Homélie du cardinal André Vingt-Trois – Messe de Minuit

Cathédrale Notre-Dame de Paris – Dimanche 24 décembre 2017

 Is 9,1-6 ; Ps 95 ; Tt 2,11-14 ; Lc 2,1-14

Frères et Sœurs,

1. « Ne craignez pas… »

Chaque fois que l’ange s’adresse aux hommes, il commence par leur dire : « Ne craignez pas. » Comment se fait-il que la Parole de Dieu adressée aux hommes puisse susciter la crainte ? Dieu ne se manifeste pas aux hommes pour leur inspirer une terreur, fût-elle sacrée. Il s’adresse à eux et il vient partager leur condition humaine, non pas pour faire d’eux une foule apeurée, mais, au contraire, pour leur annoncer une libération et leur proposer des chemins de bonheur et de vie. C’est pourquoi il se révèle, non pas dans la force de sa puissance, mais dans la pauvreté et la faiblesse d’un enfant nouveau-né.

Les évangiles nous invitent à méditer sur l’accueil réservé à cette faiblesse de Dieu. Non seulement il n’y avait « pas de place pour eux dans la salle commune », mais nous verrons très vite que la naissance de cet enfant va provoquer une panique des puissants de ce monde, au point que Hérode va décréter l’exécution de tous les nouveau-nés de Bethléem. Le massacre des innocents n’est pas une péripétie macabre, c’est un signal : la venue du Messie vient perturber les pouvoirs. Sa discrétion même les inquiète et les agite plus qu’une force politique dont ils connaissent bien les ressorts et les faiblesses.

Notre aptitude, -ou notre inaptitude-, à accueillir le pauvre et à partager avec lui nous révèle aujourd’hui les mêmes craintes. Ce pauvre qui fait irruption dans notre monde va-t-il, par la seule présence de son dénuement remettre en cause le consensus sur lequel se fonde notre pacte social : le consensus du bien-être et de la consommation ? Allons-nous être acculés à renoncer à quelque chose de notre superflu pour que ne meurent pas ceux qui n’ont pas le nécessaire ? Après des siècles de pénurie et de précarité notre société connaît la satisfaction des désirs, de tous les désirs. Serait-ce pour ne pas pouvoir en profiter en paix ? Finalement, ne sont-ils pas coupables, ou en tout cas responsables, de leur misère ceux qui viennent mendier les miettes de notre abondance ?

On raconte qu’une nuit saint Louis-Marie Grignon de Montfort vint frapper à la porte d’une de ses communautés, portant un miséreux sur ses épaules. Il criait : « Ouvrez la porte à Jésus-Christ ! ». En cette nuit, nous devons nous aussi entendre cet appel que relançait saint Jean-Paul II, il y a quelque quarante ans lors de la Messe d’inauguration de son pontificat : « Ouvrez, ouvrez largement les portes au Christ ! »

2. « Ouvrez la porte à Jésus-Christ ! »

Ouvrons au Christ la porte de nos cœurs !
Accueillons-le comme l’accomplissement de la promesse de Dieu pour le salut des hommes, comme l’espérance de notre vie, comme une chance pour chaque homme et chaque femme. Accueillons-le avec joie car sa lumière traverse les ténèbres des existences humaines. Il console les cœurs affligés, il apaise les âmes tourmentées, il soutient la générosité du partage, il est la paix pour le monde car il vient établir la justice.

Accueillons sa parole qui est une lumière pour notre liberté et un appel pour redresser ce qui est désordonné dans nos existences. Accueillons sa vérité sur l’homme et ses exigences qui nous rendent libres. Accueillons ses appels à l’amour du prochain, au pardon et à la réconciliation.

Ouvrons au Christ les portes de nos vies !
Il frappe à nos portes en la personne de ceux qui ont été trahis dans leur amour et abandonnés. Il tend vers nous sa main de mendiant dans la personne des déracinés, des « laissés pour compte » de nos sociétés développées, ceux dont on préfèrerait ne pas connaître l’existence et sa précarité. Ceux qui font les frais de la progression du sacro-saint niveau de vie après lequel on nous fait courir. Ouvrons nos portes à ceux que la violence et la misère chasse de leurs terres et de leurs pays.

Ouvrons au Christ la porte de nos familles !
Jeunes époux qui vous unissez par l’engagement du mariage, ne croyez pas que vous pourrez le mener à bien dans la fidélité à travers les épreuves en oubliant celui qui est le fondement même de l’alliance. Ouvrez votre couple à la présence de Jésus-Christ. Faites-lui sa place chez vous et dans votre foyer.

Parents qui avez la responsabilité de l’éducation de vos enfants, ne croyez pas que vous pourrez leur apporter tous les moyens que vous souhaitez pour eux en faisant l’impasse sur leur éducation chrétienne. Ouvrez votre famille à la rencontre de Jésus-Christ. Qu’il soit quelqu’un qui compte pour vous et pour vos enfants.

Ouvrons au Christ la porte de notre société !
La réduction au silence et à l’effacement de toute expression de foi n’exprime pas un véritable respect de la grandeur de l’homme ni du progrès de la paix sociale. Elle est un leurre que saisissent ceux qui veulent promouvoir une vision de l’homme réduit à la négation de toute transcendance. Bannir toute expression religieuse de la vie en société serait une façon d’enfermer l’homme dans un univers sans espérance et sans joie.

Le Christ auquel nous ouvrons nos portes nous introduit dans la véritable joie de l’existence. La joie à laquelle nous invite la célébration de la Nativité n’est pas une joie factice ou irréaliste fondée sur l’oubli de notre condition. Elle est au contraire une joie sans réserve, car elle est une joie réaliste.

3. La véritable joie

La véritable joie humaine n’est pas la fuite de la réalité, mais la découverte profonde que notre existence est plus importante et plus précieuse que les mille petits embarras de la vie, et même que les gros ennuis ou les grands malheurs. Cette sérénité et cette endurance devant les contraintes quotidiennes ne résultent pas de la méthode Coué. Elles sont enracinées dans cette conviction : l’être humain dépasse infiniment les conditionnements ordinaires de son existence. D’une certaine façon, la joie authentique est toujours un fruit d’une foi qui transcende les apparences.

Si notre monde est si morose et si désabusé, n’est-ce pas d’abord parce que lui fait défaut la foi en la dignité et la grandeur de l’existence humaine ? Quand la vision de l’homme se réduit aux apparences du succès et à la facilité de la consommation, rien n’est jamais suffisant puisque le seul dynamisme de l’existence est l’excitation du désir. Réduit à ce qu’il possède ou à ce qu’il souhaite posséder, l’homme n’est plus capable d’espérance. Il se morfond dans le regret. Il regrette ce qu’il perd. Il regrette ce qu’il n’a pas encore. Il regrette de n’avoir pas ce qu’ont les autres. Une nouvelle vie ne lui apparaît plus comme un don prometteur, mais comme une gêne qui va réduire encore les limites de son confort et de sa tranquillité.

A l’heure où l’on élimine les handicaps et, en même temps ceux qui en sont porteurs ; alors que l’on spécule sur la fabrication et l’utilisation des êtres humains pour fournir les pièces de rechange de nos organismes défaillants, est-il encore possible de s’émerveiller de la venue au monde d’un enfant, si incertain que puisse être son avenir, si fragile qu’il soit face aux risques de la vie ? Est-on capable de se réjouir de cette fragilité elle-même ? Quand la venue d’un nouveau-né est planifiée dans le cursus des projets professionnels et quand elle est évaluée à la mesure de la satisfaction d’un « désir d’enfant », que reste-t-il à accueillir ? Pour quoi est-il encore possible de se réjouir ?

Parce que vous savez l’homme plus grand que la nourriture, plus grand que la prospérité, plus grand que la santé, plus grand même que la paix, jamais vos luttes ne vous autorisent à faire des êtres humains les instruments de votre action, si louable soit-elle.

Parce que vous savez que l’amour se révèle dans la discrétion et le secret, vous irez de préférence auprès de ceux qui comptent pour rien et que l’on ne montre pas comme les « bons pauvres » ou les bons exclus de notre société dans les émissions édifiantes. Parce que vous avez perçu le message silencieux de la grotte de Bethléem, vous avez à cœur de rejoindre ceux qui sont dans la solitude et l’abandon.

Ce soir, chacun de nous qui est ici peut entendre l’appel silencieux du Christ en sa Nativité. Vous êtes venus pour l’adorer et vous réjouir de sa venue, alors soyez des messagers de son espérance dans notre monde en vivant dans l’amour de Dieu qui nous sauve et dans l’amour de nos frères qui attendent son salut.

Si vous vous laissez conduire dans ce chemin de pauvreté et de service, alors n’ayez pas honte de votre joie. Laissez-la éclater sans remords et acceptez que je vous souhaite de tout cœur un très joyeux Noël à tous. Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois,
administrateur apostolique de Paris.

Homélies

Homélies