Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe annuelle en présence des Sancerrois de Paris à St Sulpice – 4e dimanche ordinaire – Année C

Saint-Sulpice (Paris 6e) - Dimanche 3 février 2019

- Jr 1, 4-5.17-19 ; Ps 70, 1-8.15.17.19 ; 1 Co 12,31 à 13,13 ; Lc 4, 21-30

Frères et Sœurs,

En ce début de la lecture continue de l’évangile de saint Luc, la visite de Jésus à la synagogue de Nazareth est non seulement un acte inaugural qui marque le début de sa mission, mais c’est aussi une annonce du sens de la mission qu’il accomplit. Très naturellement, les habitants de Nazareth imaginaient que ce prédicateur dont on avait déjà entendu parler, cet homme qui avait soi-disant réalisé quelques guérisons autour de Capharnaüm serait leur homme, leur prédicateur, leur guérisseur, leur gourou. Ils voyaient Jésus comme l’aubaine qui allait faire fructifier la notoriété de Nazareth et soulager des misères de ses habitants.

La prédication de Jésus dans la synagogue de Nazareth provoque leur colère parce qu’elle introduit dans leur pensée un retournement. Jésus est bien de la famille de Joseph, il est bien natif de Nazareth, mais il n’est pas venu au monde pour sauver Nazareth, il n’est pas venu au monde pour entretenir les saines traditions de son village ! Il est venu au monde pour apporter le salut à l’univers entier. Les gens de Nazareth étaient tout prêts à utiliser Jésus pour faire durer leurs traditions, ils étaient tout prêts à faire appel au Christ pour maintenir ce qui leur paraissait essentiel et qui leur tenait le plus à cœur, pour que tout continue et que ce qu’ils avaient reçu de leurs pères soit transmis à leurs fils. Bref, ils voulaient faire de Jésus le garant de la pérennité de leur histoire.

La parole de Jésus, telle qu’elle s’adresse à eux les choque, les bouleverse. Il est venu pour plus que Nazareth, il est venu pour plus qu’Israël, il est venu pour le monde entier. C’est pourquoi, il prend deux exemples pour illustrer le sens de sa mission : d’une part la veuve de Sarepta, réputée terre païenne, et d’autre part la guérison de Naaman le Syrien, qui n’était pas Juif. Est-ce à dire que Jésus voulait rompre avec la tradition juive ? Certainement pas, sans cela il ne serait pas venu à la synagogue. Mais ce qu’il voulait, c’était rappeler la vocation universelle d’Israël dans l’histoire du monde : être témoin de l’alliance entre Dieu et l’humanité, et signe avant-coureur de l’union à laquelle Dieu appelle tous les hommes et pas seulement Israël. Si nous comprenons ce retournement de perspective, si nous éprouvons quelque peu de sympathie pour la déception des habitants de Nazareth, nous pouvons peut-être comprendre comment notre attachement au Christ, -que nous espérons sincère et déterminé-, nous entraîne à la même rupture dans notre manière de concevoir les choses. Combien de familles vivent leur lien avec le christianisme comme un gage de continuité culturelle ! Combien d’hommes et de femmes s’imaginent qu’ils vont pouvoir assurer la pérennité de leur conception de la vie en les rattachant à la foi et à la religion ! Combien parmi nous sont devenus chrétiens simplement parce que nos parents avaient ce sens de la tradition, simplement parce qu’ils souhaitaient que tout continuerait comme ce qu’ils avaient connu, simplement en s’appropriant - avec de bons sentiments, de bonnes intentions -, le Christ pour fortifier une culture, une société, une famille, tout simplement domestiquer la foi pour que la foi contribue à la solidité de nos institutions et de nos désirs…

Avec les habitants de Nazareth nous sommes entraînés à comprendre que l’irruption du Christ dans le monde n’est pas destinée à perpétuer ce monde mais à le changer, que l’irruption du Christ dans nos familles, dans nos sociétés, dans nos groupements, dans nos personnalités, n’est pas un gage de protection indéfinie, mais un ferment d’ouverture et de destination universelle des dons que nous avons reçus. Oui, nous devons transmettre aux générations qui suivent le bien qui nous a été confié mais ce bien n’est pas la protection de notre représentation du monde, c’est l’appel à ouvrir notre vision, notre pratique, nos idées, nos mœurs à la dimension universelle de l’humanité.

Nous vivons une période paradoxale où les prodiges de la technique nous rendent contemporains de tout événement à travers le monde. Tout nous est livré à domicile, tout devient proche mais nous devons être attentifs à ce que cette proximité, qu’on appelle la mondialisation, ne devienne pas un facteur de fermeture, de défense. Nous devons être attentifs à ce que cette proximité de tous les peuples de la terre, des événements qui surviennent ici ou là, ne nous transforment pas en défenseurs farouches de nos traditions particulières que l’on supposerait menacées par les traditions des autres. Nous ne sommes pas dans un combat entre des traditions humaines, nous ne sommes pas mobilisés par le Christ pour fortifier nos civilisations, nous sommes mobilisés par le Christ pour étendre le règne de l’amour à tous les hommes. Nous sommes mobilisés par le Christ pour puiser ce qu’il y a de meilleur dans nos traditions, pour devenir les acteurs et les artisans d’une communauté humaine plus fraternelle.

Frères et sœurs, demandons au Seigneur que cette conviction que seul l’amour peut sauver, ouvre nos esprits et nos cœurs à la dimension de Dieu. Amen.

+André cardinal Vingt-Trois, archevêque émérite de Paris.

Homélies

Homélies