoin d’un signe nouveau. Cela ne rend pas caduques les signes précédents, mais cela répond à une question nouvelle : l’absolu de l’Évangile peut-il s’inscrire visiblement dans le tissu de la vie urbaine moderne ? Ou bien, devons-nous, inconsciemment, le restreindre à la nostalgie d’une ruralité qui a pour une part disparu ? Cette question n’était pas simple, elle n’est toujours pas simple. Et pourtant elle méritait une réponse. Peut-on vivre la vie consacrée, dans sa rigueur absolue, dans le cadre de la vie urbaine moderne ? En s’engageant dans ce chemin, Pierre-Marie Delfieux a voulu essayer. Il a cru que Dieu pouvait rendre cela possible et il s’est offert pour essayer. Encouragé par son évêque, le cardinal Marty, il a créé les Fraternités monastiques de Jérusalem. Quarante ans, c’est une génération et cela permet de voir ce que l’intuition initiale avait de permanent et de juste. Cela a permis aussi d’ajuster, d’accommoder, d’adapter, à l’évolution de la situation et des circonstances, mais je crois que cela n’a pas effacé l’intuition première que, dans le tissu de la ville, il y ait un signe de la vie consacrée dans les formes de la vie urbaine. Nous sommes là au cœur de l’intuition et nous essayons d’y être fidèles, moi en vous encourageant, vous en persévérant.

C’est une espérance pour tous. Non seulement nous pouvons être témoins du rayonnement de la communauté de Saint-Gervais à travers le monde contemporain, mais surtout nous pouvons être témoins de la ressource que représentent les Fraternités monastiques pour beaucoup de nos contemporains.

Nous rendons grâce au Seigneur que ces bénédictions et cette prophétie soient rendues accessibles par une réalisation concrète, que cette réalisation concrète d’un nombre forcément restreint annonce le rassemblement de la foule innombrable qui dépassera les cent quarante-quatre mille et qui annoncera l’achèvement du projet de Dieu pour l’humanité.

Nous rendons grâce d’être associés à cette œuvre, d’en recevoir les fruits, et de pouvoir porter cette espérance au cœur de la ville.

Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.

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