Homélie du cardinal André Vingt-Trois – Messe d’ouverture de l’Année sainte du jubilé de la Miséricorde

Dimanche 13 décembre 2015 – Notre-Dame de Paris

Les appels à vivre dans la joie lancés par Sophonie ou Paul contrastent avec les situations douloureuses que vivaient leurs contemporains. Il en va de même pour nous aujourd’hui et à toute période de l’humanité. Par son incarnation, le Fils de Dieu ne vient pas faire disparaître les difficultés mais les prendre sur ses épaules en se faisant proche de nous et en nous accompagnant. Accueillir la venue du Fils de Dieu en ce monde passe par notre conversion.

 3e dimanche de l’Avent – Année C
 So 3,14-18 ; Is 12,2.4-6 ; Ph 4,4-7 ; Lc 3,10-18

Frères et Sœurs,

En entrant dans cette Année jubilaire de la Miséricorde, nous sommes accompagnés par la liturgie de ce troisième dimanche de l’Avent qui nous adresse surabondamment des appels à la joie : appel de Sophonie adressé à Israël, à Jérusalem, appel de Paul adressé aux Philippiens, appel du psaume : « Jubile, crie de joie » (Is 12). Ces appels à la joie peuvent nous paraître quelque peu décalés, car pour beaucoup d’entre nous, ce qui les frappe davantage dans leur existence, ce ne sont pas les causes de se réjouir, mais plutôt les causes de s’attrister ou de se plaindre, que ce soit en raison de leur état de santé, de leur situation économique, des divers accidents qui ont pu marquer leur vie et qui peuvent encore les affliger, ou que ce soit tout simplement en voyant comment notre humanité semble s’ingénier, décennie après décennie, à trouver de nouvelles manières de s’entretuer. Alors nous nous disons : est-ce que cette parole de Dieu qui nous appelle à la joie est bien ajustée à ce que nous connaissons, à ce que nous vivons ; est-ce que ce n’est pas une sorte de mantra que l’on répète comme si, à force de le dire, cela finirait par arriver ? Ou bien est-ce que, réellement, il nous faut prendre cette parole au sérieux ?

Il faut nous rendre compte que ces appels à la joie ne s’adressaient pas à des gens qui étaient dans des situations particulièrement heureuses, car lorsque Sophonie s’adresse à Jérusalem et à Israël pour les appeler à la joie, ce n’est pas dans la période la plus prospère et la plus paisible de son histoire, mais plutôt dans une période de tiraillements avec des voisins puissants qui se font la guerre. Ils ont donc davantage l’expérience de la souffrance que l’expérience du confort et de la paix. Quant aux Philippiens, petite communauté dans une grande cité païenne, il y a fort à parier qu’ils n’étaient pas vraiment dans une situation particulièrement enviable. Et pourtant c’est à eux que Paul dit : « Soyez toujours dans la joie… » (Ph 4,4).

Mais alors quel est le fondement de cette joie ? Quelle est la cause de cette joie ? Quelle est la source qui permet à ses hommes et à ses femmes, ballotés par les forces contraires de l’histoire, de trouver un peu de paix, de sérénité et de joie ? L’Écriture nous en donne la clef : « Le Seigneur ton Dieu est en toi » (So 3,17) dit Sophonie à Jérusalem. « Le Seigneur ton Dieu est en toi, … c’est lui qui apporte le salut… Il te renouvellera par son amour » (So 3,17). Et saint Paul dit aux Philippiens : « Le Seigneur est proche » (Ph 4,5). Ce qui provoque et ce qui justifie ces appels à la joie, ce n’est pas que le Seigneur ferait subitement disparaître les éléments tragiques de l’existence, et donc que la foi en lui serait une sorte de recours qui pourrait transformer ce que nous vivons de pénible ou le faire purement et simplement disparaître. La source de la joie, c’est qu’au cœur de nos épreuves, de nos difficultés, de nos souffrances, des contradictions de l’histoire humaine, Dieu est proche, Dieu est présent : le Seigneur ton Dieu est en toi, le Seigneur est proche. C’est cette proximité du Seigneur qui s’est manifestée de façon tout à fait exceptionnelle à travers l’incarnation de Jésus : il s’est approché de l’humanité à la manière du bon Samaritain de la parabole qui voit un homme en train de perdre sa vie au bord du chemin, en est touché, et s’approche de lui. C’est ce mouvement de l’amour par lequel Dieu se fait proche des hommes, et particulièrement dans leurs souffrances et dans leurs épreuves, c’est ce dynamisme de l’amour par lequel il est venu non pas enlever la souffrance humaine comme par magie, mais la prendre sur lui ; il ne nous a pas dépouillés de la souffrance humaine, il a pris la souffrance humaine sur ses épaules, jusqu’au bout, jusqu’à donner sa vie. Comme le dit l’évangile : ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’à l’extrême. C’est cet amour de Dieu qui va jusqu’au bout et qui vient partager la condition difficile de l’humanité à travers l’histoire qui fonde, non pas notre insouciance ou notre inconscience, mais notre certitude que quoiqu’il arrive dans notre vie, Dieu ne s’éloigne pas de nous, mais au contraire il se fait proche de nous. S’il se fait proche de nous, nous savons que nous ne périrons pas parce qu’il nous tiendra dans sa main. Cette certitude change complètement la manière de lire les événements et de les vivre. Elle ne les rend pas plus agréables mais elle les rend plus significatifs. Ils sont, jusque dans leurs difficultés, jusque parfois, dans leurs messages de mort, les signes que Dieu nous adresse pour que nous soyons assurés qu’il ne nous lâche pas, qu’il nous tient par la main et nous conduit.

Évidemment, cette proximité, cette présence de Dieu à l’histoire des hommes ne peut se comprendre et se connaître que si elle s’exprime dans des signes humains, comme la présence de Dieu à l’humanité s’est exprimée à travers la personne de Jésus de Nazareth. La présence de Dieu aujourd’hui auprès de ceux qui sont les plus éprouvés ne peut se reconnaître que si, nous qui sommes les disciples du Christ, nous savons nous faire proches de ceux qui souffrent et leur être fidèles jusqu’au bout dans leurs difficultés.

A l’entrée de cette Année de la Miséricorde, nous entendons la prédication de Jean-Baptiste et nous entendons surtout les questions que lui posent ses auditeurs : « que devons-nous faire ? » C’est très bien de nous dire que Dieu ne nous abandonne pas, que la foi nous assure de sa présence, mais que devons-nous faire ? Qu’est-ce qu’il faut changer ? Vous aurez peut-être remarqué que la réponse de Jean-Baptiste n’est pas très religieuse ; il ne leur demande pas des prières supplémentaires ou des expressions de foi extraordinaires. Pourquoi ? Parce qu’il leur demande de se préparer à l’accueil du Fils de Dieu, et le chemin pour se préparer, c’est de vivre dans la justice. C’est pourquoi ce qu’il leur demande de faire, c’est tout simplement de mettre leur vie en ordre, de reprendre conscience que dans leur vie, ils font du bien et ils font du mal, et qu’ils doivent se délivrer du mal pour progresser dans le bien. Si nous voulons être de vrais témoins du Christ et avoir la possibilité d’annoncer au peuple la Bonne Nouvelle, il faut que nous ayons le souci de cette phase préparatoire qui dispose le cœur et la liberté humaine à accueillir cette Bonne nouvelle. Il faut que nous soyons exigeants sur les manières de vivre, il faut que nous refusions la confusion qui se répand dans notre société où rien n’a plus de valeur morale, où tout est pris comme équivalent, et où l’on s’interdit tout jugement de valeur sur les actions et les manières de vivre. Il ne s’agit pas de devenir les procureurs et les juges de nos contemporains, mais nous devons être lucides sur notre propre manière de vivre en revenant à des critères de jugement simples entre le bien et le mal. Tout n’est pas bon, tout n’est pas bien, tout mérite d’être passé au crible, comme nous le dit ce passage de l’écriture : « il vient avec la pelle à vanner et il va nettoyer son aire » (Lc 3,17).

Alors frères et sœurs, en entrant dans cette Année de la Miséricorde, demandons au Seigneur qu’il aiguise notre lucidité pour que nous reconnaissions dans notre vie ce qui est le bien, ce qui est le mal, que nous ayons le courage de prendre les décisions pour renoncer au mal et progresser dans le bien, alors la venue du Seigneur sera pour nous une très bonne nouvelle que nous serons capables d’accueillir. Nous pourrons alors être fortifiés dans la joie de ceux qui savent que le Seigneur est proche.

Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.

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