Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe lors de la retraite des prêtres de Paris à Tressaint - 4e dimanche du Temps Ordinaire - Année A

Dimanche 29 janvier 2017 - Foyer de Charité de Tressaint (22104 Dinan)

Après avoir choisi ses premiers disciples, Jésus commence son ministère auprès de foules constituées de pauvres et de pécheurs. La pauvreté et la misère des hommes constituent le lieu propre de l’Église. Les auditeurs du Christ dans leur pauvreté à travers les âges font écho au petit reste d’Israël qui prend abri dans le nom du Seigneur. A ces pauvres, Jésus adresse des bénédictions, les Béatitudes, qui constituent à la fois une prophétie et un programme. Nous sommes invités à y prendre notre place.

 So 2,3 et 3,12-13 ; Ps 145, 7-10 ; 1 Co 1,26-31 ; Mt 5,1-12

Frères et Sœurs,

Dimanche dernier nous avons commencé la lecture continue de l’Évangile de saint Matthieu par l’appel des premiers disciples, les premiers actes du ministère public de Jésus qui annonçait que le règne de Dieu était proche et qui guérissait toute maladie et toute infirmité. Jésus se trouvait de ce fait, jouir d’une grande renommée qui attirait quantité de gens autour de lui. C’est dans ce cadre que nous devons entendre l’enseignement que Jésus donne ici à ses disciples et qui marque le début du discours sur la montagne. C’est comme une sorte de prologue du ministère de Jésus.

Quelle est cette foule qui entoure le Christ, venue de Tyr, de Sidon et de pays alentours, cette Galilée des nations ? Jésus ne commence pas son ministère à Jérusalem mais dans cette Galilée improbable, aux confins de la Terre Sainte où se mêlent toutes de sortes de populations. Qu’est-ce que cela veut dire ? Ses premiers mots, ses premiers gestes touchent le cœur d’un certain nombre de gens qui viennent se grouper autour de lui en raison de sa renommée. On découvre une sorte de cour des miracles avec des éclopés de toutes sortes : aveugles, sourds, possédés, paralytiques, mais aussi les rejetés de la société, les publicains, les pécheurs, les filles publiques, bref tout ce que les Juifs de bonne condition tiennent à distance, et qui viennent se presser autour de Jésus. Qu’est-ce que cela signifie ?

Les quatre premiers disciples recrutés au bord du Lac de Génésareth sont-ils vraiment enchantés de voir ces gens qui se mettent à suivre le maître ? Ils savent bien qu’ils ne sont pas des notables et qu’ils n’ont pas beaucoup à se réclamer de leur réputation, mais enfin, quand même ils n’avaient pas pensé que ce serait cela ! Cette foule grouillante, hétéroclite, un peu dépenaillée, ce ramassis de pauvres… C’est devant cette foule que Jésus les regroupe autour de lui, à supposer évidement – ce que ne nous dit pas l’évangile de saint Matthieu – qu’aux quatre premiers se sont adjoints quelques autres disciples. Jésus constitue là son premier auditoire officiel qui se compose de plusieurs séries d’auditeurs : le cercle étroit des disciples auquel il va s’adresser, et derrière eux, cette foule dépenaillée qui l’entoure et à ce double rideau d’auditeurs, nous autres, aujourd’hui qui écoutons cet évangile. Nous devons en effet ajouter cet auditoire qui n’est pas présent dans l’évangile, celui que nous constituons, nous qui accueillons cette parole et qui l’entendons, et à travers nous l’humanité qui l’écoute. Nous avons quelquefois tendance à penser que nous avons quelques titres à faire partie de cet auditoire, quelques raisons d’y avoir une place et d’y être bien considérés. C’est oublier justement comment s’est constitué ce premier groupe autour du Christ : des gens attirés par sa réputation de thaumaturge et de grand orateur, des gens simples, pauvres, démunis et qui viennent exprimer leurs besoins.

Il m’arrive souvent, comme vous le savez, de célébrer l’eucharistie à Notre-Dame de Paris ou dans des sanctuaires en France où à l’étranger. Je suis toujours frappé dans ces célébrations, qui ne sont pas des célébrations paroissiales courantes, d’y voir vraiment des pauvres qui viennent dans l’anonymat d’une foule exprimer leur attente devant le Seigneur. Saint Paul disait aux rudes Corinthiens, « il n’y a pas beaucoup de sages aux yeux des hommes parmi vous, de gens puissants ou de haute naissance » (1 Co 1,26). Dieu a voulu choisir ce qui était rien dans le monde pour réduire à rien ce qui est. Il faut entendre que cette pauvreté, cette misère humaine de l’auditoire de Jésus -qui n’est pas simplement la misère économique-, c’est l’ADN de l’Église, c’est son acte de naissance, c’est son lieu propre ! Et chaque fois qu’elle se laisse détourner de ce lieu propre, qu’elle se laisse tenter par le clinquant du pouvoir social ou du pouvoir économique, ou tout simplement de la réussite humaine, elle perd quelque chose de son identité et devient insignifiante aux yeux des hommes comme aux yeux de Dieu.

Mais il ne suffit pas d’être dans la misère, il ne suffit pas de connaître la détresse humaine pour devenir vraiment disciple du Seigneur. Pour écouter sa Parole et pour le laisser transformer notre vie, nous devons avoir présent à l’esprit ce passage du prophète Sophonie : ce petit reste d’Israël, un peuple pauvre et petit mais qui dans sa pauvreté et sa petitesse prend abri dans le nom du Seigneur, et se distingue par son observance de la loi, par la justice de sa conduite. Ce reste d’Israël ne commettra plus d’injustice. Ils ne diront plus de mensonge. Les auditeurs du Christ dans leur pauvreté et dans leur misère, dans le cri sincère qu’ils lui adressent, sont vus par la liturgie comme les représentants au temps de Jésus de ce petit reste d’Israël, de ce peuple pauvre et petit qui attend tout du Seigneur, qui se met à l’abri du Seigneur. Alors nous comprenons que le Christ adresse à ses disciples ces bénédictions, les Béatitudes, non pas comme une sorte de championnat pour que les meilleurs se distinguent du reste, mais comme une sorte de regard prophétique porté sur la foule qui l’entoure. « Heureux les pauvres de cœur, ceux qui pleurent, les doux, ceux qui ont faim et soif de la justice… » Ce sont eux qui sont venus l’écouter et qui attendent de lui le salut. Si nous voulons devenir le véritable auditoire de Jésus, si nous voulons vraiment accueillir la prédication qu’il va développer au long de l’évangile que nous allons suivre dans les dimanches qui viennent, si nous voulons vraiment devenir des disciples, alors il nous faut entrer dans cette béatitude du petit reste d’Israël, des pauvres et justes de cœur, des miséricordieux, des cœurs purs, des artisans de paix, et même accepter la persécution pour la justice.

Cette parole que nous proclamons chaque année pour la fête de la Toussaint, évoque à notre mémoire des figures de témoins que nous avons connus ou non, des témoins anonymes de ce peuple de pauvres qui a vécu en tendant ses mains vers le Christ pour recevoir la miséricorde de Dieu. C’est à notre tour d’entrer dans cette longue suite de ceux qui ne sont pas des « sages selon le monde, de ceux qui ne sont pas des puissants ou de haute naissance » (1 Co 1,26). Notre premier titre de gloire est de reconnaître notre pauvreté et notre misère, de reconnaître que nous ne pouvons pas vivre si nous ne nous tournons pas vers le Sauveur, de reconnaître que nous ne pouvons pas atteindre le véritable bonheur de notre vie si nous ne trouvons pas notre joie dans la communion avec lui.

Ainsi, ces prophéties sont en même temps un dévoilement de notre situation vis-à-vis du Christ et un programme que Jésus va développer au cours de sa mission parmi les siens. Ce programme consiste à dévoiler la réalité des cœurs et des libertés. Aucun homme, aucune femme en ce monde ne devrait pouvoir se sentir méconnu, ignoré, parce qu’il n’a pas les titres nécessaires pour entendre la parole du Christ. Aucun homme, aucune femme à nos yeux ne doit rester en-dehors de la joie de la bonne nouvelle, du règne de Dieu qui s’est fait proche.

En ce jour où nous célébrons la fête de l’Église, peuple du ressuscité, demandons au Seigneur qu’il nous fasse connaître cette joie simple d’être là, autour de lui, d’accueillir ses bénédictions comme le signe que, malgré notre misère, il ne se détourne pas de nous mais au contraire, il veut nous combler.

Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.

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