Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe d’ouverture du XVe Congrès international de droit canonique médiéval à St Étienne du Mont – 16e Dimanche du temps ordinaire – Année C

Dimanche 17 juillet 2016 - St Etienne du Mont (Paris Ve)

 Gn 18,1-10a ; Ps 14, 1-5 ; Col 1, 24-28 ; Lc 10, 38-42

Frères et Sœurs,

En plaçant cet épisode de la visite de Jésus dans la maison de Lazare, Marthe et Marie, à cet endroit de son évangile, saint Luc lui donnait une portée tout à fait décisive et qui dépassait de loin le simple souvenir d’une visite amicale et d’une petite scène de ménage entre les deux sœurs. En effet, quand le légiste a demandé à Jésus ce qu’il devait faire pour avoir la vie éternelle, Jésus lui a fait réciter le Premier Commandement : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ta force, de tout ton esprit, et ton prochain comme toi-même ». Le légiste, pour justifier sa question, et peut-être mettre Jésus dans l’embarras, lui a demandé : mais comment savoir qui est mon prochain ? Jésus a répondu à cette question par la parabole du Bon Samaritain.

En plaçant immédiatement cet épisode de la visite de Jésus chez Marthe et Marie, après la parabole du Bon Samaritain, saint Luc continue sous une autre forme le commentaire du Premier Commandement. En effet, la parabole du Bon Samaritain donnait la clef pour savoir ce que voulais dire « aimer son prochain comme soi-même ». Qu’est-ce que cela veut dire d’aimer Dieu de toute sa force, de tout son cœur, de tout son esprit ? Personne ne l’a dit ! Et voilà cette scène, dans laquelle Luc met en évidence la posture de Marie assise aux pieds de Jésus qui écoute sa parole. Nous savons que cette position assise aux pieds du maître pour écouter sa parole, c’est la position type du disciple dans l’Évangile. Alors, que manifeste cette attitude de Marie ? Quelque chose de très simple que tous les enfants du catéchisme comprennent : quand Jésus est quelque part, rien ne vaut mieux que lui ; rien ne mérite plus d’attention, plus d’activité, que d’écouter sa parole. Il ne s’agit pas d’une sorte de vedettariat sur la personne de Jésus mais c’est simplement la reconnaissance que, lorsque Jésus est quelque part et qu’il parle, c’est Dieu qui parle. « Aimer Dieu de tout son cœur, de toute sa force et de tout son esprit », c’est lui donner la première place, de façon exclusive, c’est-à-dire évidemment, sans le mettre en concurrence avec des idoles, mais aussi de façon exclusive dans notre manière d’agir, ne pas faire autre chose que de s’occuper de lui. Quand je suis devant Dieu, plus rien d’autre ne compte. Aimer Dieu de tout son cœur, de toute sa force et de tout son esprit, c’est se mettre dans la situation de Marie, dans la situation du disciple, qui a la meilleure part et cette part ne lui sera pas enlevée.

A partir de ce commentaire du Premier Commandement, la chrétienté, au cours des âges, a cherché des solutions pour le mettre en pratique, parce qu’évidemment, on ne pouvait pas seulement écouter la parole de Dieu ! C’est ainsi que la présentation en parallèle de Marthe et de Marie a pu servir de référence pour se répartir des fonctions. On a pensé que certains étaient appelés à ne rien faire d’autre que d’être aux pieds du Seigneur. On leur a destiné une vocation exceptionnelle et admirable, pourvu que cela ne soit pas la nôtre, mais c’est une petite minorité… Tout le monde ne peut pas vivre dans la contemplation !

Les commentateurs sont bien embarrassés par ce face à face entre l’activité très naturelle, très humaine de Marthe, qui prépare le repas, qui prend soin du Seigneur avec ce qu’elle sait faire, et Marie qui se plonge dans la contemplation. Peut-être que nous pourrions trouver un chemin d’interprétation en nous remémorant la lecture du livre de la Genèse. Abraham accueille des visiteurs inconnus. Ils ont l’apparence humaine mais on saura par la suite qu’Abraham a été visité par des envoyés de Dieu qui lui annoncent la naissance prochaine de son fils. En faisant préparer le repas et la fête pour ses visiteurs, Abraham ne se détourne pas de Dieu. Il accueille les envoyés de Dieu dans ces visiteurs inconnus. Ceci veut dire que la meilleure part ne signifie pas ne rien faire, mais au contraire de tout faire pour Dieu. Que ce soient la prière, la méditation, le travail, les relations familiales, tout ce qui fait le tissu d’une existence humaine prend sa dimension plénière d’obéissance aux Commandements, non pas parce qu’on sélectionnerait la manière d’obéir aux Commandements, mais parce qu’on met comme fondement de cette activité humaine l’obéissance à la volonté et à la Parole de Dieu.

Sans doute serions-nous bien avisés de reprendre, de parcourir et d’examiner nos implications, nos engagements, notre travail, notre tissu de relations, non pas sous l’angle de la concurrence ou de la compétition avec la prière, mais sous l’angle de l’hommage et de l’obéissance que nous devons à Dieu à travers toutes ces activités. Lequel hommage et laquelle obéissance ne sont possibles que si, à certains moments, nous sommes capables de tout abandonner pour nous plonger dans la relation avec Dieu.

Dans une société où la réalité de Dieu est de plus en plus ignorée, sinon combattue, le témoignage de la foi consiste précisément à voir comment ceux qui croient en Dieu, premièrement, vivent avec une capacité de relativiser ce qu’ils font : rien ne peut devenir un absolu divin qui prenne la place de Dieu ; mais encore, comment la qualité de notre activité, la force de nos engagements, la fidélité à ce que nous devons faire, sont eux-mêmes des témoignages de la foi que nous avons au Dieu unique.

En dehors de cette perspective de l’engagement total de notre vie dans tous les domaines de l’existence, nous ne pouvons mener qu’une vie de schizophrène : chrétien à ses heures - bien souvent assez courtes - et païen le reste du temps. Ce n’est évidemment ni ce que Jésus a voulu inaugurer, ni ce que saint Luc a voulu nous faire comprendre à travers cette visite du Seigneur chez Marthe et Marie. Nous sommes aux pieds du Seigneur pour accueillir sa parole et nous accueillons vraiment sa parole quand nous faisons sa volonté.

Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.

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