Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe à ND - 29e dimanche du Temps ordinaire - Année A

Dimanche 22 octobre 2017 - Notre-Dame de Paris

La question de payer l’impôt à César vise à faire prendre parti au Christ pour le pouvoir romain ou pour l’une ou l’autre des traditions du judaïsme. Sa réponse déplace le débat afin d’éviter de considérer le domaine politique de manière idolâtrique. Jésus n’est pas venu établir un royaume politique sur terre. Nous sommes facilement tentés de tomber dans cette vision fausse lorsque des débats de sociétés traversent notre actualité. Notre liberté chrétienne se traduit par un juste engagement dans la société.

 Is 45, 1.4-6 ; Ps 95, 1.3-5.7-10 ; 1 Th 1,1-5 ; Mt 22, 15-21

« Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mt 22,21). Sans doute cette phrase de l’évangile est-elle une de celles qui sont les plus connues et les plus souvent citées dans notre culture. Je ne suis pas sûr que cela soit toujours dans le sens où Jésus l’a prononcée. Dans le meilleur des cas, c’est une façon de rappeler que la volonté du Christ exprimée à travers cette phrase est à l’origine d’une pratique et d’une conception de la séparation du pouvoir politique et du pouvoir spirituel. Dans le pire des cas, on utilise cette phrase pour disqualifier l’intervention des chrétiens dans la vie sociale, ce qui n’est évident pas la même chose.

Quel est le piège qui a été tendu à Jésus et qui a amené cette déclaration face aux Pharisiens ? La question qui lui a été posée, s’il fallait payer l’impôt à César, était une question de jurisprudence entre les différentes écoles du Judaïsme : celle des pharisiens, celle des partisans d’Hérode et celle des Zélotes. Ces derniers ne sont pas cités ici mais ils étaient de fervents contestataires du pouvoir romain sur la Palestine. Il y avait donc trois écoles qui se faisaient face. Les Zélotes étaient pour le boycott total et absolu, les Pharisiens plaidaient pour une forme d’obéissance au précepte de l’impôt qui garantissait la liberté d’exercer leur religion et les partisans d’Hérode qui étaient ce qu’on appellerait en termes modernes les collaborateurs de l’occupant. Selon la réponse qu’il ferait, Jésus pouvait difficilement échapper au risque d’être classé dans l’une ou l’autre de ces trois catégories et donc de déchaîner contre lui l’opposition des autres. On peut évidemment imaginer que la réponse du Christ échappe à ce piège simplement par tactique, mais il nous faut prêter attention de plus près à l’argument qu’il met en œuvre : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Il met en évidence que le royaume qu’il annonce - et dont il marque les premiers moments de réalisation - n’est pas un royaume politique. Il met en évidence qu’il n’a pas été envoyé par le Père pour créer un royaume théocratique à partir du peuple d’Israël. D’ailleurs, dans la tradition biblique, comme nous le rappelait la lecture du prophète Isaïe, l’interprétation portée sur le pouvoir politique n’est jamais une interprétation de soumission. Quand Dieu accède au désir du peuple d’Israël d’avoir un roi, et on sait avec quelle réticence, nous voyons à travers les récits que ce roi est soigneusement contrôlé, que les prophètes qui l’entourent vérifient toujours qu’il agit en fonction de la loi et non pas simplement en fonction de sa fantaisie. Dans les périodes qui ont suivi, qu’il s’agisse de la domination assyrienne, de la domination égyptienne, de la domination grecque, de la domination perse comme c’était le cas au moment de Cyrus, ou de la domination romaine, nous voyons que la liberté de la parole de Dieu reste entière, soit pour désigner Cyrus comme le serviteur de Dieu parce qu’il va prendre des décisions qui favorisent la mise en œuvre de la loi, soit pour se distancer complètement d’un pouvoir politique qui est jugé idolâtre. Ces tensions entre le pouvoir politique et l’identité religieuse d’Israël doivent nous éclairer sur la manière dont le Christ agit et dont nous savons qu’elle sera exprimée de façon encore plus radicale au moment de son procès quand il sera accusé de vouloir se poser comme le roi en Israël et qu’il répondra à Pilate, « Mon royaume n’est pas de ce monde », en refusant d’entrer dans ce processus de jugement politique. Il n’est pas venu pour rétablir un royaume au sens habituel du terme mais pour rétablir le règne de Dieu dans les cœurs par l’observance de la parole de Dieu.

Si nous acceptons d’entrer dans cette intelligence que nous donne le Christ sur le rapport avec le pouvoir politique, nous pouvons sans doute éclairer de façon plus précise notre situation dans le monde contemporain. Les débats multiples qui ont marqué l’année écoulée à l’occasion des élections en France ont montré à quel point beaucoup de nos concitoyens étaient passionnés par le débat politique, - ce qui n’est pas une mauvais chose -, mais combien on risque souvent d’entrer dans une vision idolâtrique du débat politique en pensant que c’est le choix ou les opinions politiques qui vont déterminer le salut. C’est un piège qui nous est tendu comme il a été tendu au Christ de vouloir entraîner la parole de Dieu non pas dans un dialogue sur les valeurs de la société, - ce qui est naturel -, mais de l’entraîner dans un jugement où le débat politique devient le lieu premier de discernement sur la société, comme si le débat politique épuisait tous les enjeux de l’existence humaine. C’est effectivement un risque réel, une tentation idolâtrique de penser que le politique est de nature à définir les conditions de la vie personnelle des citoyens et des membres de la société. L’organisation politique, comme son nom l’indique, est faite pour organiser la vie commune, formuler des orientations collectives, arbitrer des conflits entre différentes opinions, favoriser le développement d’un tissu social où les conflits se règlent par le débat, et non par la violence ou par l’insulte. Dans ce travail nécessaire et estimable des forces politiques, le royaume de Dieu n’est pas engagé, et en tout cas, la fidélité à la parole de Dieu ne se mesure pas à l’adhésion aux idéologiques politiques. « Dieu fait de nous en Jésus-Christ des hommes libres », c’est-à-dire des hommes qui ne sont inféodés à aucun système politique et qui sont capables d’apporter leur contribution, leur soutien, comme aussi leurs observations ou leurs contestations, sans que Dieu lui-même soit pris en otage par les choix particuliers auxquels nous sommes invités et auxquels nous pouvons adhérer.

Je rappelais comment cette phrase du Christ, « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », avait été à l’origine d’une vision de la séparation des pouvoirs. Mais la séparation des pouvoirs ne veut pas dire que le pouvoir politique devient l’ultime instance de la morale, de l’éthique et de l’orientation de la vie humaine. S’il le prétend, c’est une usurpation idolâtrique d’un pouvoir démesuré sur la liberté des hommes.

Ainsi, comme chrétiens, nous sommes invités à exercer notre liberté, c’est-à-dire à soumettre notre jugement et notre adhésion à telle ou telle conception du monde, à notre foi, à la lumière de la parole de Dieu et de la tradition de l’Église. Ce n’est pas un débat télévisé qui définit notre adhésion et notre engagement dans la société ! C’est notre adhésion et notre engagement dans la société qui doivent définir les formes que prennent les organisations politiques.

Il me semble que dans les temps que nous vivons, il est bon que des citoyens soient conscients de leur liberté, capables de la défendre et de contribuer à une confrontation sereine du débat politique pour un meilleur équilibre de la vie de tous.

Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.

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