Interview du cardinal André Vingt-Trois dans La Croix à l’occasion du Synode sur la famille

La Croix – 3 octobre 2014

Le cardinal André Vingt-Trois, archevêque de Paris, a été nommé par le pape François l’un des trois présidents du Synode extraordinaire sur la famille. Selon lui, la question centrale de l’Église, face aux familles, est d’abord pastorale : savoir comment accueillir tous les couples, quelle que soit leur situation.

Cardinal Vingt-Trois : « Ne pas se contenter de dire aux couples qu’ils doivent se conformer à un modèle ».

La Croix : Le Synode a été précédé d’un questionnaire envoyé aux paroisses. Avez-vous été surpris par l’afflux des réponses reçues par les Églises locales ?

Oui. Le temps était très court entre le moment où le questionnaire a été envoyé et le moment où l’on devait fournir des réponses qui seraient synthétisées par pays. L’ampleur des réponses et leur spontanéité ont montré une réelle attente dans l’Église.

Comment l’expliquer ? À les lire, on a le sentiment d’une fracture entre le discours de l’Église et ce que les catholiques vivent, sur la famille.

La première fracture est dans la société elle-même, et elle peut alimenter une attente à l’égard de l’Église : c’est l’écart entre ce à quoi les gens aspirent et ce qu’ils parviennent à réaliser. Toutes les enquêtes d’opinion témoignent d’un plébiscite massif pour le modèle d’une famille unie, harmonieuse, stable. Et pourtant, très souvent, cela ne se réalise pas ainsi. Cet écart nourrit une sorte de doute structurel par rapport au mariage.

Cette fracture conduit certains à chercher des solutions, et parmi elles, la proposition chrétienne. Des jeunes veulent se marier à l’église, parce qu’ils pensent que ce sera plus solide. C’est une vision qui peut paraître un peu magique mais c’est aussi une manière de recourir aux ressources d’une sagesse et d’une tradition. Ils attendent de l’Église une sorte de garantie du sérieux de leur engagement.

L’Église ne répond-elle pas par un discours très normatif, notamment aux couples qui rencontrent des échecs ?

Elle propose un modèle d’engagement et en même temps les conditions pour le vivre. Vouloir bénéficier a priori de la garantie religieuse d’un engagement sans mettre en œuvre les moyens spécifiques d’une vie conforme à cette tradition, c’est incohérent.

Mais il y a effectivement une autre attente. Des gens vivent un échec de leur couple et en souffrent, voire se culpabilisent. Beaucoup attendent de l’Église qu’elle soit accueillante à leurs douleurs secrètes, qu’ils peuvent rarement exprimer publiquement parce que la société, de façon générale, entend gommer l’échec et la souffrance. Certains attendent aussi de l’Église, qu’ils considèrent comme une autorité morale, qu’elle légitime leur nouvelle situation, dans le cas de familles recomposées, de couples divorcés remariés. Cela se comprend, mais c’est demander à l’Église quelque chose qu’elle ne peut pas faire ! Elle ne peut pas dire que ce sont de bonnes situations.

La question centrale, pour l’Église, est d’abord pastorale. C’est savoir comment accueillir ces couples. Ne pas pouvoir communier pendant la messe est douloureux, bien sûr. Les personnes concernées se sentent jugées par les autres et vivent un sentiment d’exclusion. Mais est-ce la question la plus urgente ? L’expérience des rencontres avec des personnes divorcées remariées le montre : le plus important est de pouvoir parler, d’être écouté, entendu et accompagné devant les défis de l’existence.

Alors, qu’attendre du Synode ?

L’objectif fixé par le pape est l’annonce d’une bonne nouvelle : manifester combien l’expérience du sacrement de mariage est une espérance pour ceux qui le vivent et même pour tous les autres. Le mariage peut être difficile, il est fragile, mais il dit quelque chose sur Dieu, sur la société et sur l’avenir. Il faut que nous parvenions à exprimer de façon intelligible notre confiance dans l’amour conjugal, dans l’amour parental, dans l’engagement des époux, parce que nous pensons que c’est bon pour l’humanité.

Le deuxième fruit que l’on peut attendre, c’est d’arriver à un message pastoral qui ne se contente pas de dire aux couples qu’ils doivent se conformer à un modèle mais de les appeler à un progrès. Quand nous nous trouvons face à des personnes dont la situation n’est pas conforme à ce qu’elle devrait être, nous devons les aider, non pas d’abord à rejoindre une norme, mais à creuser leur chemin de sanctification dans la situation où ils sont. Cela peut prendre des années. Il s’agit de donner une impulsion réelle aux intentions de miséricorde exprimées par le pape, non pas en approuvant formellement toutes les situations ou en sautant par-dessus les contraintes mais en prenant soin des gens dans la situation où ils se trouvent.

L’Église qualifie d’« irrégulière » la situation des divorcés remariés. Est-ce qu’il y a possibilité un jour que ça devienne régulier ?

Les paroles du Christ dans les Évangiles sont nettes et je ne vois pas comment l’Église pourrait les effacer. Mais ne pas être dans une situation régulière ne veut pas dire qu’aucun chemin de conversion et de sanctification n’est possible. Au contraire : le Christ est venu pour les pécheurs, pour les appeler à la conversion et leur offrir un chemin de salut.

Sur ce sujet, plusieurs cardinaux ont exprimé des opinions profondément divergentes…

Le débat est normal mais il est mêlé de beaucoup de confusions. Le cardinal Walter Kasper, par exemple, ne met nullement en cause l’indissolubilité du mariage et tout le monde peut souscrire à son propos théologique. Mais de son exposé, on déduit des conséquences disciplinaires pour les divorcés remariés, tout en posant des conditions qui font que cela ne concernera qu’une infime minorité des intéressés. Je ne suis pas sûr que cela justifiait un tel bruit… Il suffit de dire que les personnes divorcées remariées relèvent de réponses personnalisées et, par définition, les réponses particulières ne font pas l’objet d’une loi universelle mais d’un accompagnement ajusté à chaque cas.

Comment tenir compte de la diversité des réalités vécues à travers le monde ?

La Curie et les catholiques doivent comprendre qu’il ne peut pas y avoir un centre unique d’initiative pastorale. Le Synode doit permettre de définir les grands axes. Par exemple, quand le pape nous dit que l’Église ne doit pas être un « poste de douane », qu’elle est une « mère miséricordieuse » pour ses enfants, qu’elle doit être auprès des plus pauvres, c’est assez clair. Mais ensuite, la mise en œuvre de ces orientations doit être adaptée à chaque situation, chaque pays, et ne pas venir d’une décision romaine. Lorsque le pape François se présente délibérément comme l’évêque de Rome, il envoie un message : il n’est pas le curé du monde. Cela peut en déstabiliser certains. Mais il le fait dans l’intention de mieux soutenir les pasteurs en responsabilité dans leur Église particulière.

Les évêques pourront-ils parvenir à des conclusions communes, au-delà de leur diversité ?

Les conclusions du Synode vont beaucoup dépendre de la méthode de travail. Jusqu’ici, dans le déroulement des Synodes, il n’y avait pas vraiment de débat en assemblée : chacun disait ce qu’il voulait sans répondre aux interventions précédentes. Or, le principe du Synode est d’être un temps de discussion, de délibération. Le cardinal Lorenzo Baldisseri, secrétaire général du Synode, veut améliorer ce fonctionnement, en organisant un vrai débat. Le pape François a fait du renforcement de la collégialité avec les évêques l’un des axes de son pontificat. L’un des enjeux de ce ­Synode, c’est de savoir quelle dimension le pape va réussir à donner à la collégialité et comment nous allons l’y aider.

Concrètement, ce Synode peut-il bouleverser le sacrement du mariage ?

Non ! Un Synode n’a pas d’autorité propre. Il n’en a que par l’autorité de celui qui le convoque, c’est-à-dire le pape. C’est une instance délibérative, où l’on réfléchit sur des questions, on formule des suggestions – on appelle cela des « propositions » –, qui sont ensuite débattues dans les groupes de travail et votées. Mais une fois votées, ces propositions n’ont pas d’autorité d’application. Elles sont remises au pape et c’est à lui qu’appartient la décision.

Recueilli par Bruno Bouvet, Isabelle de Gaulmyn et Jean-Christophe Ploquin.

Source : la-croix.com.

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