Interview du cardinal André Vingt-Trois dans La Croix à propos de “Amoris Lætitia”

La Croix – 10 avril 2016

Le cardinal André Vingt-Trois était le président délégué du Synode pour la famille. Il envisage la manière dont l’exhortation apostolique post-synodale devrait être mise en œuvre par les Église locales, par « une analyse des situations au plus près des réalités », et insiste donc sur la nécessaire formation des prêtres. Entretien avec Frédéric Mounier paru le 10 avril 2016.

Concrètement, comment mettre en pratique les appels au discernement et à l’écoute lancés par le pape François ?

Dans l’exhortation apostolique, cet appel ne vient qu’après un long parcours biblique et théologique par lequel le pape enracine son propos dans la continuité de la tradition chrétienne.

Il relève les grands défis auxquels sont confrontées les familles sous l’éclairage de la parole de Dieu et de la tradition de l’Église qui donnent une lumière pour comprendre ce qui arrive, et quels chemins peuvent ouvrir la miséricorde de Dieu dans l’histoire humaine.

La première condition pour exercer un véritable discernement, c’est de se placer dans cette attitude de foi, d’écoute de la Parole. C’est ce regard de foi qui peut nous permettre d’affronter toutes les situations. Faute de cette approche fondamentale, on serait réduit à une analyse sociologique ou psychologique sans issue.

La deuxième condition est de regarder attentivement la réalité sur laquelle doit s’exercer le discernement. Avant de proposer des solutions déjà éprouvées, mais mal reconnues, ou mal admises, nous devons nous efforcer de comprendre ce qui est vécu, de scruter les signes d’une évolution possible.

Cette approche pastorale demande un vrai travail et du temps. Il ne s’agit pas de se contenter de jeter un coup d’œil ou une oreille distraite pour trouver une solution simple et rapide. L’exhortation n’est pas un « kit » de solutions toutes prêtes.

Chaque conférence épiscopale doit-elle se sentir libre d’élaborer son propre regard sur la diversité des situations ?

La volonté du pape de mettre en œuvre une véritable synodalité dans l’Église conduit nécessairement à privilégier une analyse des situations au plus près des réalités.

Cela ne veut pas dire que chaque conférence épiscopale doive fonctionner comme s’il n’y avait pas de communion ecclésiale, mais cela veut dire que l’analyse des situations ne peut pas relever d’une organisation centrale sans véritable connaissance des conditions concrètes dans lesquelles sont impliqués les hommes.

Les prêtres sont-ils actuellement formés à l’accompagnement des couples ? Quels efforts devront être réalisés dans le domaine de la formation, tant initiale que permanente ?

L’accompagnement des couples n’est pas seulement l’affaire des prêtres. Mais il est clair que dans l’acte de discernement, ils ont un rôle central. Il y a un enjeu trop considérable pour se vanter d’être toujours prêt à l’assumer. Non seulement la formation initiale doit intégrer des éléments d’analyse sur les situations conjugales, mais cette formation initiale doit toujours être actualisée.

La liberté de discernement laissée à chaque évêque ne risque-t-elle pas d’entraîner une grande variété dans les décisions prises ? Et peut-être susciter une forme de « nomadisme pastoral » selon la réputation ou la jurisprudence de tel ou tel évêque ?

La liberté dans le discernement n’est pas une liberté arbitraire selon laquelle chacun pourrait faire n’importe quoi. Le travail mené dans les conférences épiscopales a justement pour but de nous permettre de confronter nos points de vue et d’élaborer des repères communs.

La vie de l’Église n’est pas un marché concurrentiel où chacun choisirait son supermarché sacramentel. Elle est une vie de communion sur le cœur de la foi.

Par ailleurs, il faudrait avoir une conception très européenne de l’Église catholique pour ignorer qu’elle est riche de traditions multiples à travers le monde. C’est vrai de la diversité des liturgies, comme de la diversité des pratiques sacramentelles. Et cette diversité est une richesse de la catholicité. Ce qui fait l’unité de l’Église, c’est précisément sa capacité à intégrer des éléments très divers dans la communion de la foi.

« Tous les débats doctrinaux, moraux ou pastoraux ne doivent pas être tranchés par des interventions magistérielles », rappelle le pape. Ne voyez-vous pas là une réorientation du rôle du Magistère au sein de l’Église ?

Il me semble que c’est une saine réaction à une vision trop technocratique de l’Église, selon laquelle tous les éléments de la vie pratique devraient être décidés par un acte du Magistère. C’est précisément une des missions du Magistère ecclésial de définir les domaines dans lesquels le pape et les évêques doivent exercer une mission de communion.

Si nous voulons prendre un exemple, dans la célébration liturgique il n’est pas laissé au choix de chacun de définir les normes fondamentales : lectures communes, prières eucharistiques, etc. Mais il est laissé à l’initiative des communautés de choisir les conditions de réalisation.

Je ne peux pas permettre que chaque prêtre décide de lui-même le contenu des prières eucharistiques, mais je ne vais pas m’occuper de fixer la prière d’intercession ou le choix des chants. Je peux donner des orientations, pas des obligations.

Que répondre aux fidèles qui peuvent être étonnés, voire déstabilisés de la volonté d’« inclusion » du pape ?

Le choix du pape et les orientations qu’il donne régulièrement nous ramènent à la mission première de l’Église qui est d’annoncer à tous les hommes et toutes les femmes la bonne nouvelle du salut. L’Église n’est pas le conservatoire de nos mœurs et de nos pratiques quand nous ne sommes nous-mêmes plus très sûrs de vouloir les défendre.

Elle est fondée sur la volonté du Christ de rassembler tout le monde dans le mouvement de l’Alliance voulue par Dieu, à commencer par ceux qui en sont les plus éloignés : « Je ne suis pas venu pour les bien portants, mais pour les malades, pas pour les justes mais pour les pécheurs. »

Nous savons que c’est sur cette volonté de se faire proche des pécheurs que Jésus a été attaqué et, finalement, jugé et condamné. D’ailleurs, s’il n’y avait pas cette mission d’intégration des pécheurs, aurions-nous nous-mêmes quelque chance d’être dans l’Église ? L’Église n’est pas un peuple de justes, mais de justifiés, pas un peuple de saints, mais de pécheurs sanctifiés.

Comment comprendre l’insistance, dans cette exhortation, sur la nécessité de « créer des processus plutôt que dominer des espaces » ?

Le pape rappelle simplement que dans l’évolution des personnes, le temps est le facteur déterminant. Les « espaces » sont une façon de fixer les gens dans une situation, un statut qui détermine leur place sans espoir de changement possible. C’est un enfermement. Le « processus » est la mise en lumière de la valeur du temps.

La conversion, le changement de nos manières de vivre, suppose que nous puissions sortir des espaces déterminés pour avancer vers d’autres lieux. Le temps est une condition nécessaire à la dynamique du changement de notre condition. Évidemment, le temps n’a pas une valeur magique en lui-même, mais il permet de changer, de bouger, et de progresser si nous le voulons.

Recueilli par Frédéric Mounier.

Source : www.la-croix.com.

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