Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe pour le 145e anniversaire de l’Apparition de la Vierge Marie à Pontmain – Solennité Notre-Dame de Pontmain

Dimanche 17 janvier 2016 - Basilique Notre-Dame de Pontmain (Diocèse de Laval)

Dans un climat de pauvreté et de peur, la Vierge Marie apparait à des enfants aux XIXe siècle à Pontmain. Comme elle est intervenue auprès de Jésus à Cana, elle intercède pour l’humanité en détresse. Nous ne vivons plus dans la même misère matérielle qu’au XIXe siècle mais notre époque est traversée par bien d’autres angoisses. Nous devons nous reconnaître pauvres, crier vers Dieu et accueillir les signes de l’amour de Dieu. La générosité multiforme des hommes et des femmes à l’égard de leurs semblables est une manifestation de ces signes. C’est le Christ qui est notre véritable force.

 Is 9, 1-3 ; 5-6 ; Ps Lc 1, 46-55 ; Ga 4, 4-7 ; Jn 2,1-11

Frères et Sœurs,

Au mois de janvier 1871, les Prussiens étaient à quelques kilomètres de Laval et risquaient de s’en emparer. Cet épisode de la guerre franco-prussienne n’est malheureusement qu’un mince signe, symbole de l’œuvre de mort que les hommes sont capables de déclencher les uns envers les autres. Il n’y avait que peu de journaux, il n’y avait pas de radio, il n’y avait pas de télévision, il n’y avait pas de réseaux sociaux, et cependant, grâce aux colporteurs et aux gens qui se déplaçaient à travers les campagnes, la rumeur - et l’angoisse qui accompagne la rumeur -, se répandait en avant-garde des uhlans que l’on attendait comme des barbares sur le point d’égorger les enfants sur les places. Comment les populations établies à peine à une journée de marche de ces barbares pouvaient-elles ne pas vivre ce temps dans une certaine angoisse ? Comment surtout oublier que ce risque, dans sa part réelle comme dans sa part imaginaire, venait s’ajouter à bien d’autres misères, moins guerrières et plus permanentes de leur vie quotidienne. Disposer de pain tous les jours de l’année, c’était un prodige. Ce pain se gagnait à la sueur du front et par de grands travaux sans cesse répétés, à la merci des intempéries et des risques habituels. Ce climat de pauvreté et d’angoisse n’était pas spécifique à la Mayenne. On le retrouvait à travers toute la France. C’est dans ce climat de pauvreté, de misère et d’angoisse qu’à plusieurs reprises au XIXe siècle, la Vierge Marie est apparue en France en différents lieux, et presque toujours à des enfants. Pourquoi des enfants ? Peut-être parce que plus que les adultes, ils sont disponibles pour percevoir des signes, pour les accepter et pour y répondre. En tout cas ici, ce sont des enfants de dix, douze ans, moins parfois, qui ont été les témoins de l’apparition de la Vierge.

Si nous essayons de comprendre ce qui s’est passé à la lumière de l’évangile, nous percevons que l’intervention de Marie, comme elle est rapportée par saint Jean au moment des noces de Cana, répond à un sentiment de crise. Vous allez me dire que manquer de vin dans un banquet n’est pas aussi dramatique que de voir débarquer les uhlans, mais pour ceux qui se marient, qui ont passé des mois, et des années parfois, à préparer leur fête avec le plus grand soin, c’est un accident assez grave qui peut compromettre toute la fête. En tout cas, ils l’éprouvent comme cela. Si l’évangile nous rapporte cette scène, ce n’est pas simplement pour son côté anecdotique, c’est aussi parce qu’à travers ce festin des noces, il veut évoquer quelque chose concernant la mission du Christ : faire aboutir l’alliance conclue entre Dieu et son peuple en vue de rassembler l’humanité entière au banquet des noces éternelles.

Pour l’achèvement de ce projet extraordinaire, il a manqué souvent de vin, il a manqué souvent de la coopération active et joyeuse de l’humanité. Ainsi, ce manque de vin au banquet des noces est un peu une figure de la pauvreté dans laquelle nous nous trouvons par rapport à la proposition de Dieu. C’est cette pauvreté qui alerte Marie et la conduit à intervenir auprès de son fils pour qu’il agisse. Elle ne sait ni quoi ni comment, mais elle sait qu’il peut faire quelque chose. C’est pourquoi elle dit aux serviteurs : « faites tout ce qu’il vous dira » (Jn 2,5). Ainsi apparaît, au moment où commence le ministère public de Jésus dans l’évangile de saint Jean, le premier signe par lequel il va manifester sa puissance et sa gloire, et sur lequel s’appuiera la foi de ses disciples : « ils crurent en Lui » (Jn 2,11). Ce premier signe est dû à l’intervention de Marie, ce que nous appelons : son intercession. Marie intercède pour l’humanité devant les besoins qui la traversent, la misère qu’elle éprouve, ou l’angoisse qui l’étreint. Marie intervient dans un acte de foi absolu : « faites tout ce qu’il vous dira ». Si nous passons - par quelques artifices de notre esprit - de 1871 à 2016, nous franchissons plus d’un siècle qui a été rempli de tueries en tout genre : deux guerres mondiales, l’horreur de l’extermination de la Shoah, l’horreur de l’extermination du goulag, l’horreur des génocides en Asie et en Afrique, assez d’événements mortels pour que rien ne nous permette d’oublier ce qu’il manque à l’humanité pour qu’elle trouve la paix et le bonheur. Bien sûr, il y a des îlots : non seulement des îlots perdus dans les océans, loin de toute guerre et de tout conflit, mais il y a des îlots de paix dans le tissu des nations. Notre expérience européenne, depuis plus de cinquante ans, constitue un de ces îlots de paix dont nous pouvions non seulement nous réjouir, mais quelque peu nous enorgueillir ! On avait réussi à surmonter les haines ancestrales pour entrer dans un chemin de collaboration. Mais il faut bien le dire a posteriori, si cette collaboration a trouvé une expression efficace dans le domaine économique, elle est restée très timide et sans prise dans le domaine de la culture et de la conception de l’existence. Nous avons su ranger les armes pour faire fonctionner les usines, nous n’avons pas su trouver les chemins d’une culture de la paix qui transforme les cœurs.

En tout cas, nous étions en paix, nous n’étions plus dans la misère du XIXe siècle, nous n’étions plus dans l’anxiété des récoltes, nous n’étions plus dans la crainte du lendemain, tout allait bien puisque l’avenir était assuré pour nos retraites ! Et voilà que tout cela a pris du plomb dans l’aile. La crise économique, l’expérience dramatique de générations successives, de jeunes qui ne trouvent pas le moyen d’entrer dans le marché du travail, l’effondrement d’un système de protection sociale qui fonctionne à crédit, tout cela remet en première ligne l’expérience d’une insécurité quotidienne. Nous ne sommes peut-être pas pauvres, du moins au regard de beaucoup d’hommes et de femmes à travers le monde, mais nous sommes insécurisés. A cette insécurité chronique de notre système économique, vient s’ajouter l’anxiété de la guerre idéologique à laquelle nous sommes soumis, non seulement à travers les grands massacres spectaculaires des mois de janvier et novembre derniers, mais encore à travers des agressions moins théâtrales et moins médiatisées. Celles-ci n’en sont pas moins aussi cruelles et conduisent à ce sentiment qu’à travers le pays ce ne sont plus des uhlans qui circulent, mais des kamikazes potentiels prêts à se faire exploser pour tuer des Français. Le système médiatique qui repose pour une bonne part sur l’exacerbation des sentiments, ne manque pas d’exalter les risques réels ni les peurs non moins réelles, sans craindre de les faire croître et d’enfermer nos esprits et nos cœurs dans une sorte de panique collective.

Nous ne devons pas vivre ce temps comme quelque chose d’inimaginable, d’autres pays ont connu des périodes aussi difficiles et le nôtre aussi... Nous devons vivre ce temps comme une question et une épreuve. Comment assumons-nous nos pauvretés ? Comment assumons-nous les dysfonctionnements de notre système économique ? Comment assumons-nous la violence sauvage qui traverse notre pays ? Sommes-nous désintégrés physiquement par la violence, ou économiquement par le chômage, ou bien sommes-nous fortifiés dans la certitude que l’humanité dispose des moyens nécessaires pour surmonter ces épreuves ? Nos pauvretés et les risques auxquels nous sommes exposés, nous aident-ils à nous tourner vers Dieu comme vers celui qui est le seul protecteur fiable, le seul Père de l’humanité, le seul dont la volonté de miséricorde et de salut est allée jusqu’à envoyer son Fils et à accepter qu’il soit livré aux mains des pécheurs ? Est-ce que nous vivons ces événements en prenant conscience non seulement des misères et des dangers, mais plus profondément de notre pauvreté radicale, de notre statut enfantin ? Car devant ces réalités de l’existence humaine, nous sommes comme des enfants qui n’ont pas par eux-mêmes la capacité et la force de surmonter l’adversité. Nous sommes comme des enfants qui tournent leur regard vers celui ou vers celle qui peut les aider et les protéger.

A ces enfants qui ont reçu la visite de Marie au cours du XIXe siècle, nous devons emprunter la capacité de nous reconnaître pauvres, nous devons emprunter la capacité de crier vers Dieu, nous devons emprunter la capacité d’accueillir les signes de l’amour de Dieu. En effet, ces signes existent, peut-être pas sous la vision d’une apparition de la Vierge, peut-être pas par des signes miraculeux, mais ils existent bel et bien parmi nous, dans notre société, dans le monde dans lequel nous vivons. Ils existent chaque fois que des hommes et des femmes acceptent de surmonter leurs difficultés personnelles pour contribuer au service des autres. Ils existent chaque fois que la solidarité humaine ne se mesure pas simplement en comptant ce que chacun reçoit des autres mais ce que chacun peut donner pour les autres. Ils se mesurent quand nous voyons des hommes et des femmes capables de changer l’orientation de leur vie pour embrasser des professions qui contribuent davantage au service de leurs frères. Ils se voient dans l’abnégation d’un certain nombre d’hommes et de femmes qui acceptent d’endurer et de partager les conditions de vie difficile de leurs semblables. Ils se voient quand des garçons et des filles, à l’entrée de leur vie professionnelle, ne se posent pas la question de leur avenir seulement en termes de sécurité de l’emploi ou de garanties financières mais en termes d’enjeux humains. Ils se voient quand ces questions affrontées dans la prière et dans la paix les engagent à tout quitter pour l’évangile et à se mettre au service de l’Église dans le ministère sacerdotal ou dans la vie religieuse.

Les campagnes françaises du XIXe siècle, dans leur pauvreté, ont inondé le monde de la richesse de l’évangile. A l’orée du XXe siècle, cinquante pour cent des missionnaires à travers le monde étaient Français ! Aujourd’hui, sommes-nous trop riches pour pouvoir quitter ce que nous possédons afin de porter l’évangile aux autres ? Sommes-nous devenus tellement riches que nous n’entendons plus ou que nous ne voyons plus la misère des hommes ?

Frères et sœurs, en ce jour anniversaire, nous devons recueillir les paroles du message écrit devant les yeux des enfants : mon fils se laisse toucher. Celui qui a entendu l’appel de Marie aux noces de Cana et qui a changé l’eau en vin, aujourd’hui encore entend les appels que Marie porte et pour lesquels elle intercède. Aujourd’hui encore, le Christ peut changer en force d’amour les épreuves que nous devons à la haine. Aujourd’hui encore, il peut nous permettre d’assumer nos pauvretés pour contribuer à une vie meilleure pour tous les hommes de ce monde. Aujourd’hui encore, il nous appelle à le suivre en quittant tout, selon notre état de vie évidemment, pour devenir ses disciples et, dans les temps que nous vivons, des témoins de l’espérance.

Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris

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