Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe au Sacré-Coeur - Solennité - Tous les saints

Mardi 1er novembre 2016 – Basilique du Sacré-Cœur de Montmartre (Paris XVIIIe)

Le sermon sur la montagne est une prophétie et une promesse, à la fois une annonce de ce que les yeux ne voient pas et d’un chemin de bonheur. Cette promesse est une espérance pour l’humanité : confiée d’abord au petit groupe des apôtres, la vision de l’Apocalypse montre qu’elle s’achèvera dans une multitude innombrable. Les saints connus que l’Église nous donne en exemple, mais aussi ceux qu’on ne connaît pas, sont les témoins de la miséricorde de Dieu répandue sur l’humanité.

 Ap 7, 2-14 ; Ps 23 ; 1 Jn 3, 1-3 ; Mt 5, 1-12

Frères et Sœurs,

Ce discours de Jésus que l’évangile de saint Matthieu situe au début de sa vie publique comme une sorte de prologue et d’exorde est en même temps une prophétie et une promesse. C’est une prophétie car il annonce ce que les yeux ne voient pas, ce que l’expérience ne montre pas. En effet, l’expérience de chacun des auditeurs de Jésus, comme la nôtre, ce n’est pas que les gens sont heureux quand ils sont pauvres, ce n’est pas qu’ils sont heureux quand ils pleurent, ce n’est pas que les artisans de paix sont vénérés en ce monde. Au contraire, l’expérience que nous vivons, c’est l’inverse ! Ainsi, cette capacité de voir ce qui ne se voit pas, d’annoncer ce qui n’est pas encore réalisé, c’est une prophétie de Jésus prononcée sur ceux et celles qui l’écoutent et elle est prononcée aussi sur nous aujourd’hui. Jésus nous annonce le sens qui demeure encore caché de ce que nous vivons. Comme nous le disait l’épître de saint Jean, ce que nous sommes n’apparaît pas encore, ou plutôt, ce que nous sommes n’est pas reconnu par ceux qui nous entourent s’ils ne veulent pas reconnaître Dieu. C’est pourquoi le monde ne nous connaît pas : il n’a pas connu Dieu.

Ainsi, si l’on avait gardé l’illusion qu’être chrétien, essayer de vivre selon le commandement du Christ et mettre sa parole en pratique pourrait conduire à la considération de tous et à l’admiration de la renommée publique, nous sommes détrompés ! Être disciple du Christ, essayer de vivre selon ses commandements, essayer de mettre ses conseils en pratique, c’est peut-être la source d’un bonheur, mais c’est certainement le point de départ d’une persécution : « Heureux êtes-vous si on vous insulte, si on vous persécute et si on dit faussement toute sorte de mal contre vous à cause de moi » (Mt 5,11). Cette prophétie ne nous est pas donnée pour nous consoler de ce que nous vivons, mais pour nous annoncer vers où nous conduit le chemin que nous suivons.

C’est pourquoi cette prophétie est aussi une promesse : elle veut dire à ceux et à celles qui vont se mettre à la suite du Christ, après avoir entendu ce que l’on appelle le sermon sur la montagne, qu’ils s’acheminent vers le bonheur. Nous savons par le déroulement des évangiles qui suivent les événements qui ont marqué le chemin de Jésus, comment ce cheminement vers le bonheur va paraître de plus en plus énigmatique au point que beaucoup vont se détourner de lui. Jésus sera amené à poser cette question à ses disciples : et vous, allez-vous aussi me quitter ? Vous connaissez la réponse que Pierre lui a faite : « à qui irions-nous Seigneur ? Tu as les paroles de la vie éternelle » (Jn 6,68).

Cette promesse est une espérance pour l’humanité, car elle est portée - c’est le cas dans les évangiles et nous en avons le témoignage après la mort et la résurrection de Jésus -, par un tout petit groupe de personnes, si petit qu’ils peuvent tenir dans la chambre haute où ils vont recevoir la puissance de l’Esprit Saint. Elle est portée par un tout petit groupe de personnes, si petit qu’on pourrait pratiquement établir la liste de leurs noms au-delà des douze, quelques femmes groupées autour de Marie, et quelques disciples restés fidèles. Ce petit nombre est porteur d’une promesse qui n’est pas simplement l’accomplissement de la promesse faite au peuple élu, mais une promesse qui concerne l’univers entier. C’est ce que la vision de l’Apocalypse remet devant nos yeux : le Christ glorifié auprès du Père accueille la multitude de la descendance d’Abraham, des douze tribus. Même si cette multitude, selon la promesse faite par Dieu, est devenue innombrable, le visionnaire de l’Apocalypse lui donne un nombre : « j’ai entendu le nombre de ceux qui étaient marqués du sceau, ils étaient cent quarante-quatre mille, de toutes les tribus des fils d’Israël » (Ap 7,4). C’est un très grand nombre. C’est la multitude des fils d’Abraham regroupés dans le peuple élu. Mais au-delà de ce groupe des élus, des cent quarante-quatre mille descendants des fils d’Abraham, le visionnaire de l’Apocalypse voit une foule immense qui, celle-là, est innombrable et n’est pas descendante d’Abraham selon la chair : « une foule de toutes nations, tribus, peuples et langues » (Ap 7,9) qui débordent les limites visibles du peuple élu. Cette promesse de l’universalité du salut, de l’universalité de la miséricorde de Dieu proposée à tous les hommes, est confiée en dépôt à ce petit groupe des disciples de Jésus qui vont devoir en témoigner à travers l’histoire et à travers le monde. Cette foule, cette multitude, nous savons qu’elle déborde ce que nous voyons et ce que nous connaissons.

Au long des siècles, l’Église a désigné des saints qui sont reconnus comme élus de Dieu, et très rapidement, elle a pris conscience de ce que cette désignation de personnalités particulières avait quelque chose de restrictif par rapport à la sainteté vécue dans l’Église et portée par une multitude d’hommes et de femmes de toutes nations, races et langues. Il lui fallait honorer non seulement les saints connus, les saints reconnus, mais encore ceux que l’on n’avait pas identifiés. Mais en cela, nous sommes encore dans les limites et le cadre visible de l’Église et nous oublions la multitude de saints qui existent hors de l’Église, comme nous le montre le jugement dernier dans l’évangile de saint Matthieu où Jésus reconnaît la sainteté de celles et de ceux qui ont, selon leur conscience, et dans la fidélité à la voix de leur conscience, mis en pratique le commandement de l’amour à l’égard de leurs frères. Ceux-là, nous ne pouvons pas les identifier, nous ne les connaissons pas mais ils existent. C’est pourquoi, cette promesse d’une multitude d’hommes et de femmes conduit, par l’Esprit Saint, à mettre en pratique la miséricorde de Dieu à l’égard de l’humanité à travers les œuvres de miséricorde. Cette multitude d’hommes et de femmes est une espérance pour nous tous. Certes, nous reconnaissons que nous sommes pécheurs, nous reconnaissons notre difficulté à suivre exactement la parole du Christ, nous reconnaissons la tiédeur de notre amour pour Dieu et la tiédeur de notre amour pour nos frères, et cependant nous ne perdons pas l’espérance car nous savons que la miséricorde de Dieu est plus grande que notre faiblesse et notre tiédeur : Dieu est plus grand que notre cœur !

En cette Année de la miséricorde, la célébration de la fête de la Toussaint est une occasion plus grande encore de rendre grâce au Seigneur pour la puissance d’amour qu’il développe envers l’humanité, pour la puissance d’amour qu’il a manifesté en son fils, pour la puissance d’amour qui demeure sacramentellement présente à notre vénération dans ce sanctuaire de l’adoration perpétuelle, pour la puissance d’amour que son Esprit répand en nos cœurs par la foi, et qui nous conduit, à notre tour, d’une façon mystérieuse et que nous ne pouvons pas encore anticiper, à nous reconnaître bienheureux parmi les bienheureux du Ciel.

Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.

Homélies

Homélies