Interview de Mgr Michel Aupetit par La Nef

La Nef – Février 2020

La Nef – Humanae vitae est l’une des encycliques les plus impopulaires : pourquoi y revenir plus de cinquante ans après au risque de prendre des coups ?

Mgr Michel Aupetit – Quand une Parole de Dieu ou un enseignement de l’Église n’est pas compris, il revient aux évêques d’en faire saisir le sens avec pédagogie. Il ne s’agit pas d’être masochiste pour prendre des coups mais de dire une parole avec courage, non pour aller à contre-courant mais pour établir un rocher sur lequel on peut s’appuyer pour ne pas être emporté par les flots furieux. D’autre part, le pape François lui-même nous a invités à redécouvrir l’encyclique Humanae vitae dans son exhortation apostolique Amoris laetitia (AL 222).

Alors que beaucoup pensent dans l’Église même qu’Humanae vitae a été une erreur à vite oublier et que l’on ne se gêne pas pour la remettre en cause, vous insistez au contraire sur son importance, sa clairvoyance et même son caractère prophétique : pourquoi ?

Le caractère prophétique est dans l’encyclique elle-même. Tout ce qu’avait annoncé le pape saint Paul VI est advenu. Certains pensent que l’Église ne devrait pas s’introduire dans la chambre à coucher. On comprend leur réaction si on ne perçoit dans la morale chrétienne qu’une manière de faire la leçon. Ils ont raison de rappeler cette poutre qui se trouve dans l’œil de celui qui juge. La morale chrétienne nous introduit chacun sur un chemin de conversion. Elle est d’abord annonce d’un Salut, d’un amour qui vient nous consoler dans notre incapacité d’aimer. En effet, ce n’est pas d’abord au nom d’une compétence spécifique (scientifique ou autre) que l’Église déploie un enseignement sur la sexualité mais au nom de sa foi dans ce Dieu qui s’est uni à notre chair. Le Verbe s’est fait chair, pour que notre chair devienne Verbe, c’est-à-dire pour qu’elle puisse aimer de l’amour même dont elle est aimée. La foi de l’Église est porteuse d’une anthropologie qui correspond au dessein d’amour de Dieu sur l’homme et la femme.

La contraception, en déconnectant la sexualité et la procréation, a déconnecté aussi la sexualité et l’amour : une grande partie de nos dérives éthiques ne provient- elle pas de ce premier abandon ?

La sexualité est ordonnée à la fécondation dans toutes les espèces animales. Cela est vrai aussi pour l’humanité. Mais dans celle-ci, la capacité de poser un acte libre pour faire un choix lui permet d’assumer les contingences physiologiques et hormonales pour apprendre à aimer en vérité. C’est cet amour à l’image de Dieu qui fait toute la grandeur de l’homme et de la femme. La sexualité devient alors le langage ordonné au don de la personne, un don qui ouvre à la vie. Amour et Vie sont indéfectiblement liés. C’est ce lien que le pape souligne quand il parle d’union et de procréation. Cela est vrai de tous nos actes humains. Quand ils sont posés par amour ils engagent notre humanité et deviennent source de vie.

Vous établissez un lien entre contraception, infidélité et baisse de la moralité, ainsi que la perte du respect de la femme : pourriez-vous expliciter ce lien ?

En réalité, c’est le pape saint Paul VI qui annonce prophétiquement la perte du « respect de la femme sans plus se soucier de l’équilibre physique et psychologique de celle-ci ». La féminité se dit aussi à travers des rythmes de fécondité. Ceux-ci expriment le rapport de la femme à la vie, à la mort, au temps et à l’éternité. Nier ces rythmes, c’est nier une part de la féminité et donc aussi de la masculinité. C’est toujours à travers l’autre que l’on accède pleinement à ce que l’on est. Pourquoi priver le couple, la famille, la société de ce chemin d’humanisation ? Paul VI dénonce les conséquences de cette négation : elle ouvre « la voie large et facile ouverte à l’infidélité conjugale et à l’abaissement général de la moralité ». Il dénonce aussi « l’arme dangereuse que l’on viendrait mettre ainsi aux mains des autorités publiques peu soucieuses des exigences morales ». Enfin il précise qu’avec les moyens modernes de communication il risquerait d’y avoir une exacerbation de l’excitation des sens, et de toute forme de pornographie. Ce qu’il décrit est l’état actuel de notre société. N’était-il pas prophète ?

Comment l’ambiguïté de la notion de « projet parental » peut-elle tendre à faire de l’enfant un dû, un « bien de consommation manufacturé » ?

Il est triste de réduire l’enfant à un projet comme on le fait pour un plan de carrière ou pour son épargne logement. L’enfant n’est pas un projet, il est un cadeau à accueillir. Il est un don, pas un dû. Au lieu d’être envisagé pour lui-même, pour les talents que Dieu a pu lui donner, pour le projet que lui-même forme pour sa vie en accueillant, s’il le souhaite, sa vocation, on cherche à l’enfermer dans un destin figé qui ne correspond qu’à la projection de ses parents et au comblement de leurs multiples frustrations. Or, l’enfant nous ouvre toujours à un au-delà de nous-mêmes. Les parents doivent retrouver leur vocation d’accueil et de service.

Vous parlez de la « fécondité qui relie le couple à Dieu, ce rapport au don de la vie (qui) est le véritable bien commun d’une société » : pourriez-vous nous l’expliquer ?

La vie organique est toujours un mystère. Pour qu’elle puisse émerger, il a fallu des constantes physiques particulières dont le moindre changement, même le plus infime, aurait entraîné la stérilité de l’univers. Mais en dehors de cette vérité scientifique se pose la question d’une fécondité qui n’est pas seulement la simple transmission de la vie. Quand Dieu dit « soyez féconds », cela signifie que l’homme et la femme deviennent responsables de la fécondité et qu’ils transmettent la vie, non pas instinctivement, mais librement en s’accordant à l’acte créateur de Dieu et à la bienveillance divine sur les créatures. Le don de la vie est le véritable bien que nous avons tous en commun. La vie est ce qui nous relie les uns aux autres et ce lien est au fondement de toute société. Le pape François insiste sur cette fonction sociale de l’union de l’homme et de la femme : « Seule l’union exclusive et indissoluble entre un homme et une femme remplit une fonction sociale pleine, du fait qu’elle est un engagement stable et permet la fécondité » (AL 52).

Le choix des rythmes naturels implique respect réciproque, responsabilité et maîtrise de soi, écrivez-vous en citant Jean-Paul II : est-ce un message audible aujourd’hui… et comment le rendre audible ?

Si aujourd’hui le respect réciproque, la responsabilité et la maîtrise de soi ne sont pas audibles, c’est que notre société est très malade. Il lui faut donc un médecin. Le meilleur médecin que j’ai connu pour soigner les cœurs usés et les esprits faussés est le Christ lui-même par l’Esprit Saint qu’il nous envoie d’auprès du Père. Ce n’est pas une pirouette, c’est précisément la raison pour laquelle je suis devenu prêtre. Témoigner à travers notre vie de ce Don total que le Christ a fait de sa vie, c’est inviter l’humanité à aimer de façon responsable, c’est-à-dire en répondant de la vie de l’autre. Contrairement à Caïn nous pouvons affirmer : « Je suis le gardien de mon frère et de ma sœur. »

Au-delà des questions liées à la sexualité, le problème n’est-il pas d’abord dans le principe même du rejet de la loi naturelle, à savoir d’une limite qui s’impose à l’homme ?

L’écologie intégrale prônée par les papes (et notamment dans Laudato si) n’est-elle pas un moyen pour faire comprendre aujourd’hui la nécessité de reconnaître la loi naturelle au-dessus de la loi positive des hommes ? Le respect de la nature et des limites qu’elle nous impose ne s’arrête pas aux végétaux et aux animaux. Il concerne également notre humanité. Le pape François nous a rappelé que « tout est lié ». Le respect de nos limites personnelles qui tiennent à ce que nous sommes nous apprend aussi à respecter l’ensemble de la planète. L’harmonie est à retrouver par le travail humble de notre raison humaine.

La loi morale naturelle est cette œuvre de l’intelligence qui scrute, contemple et adapte son action au réel qui nous entoure. Le droit positif quand il ne s’appuie pas sur le droit naturel risque de devenir le reflet d’une idéologie qui devient tyrannique sous prétexte d’autonomie. Je rappelle que l’autonomie qui signifie étymologiquement « se donner à soi-même sa propre loi » est tout à fait différente de la liberté qui se fonde sur un discernement pour assumer un choix éclairé.

La loi naturelle peut-elle être reconnue dans un monde qui a rejeté Dieu ? Autrement dit, le rejet du surnaturel, pour paraphraser Chesterton, n’entraîne-t-il pas inévitablement à sa perte l’ordre naturel lui-même, le problème central devenant alors « l’absence de Dieu » ainsi que le rappelait récemment Benoît XVI ?

La capacité de concevoir Dieu est propre à l’homme. Il n’est pas étonnant qu’en refusant la transcendance, l’homme retourne à son instinct bestial. Évacuer Dieu au nom de la science relève souvent d’esprits qui n’ont pas évolué depuis le XIXe siècle. Le combat stérile de cette époque entre matérialistes et spiritualistes est mis à mal par le principe d’incomplétude du mathématicien Kurt Gödel qui s’applique dans tous les champs rationnels : les mathématiques, la philosophie et l’informatique. La science d’aujourd’hui nous laisse libre et permet de saisir la complémentarité des approches scientifiques et spirituelles. « L’absence de Dieu » se traduit presque toujours par un sentiment de manque, d’incomplétude, comme je le lis dans beaucoup de lettres des catéchumènes.

Face à un sujet à ce point verrouillé (la sexualité sans frein), l’Église, loin d’être ringarde ou inhumaine par les exigences rappelées dans Humanae vitae, n’est-elle pas l’une des dernières gardiennes d’une liberté et d’une vérité auxquelles beaucoup aspirent secrètement au fond de leur cœur ? Quelle expérience en avez-vous en tant que prêtre ?

Rien n’est définitivement verrouillé. Les excès d’une époque entraînent toujours un mouvement de balancier vers les excès inverses. Il est donc nécessaire de se former sérieusement, en particulier en anthropologie, qui est la matière la plus ignorée aujourd’hui, afin de pouvoir tenir solidement et fermement dans les flots tempétueux de la bien-pensance et de la panurgie.

Ma vie de prêtre est entièrement livrée au service du bonheur de mes frères humains. Il ne s’agit pas du bien-être repu des vautrés que fustigeait le prophète Amos, mais du Salut éternel qui, dès ici-bas, nous procure une paix infinie et une joie profonde.

Vous insistez dans votre chapitre 12 sur l’importance du célibat pour le Royaume. Pourriez-vous dire comment cette forme surnaturelle du don de sa vie éclaire une dimension de la vie des couples mariés et en quoi le célibat est important pour les prêtres ?

Dans l’Évangile selon saint Matthieu la question du célibat pour le Royaume fait suite à une question posée à Jésus sur les fondements du mariage. Après avoir rappelé la volonté de Dieu au commencement en renvoyant ses auditeurs au livre de la Genèse, il affirme ce qui fonde la sacralisation du mariage : « Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas » (Mt 19, 6). Juste après, Jésus ajoute cette phrase étonnante : « Il y a ceux qui ont choisi de ne pas se marier à cause du Royaume des Cieux » (Mt 19, 12). Il y a donc un lien fort entre la vocation au mariage et la consécration de sa vie pour le Royaume. Il ne s’agit pas du tout d’encratisme, c’est-à-dire de refus du mariage. J’aime citer cette prière que l’on dit pour la consécration des vierges : « C’est l’Esprit Saint qui suscite au milieu de ton peuple des hommes et des femmes conscients de la grandeur et de la sainteté du mariage et capables pourtant de renoncer à cet état afin de s’attacher dès maintenant à la réalité qu’il préfigure : l’union du Christ et de l’Église. »

L’union des époux et la procréation sont le signe du consentement au don de la vie que Dieu fait à l’homme et à la femme. Elle est le signe de l’Alliance du Christ et de son Église comme le rappelle si bien saint Paul. De la même façon le célibat des prêtres et des consacrés est le signe du plus grand amour qui ne peut venir que du Seigneur Jésus que l’on suit jusque dans sa façon de vivre pour édifier son Royaume et anticiper les Noces éternelles !qui accomplissent l’Alliance de Dieu et des hommes. C’est ainsi que les deux vocations sont appelées à la sainteté en réalisant le beau projet de Dieu où le don de sa vie fait entrer dans l’Amour infini révélé par Notre Seigneur Jésus-Christ.

Propos recueillis par Christophe Geffroy

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