Interview du cardinal André Vingt-Trois dans le Talk de Paris sur France 24

Paris, le 21 décembre 2007

Le cardinal André Vingt-Trois est interrogé par Ulysse Gosset sur la place de la religion dans la société contemporaine, et dans le monde de demain.

Bienvenue sur France 24 pour cette nouvelle émission du Talk de Paris. Dans ce monde fragile où le choc des cultures, le choc des civilisations parfois exacerbé, encouragé même par certains, rend le dialogue entre religions encore plus essentiel, nous avons choisi, à la veille de Noël, d’inviter le Cardinal André Vingt-Trois, le grand patron de l’église catholique de France, l’un des 9 cardinaux français, qui est également archevêque de Paris et président de la Conférence des évêques. André Vingt-Trois, créé cardinal par le pape Benoît XVI en novembre dernier. Bonjour Monsieur le Cardinal.

Bonjour !

Vous n’êtes pas simplement le responsable de l’église catholique en France mais vous êtes, en fait, la vitrine du catholicisme français. J’ai envie de vous demander tout de suite quel est l’état de santé de l’église catholique à la veille de cette année 2008.

Comme toujours, c’est-à-dire qu’elle est à la fois vieille et jeune, fatiguée et en bonne santé, malade et active, parce que cela fait 2000 ans qu’elle est dans cet état. L’idée qu’on sortirait d’une période d’or où tout aurait bien marché est une idée complètement illusoire. Simplement, dans la période présente qu’est la nôtre, les choix personnels ne sont plus inscrits systématiquement dans une organisation sociale. Donc, si on est catholique, c’est parce qu’on le veut, parce qu’on le choisit, et c’est parce qu’on essaie de le vivre.

Je crois que vous êtes quand même préoccupé par ce que vous avez appelé "l’indifférence religieuse des Français".

C’est tout à fait autre chose. L’indifférence religieuse des Français, cela veut dire que je suis préoccupé que, dans un pays de tradition chrétienne, dont la culture, l’histoire et toute la continuité sociale du pays, s’est tissée autour de l’expérience chrétienne, on puisse avoir aujourd’hui une partie non négligeable de la population qui ignore tout du fait chrétien. Je ne me place donc pas sur le terrain de la foi mais simplement sur le terrain de la capacité de posséder ses racines culturelles.

Quelles peuvent être les conséquences de cette indifférence, selon vous ?

Cela veut dire que l’on ne se comprend plus. Quand on n’est pas capable de savoir d’où on vient, on ne sait pas où on va. Quand on n’est pas capable d’identifier ses racines, on ne sait pas vers quelle direction vont porter les fruits, quand on n’est pas capable de reconnaître, par exemple, d’où vient une phrase comme "Aimez vous les uns les autres", on n’est pas très bien situé dans sa propre vie.

On se souvient quand même de l’Église catholique de France qui comptait près de 80 à 90 % de Français catholiques. Aujourd’hui, on parle plutôt de 50 à 60 %. C’est donc quand même le signe d’une moins bonne santé qu’auparavant.

Non, c’est le signe dont je parlais tout à l’heure. Je vous disais que nous étions dans un système où les gens étaient catholiques par inscription sociale mais que cela ne préjugeait pas forcément de leur degré d’implication et d’engagement. Aujourd’hui nous sommes dans un système social beaucoup plus libéral où des gens, qui sont peu convaincus ou peu motivés, ne sont plus engagés socialement. Vous aviez 90 % de catholiques en France, vous n’aviez pas 90 % de gens réellement impliqués dans la foi chrétienne.

Vous êtes le successeur du Cardinal Lustiger. Avec André Vingt-Trois y a-t-il une rupture à la tête de l’église de France ? Et laquelle ?

Je ne serais pas très capable de l’identifier. Il y a certainement une rupture car nous sommes des personnes qui sont nécessairement différentes les unes des autres. Comme le Cardinal Lustiger, que j’ai bien connu, avait la caractéristique personnelle d’être lui-même sans s’inquiéter beaucoup de ce que l’on en pensait. J’ai la faiblesse de croire que je suis capable d’être moi-même sans m’inquiéter beaucoup de ce qu’on en pense, cela fait des résultats différents.

C’est rupture ou continuité ?

Cela dépend par rapport à quoi.

Tout simplement dans la gestion de l’Église de France puisque vous êtes, encore une fois, le porte-parole de cette église.

Je suis Président de la Conférence épiscopale des évêques de France. Le Cardinal Lustiger ne l’a jamais été. On n’est donc pas dans la même situation.

Vous avez rencontré le Président, Nicolas Sarkozy. Quels sont vos rapports avec le nouveau Président et qu’attendez-vous de lui ?

J’ai des rapports très agréables avec M. Sarkozy, non pas parce qu’il est Président de la République, encore que cela ne nuise pas à nos rapports mais parce que c’est une personnalité que je trouve attachante par sa conviction, son allant, son enthousiasme, sa capacité de contact, de discussion et son courage à rencontrer les gens qui ne pensent pas comme lui et qui acceptent de discuter avec lui. J’ai donc des relations tout à fait agréables avec lui. Je pourrais même dire qu’à certains moments, il nous est arrivé de plaisanter ensemble, ce qui n’était pas forcément dans le style des ors de la République. C’était très sympathique. J’ai des relations avec lui où je sais que je peux lui dire certaines choses, au titre de ma responsabilité. Je sais qu’il en tiendra compte au titre de ses convictions, et je sais qu’il respectera son mandat comme Président de la République. Il ne fera pas nécessairement ce que je souhaite mais on peut parler.

Est-ce qu’on parle avec lui notamment de l’immigration ? Lui avez-vous dit, par exemple, que vous étiez opposé, sur le principe, aux tests ADN destinés à vérifier que les gens qui viennent en France sont bien ce qu’ils prétendent être ?

Je ne lui ai pas parlé de ce sujet quand je l’ai vu la semaine dernière car la loi était votée et que j’avais cru comprendre que l’on était devant un travail parlementaire. Je n’avais pas cru comprendre que l’on était devant un dossier du Président de la République. Si vous pensez que c’est la même chose que le travail parlementaire et le travail du Président de la République…

Que c’est un point de désaccord entre vous.

Je ne le sais pas !

Que pensez-vous des tests ADN ?

Les tests ADN en général, c’est une question très vaste.

Relatifs à l’immigration.

La question de l’application des tests ADN à l’immigration, je l’ai exprimée très clairement au mois d’octobre, je pense que c’est une manière de poser la question qui n’est pas juste. D’un côté, dans notre situation, dans notre situation occidentale, on s’efforce de définir la famille en évitant toute dépendance biologique et, plus on est capable de réunir des enfants qui ne sont pas de mêmes parents, plus on est content. De l’autre côté, on demande aux immigrés de prouver qu’ils sont de la même ascendance biologique. Je pose donc la question : y a-t-il une morale des riches et une morale des pauvres ?

Vous venez de recevoir, en fait tous les évêques de France viennent de recevoir, une lettre du ministre de l’Immigration, de l’Intégration et de l’identité nationale, où il dit ceci, Brice Hortefeux : « Une générosité hâtive peut être lourde de conséquences. La clandestinité est une voie sans issue ». Vous vous sentez visé par tout cela ?

Pas du tout. Je trouve que c’est une réflexion de bons sens, qui est vraie en toutes circonstances. « La générosité hâtive » et mal éclairée n’est pas une bonne chose et c’est une erreur de laisser croire aux immigrés que tous les immigrés pourront être régularisés dans les pays occidentaux.

Il répond aux évêques qui lui avaient dit, dans un communiqué, qu’ils déploraient les mesures toujours plus restrictives contre les migrants.

Ce n’est pas dans le même registre. Dire qu’il y a des mesures restrictives à l’égard des migrants et que, peut-être, certaines sont abusives, c’est une chose. Dire que la générosité mal éclairée peut être nocive, c’est un autre registre d’expression. Une phrase ne répond pas à l’autre.

D’accord. Sur l’immigration, quand Nicolas Sarkozy parle d’immigration choisie, quand il parle de tests ADN, et quand son ministre applique ces directives, comment vous sentez-vous en tant que prêtre, en tant que catholique, en tant qu’évêque et cardinal ?

Je vous l’ai dit. Je demande s’il y a une morale pour les riches et une morale pour les pauvres et si on est décidé à appliquer les critères d’identification familiale ADN aux familles françaises pour savoir qui est le père de qui quand on interdit de savoir d’où vient la paternité dans une fécondation artificielle.

Cardinal André Vingt-Trois, comme le veut la tradition de cette émission, je vous propose de revenir sur votre parcours personnel. Petit parisien né dans le 5e arrondissement, devenu cardinal, créé par le pape Benoît XVI. Un portrait qui a été réalisé par Aurore Dupuis.

Diffusion du portrait.

Monsieur le Cardinal, il est vrai que vous avez beaucoup d’humour et que vous êtes quelqu’un qui aime bien être lui-même, comme vous l’avez dit au début. C’est vrai cet humour et cette façon dont vous parlez de l’évangile avec des traits très simples mais qui, finalement, touchent tout le monde.

J’espère car je pense que l’Évangile est fait pour toucher tout le monde. Cela fait donc partie de notre mission d’être capables d’être des médiateurs, des témoins, des intermédiaires, entre ce qui devient, pour un certain nombre de nos contemporains, un objet non identifié car, d’abord, c’est un livre et que beaucoup ne savent plus ce qu’est un livre. Ensuite, que c’est un livre pieu et qu’ils ne savent plus ce qu’est la piété. Si on attend qu’ils lisent l’Évangile dans un coin, on risque d’attendre longtemps. Notre rôle à nous, c’est donc d’être les médiateurs vivants qui vont rendre actuelle et présente cette parole qui est reçue du Christ depuis 2000 ans.

Quelle est votre priorité en tant que patron de l’église de France ? Je vous propose d’écouter à ce propos une question posée par une experte du Vatican, Caroline Pigozzi. On l’écoute.

Mme Caroline PIGOZZI. – Le Cardinal archevêque de Paris est aussi Président de la Conférence épiscopale. C’est donc un personnage important au sein de l’église de France, qui a des titres flamboyants, qui a des responsabilités. Au-delà de ces responsabilités, j’aimerais savoir comment il va s’y prendre pour remotiver les Français, les croyants, les gens qui se sont éloignés de la religion pour les ramener vers l’église, en tout cas à s’impliquer dans la vie chrétienne, particulièrement entre Noël et Pâques, il va y avoir trois mois, cent jours en quelque sorte, comme les hommes politiques, cent jours difficiles, quelles vont être ses premières actions, quels vont être les premiers signes pour remotiver ceux qui suivent la religion chrétienne ?

C’est très intéressant, et je vais répondre d’abord que je ne suis pas un élu. Je n’ai donc pas à appliquer un programme dans les cent jours à venir. Deuxièmement, je ne suis pas le représentant d’une marque de savonnettes qui doit motiver une clientèle. Mon objectif n’est pas de remotiver les chrétiens. Mon objectif, c’est d’essayer avec mes confrères évêques, avec les chrétiens que nous accompagnons et qui nous accompagnent, de rendre cette parole évangélique perceptible.
Pour le reste, c’est la liberté des hommes. Je ne suis pas chargé de faire entrer les gens dans les églises. Je suis chargé de leur annoncer une bonne nouvelle. Après ça, ils sont grands, libres, intelligents et capables de choisir le bien et le mal. S’ils préfèrent choisir le mal, je n’ai pas de moyens de campagne publicitaire pour les obliger à choisir le bien, ou alors c’est que l’on me considère comme le représentant d’une secte. Ce n’est pas ce que je suis.

Et votre priorité numéro un ?

M. le Cardinal André VINGT-TROIS.- Ma priorité numéro 1, comme archevêque de Paris, c’est de motiver les chrétiens qui se rassemblent dans nos églises et qui essaient de vivre ensemble une expérience de communauté chrétienne, de les motiver pour qu’ils aillent au-devant de leurs contemporains, c’est-à-dire que nos églises aient des portes ouvertes pour que celui qui est dehors puisse voir ce qui se passe dedans et que, celui qui est dedans puisse sortir pour aller rencontrer celui qui est dehors.

L’un des grands défis, j’y faisais allusion au début de cette émission, c’est le dialogue avec les autres religions, le dialogue entre religions, le défi du dialogue avec les musulmans en France notamment. Je vous propose, avant d’en parler ensemble, d’écouter cette question posée par l’un des responsables de la communauté musulmane, Fouad Alaoui

M. Fouad ALAOUI. – Éminence, bonsoir. C’est un grand plaisir pour moi de m’adresser à vous sur une question qui me tient à cœur, sur l’opportunité et la nécessité de mettre en place, en France, un conseil consultatif sur les questions sociales que rencontre notre public et qui soit consultatif auprès du gouvernement. Il me semble en effet important que les religions puissent donner de manière consensuelle et concertée leur avis sur les événements sociaux qui touchent notre pays. C’est une façon comme une autre de montrer que la religion n’est pas un danger pour la République, son expression n’est pas étrangère au choix que fait notre pays. Pensez-vous qu’une telle démarche va dans le bon sens pour notre République et permettra l’implication de notre société, avec toutes ses composantes, notamment religieuses pour l’avancée des citoyens et l’avancée de l’avenir de notre pays ? Merci.

Il y a deux choses différentes dans ce que dit M. Alaoui, plus exactement je répondrai par deux réponses différentes. Une première réponse, c’est que nous sommes dans une démocratie. Les lieux normaux d’influence des décisions collectives, ce sont les instances démocratiques. Les chrétiens comme les musulmans comme les juifs peuvent être élus. Ils peuvent être élus députés, sénateurs, ils peuvent être au Conseil économique et social. Ils peuvent occuper des postes de responsabilité dans la nation. On n’a pas besoin que les religions organisent le dialogue démocratique. Ce n’est pas leur travail mais le travail du personnel politique que d’organiser le dialogue démocratique. Personnellement, je ne pense donc pas que c’est une fonction des religions d’être l’organisateur du débat démocratique.

Donc pas de conseils à priori nouveaux comme il le demande ?

Je ne vois pas ce qu’il aurait de plus que la Chambre des députés, le Sénat, le Conseil économique et social, le Conseil constitutionnel. Il y en a des conseils démocratiques en France ! En revanche que ces instances démocratiques, Chambre des députés, Sénat, etc., consultent les religions et les fassent s’exprimer dans leur sein, en les appelant pour tel ou tel sujet, c’est très utile.

Monsieur le Cardinal, nous allons y revenir mais nous arrivons à la fin de cette première partie de l’émission. Nous allons y revenir juste après le journal et nous aurons rendez-vous avec Bagdad, avec Monseigneur Sleiman qui est l’archevêque de Bagdad avec qui vous pourrez dialoguer. Nous reviendrons bien sûr sur ce dialogue avec la communauté musulmane. À tout de suite.

(Interruption.)

M. Ulysse GOSSET.- Retour sur le plateau du Talk de Paris avec notre invité, le Cardinal André Vingt-Trois, le grand patron de l’église catholique de France, l’un des 9 cardinaux français du Vatican. Monseigneur André Vingt-Trois, cette question essentielle que nous venons d’aborder, le dialogue avec le monde musulman. On a parlé, vous le savez bien, de ce choc des civilisations, un terme d’ailleurs qui est contesté. Vous, personnellement, pensez-vous que c’est le grand défi du siècle ?

Non, je ne pense pas que c’est le grand défi du siècle, sauf si on veut s’organiser une guerre virtuelle dans les cervelles. L’islam et le christianisme sont confrontés depuis le 17e siècle. Ce n’est pas une nouveauté. Le choc des civilisations, qu’est-ce que cela veut dire ? Y a-t-il un choc des civilisations entre la civilisation occidentale, développée, consumériste et celle de la civilisation africaine pauvre ? On pourrait aussi poser la question du choc des civilisations. Ce n’est pas exactement en ces termes-là que cela se pose avec l’islam. L’islam est une religion importante statistiquement et idéologiquement. C’est une religion infiniment respectable qui a des tendances différentes, historiques et actuelles. Entre les différentes tendances, il y a des approches sensiblement différentes dans la relation au christianisme. On ne peut pas dire purement et simplement : christianisme/islam, c’est un choc des civilisations dans lequel évidemment l’occident aurait la primeur.

Néanmoins, il y a une vraie nécessité de dialogue. On a vu d’ailleurs que le pape Benoît XVI a rencontré le roi d’Arabie Saoudite. C’est quand même un événement extraordinairement important.

Évidemment qu’il y a une nécessité de dialogue. Ce n’est pas parce qu’il y a une nécessité de dialogue que l’on doit se situer en terme de guerre ouverte.

Quand vous voyez ce qui se passe en France, par exemple, vous, en tant que Président de la Conférence des évêques, quel est votre discours vis-à-vis des musulmans. Que dites-vous aux catholiques français vis-à-vis des musulmans, quelle conduite tenir et comment faire pour que finalement, les choses se passent bien dans la société française ?

Si cela ne dépendait que de moi, ce serait déjà fait. Pour que les choses se passent bien dans la société française, il faudrait que notre société apprenne à intégrer ses éléments les plus difficiles à intégrer, qui ne sont pas les musulmans, mais qui sont les perdants de la compétition économique, et les jeunes à qui on distribue des diplômes sans s’inquiéter de savoir s’il y a du travail au bout. C’est une question grave de notre société.

La question des relations avec l’islam n’est qu’un corollaire de cette difficulté. La difficulté d’intégration n’est pas uniquement une difficulté entre musulmans et catholiques, mais une difficulté sociale et économique de notre société.

Dans ce cadre, je pense qu’aussi bien les musulmans que nous, nous avons une mission importante, qui est précisément de dénoncer le transfert qui s’opère d’une difficulté socio-économique sur une difficulté religieuse.

Chaque fois que l’on accepte de se laisser instrumentaliser par une difficulté sociale pour devenir les boucs émissaires de la violence, on fait le jeu du mauvais. Notre jeu n’est pas le jeu du mauvais. Notre jeu, c’est d’être croyant, de vivre notre foi, comme les musulmans vivent leur foi, et d’être capables de nous rencontrer sur ce terrain de notre foi commune, et de se mettre d’accord ensemble pour apporter notre contribution au progrès de notre société, c’est-à-dire à sa capacité d’intégrer les moins performants. Les moins performants ne sont pas forcément les musulmans. Ils peuvent être africains et catholiques, ils peuvent être asiatiques et bouddhistes.

Le défi, pour vous, aujourd’hui, qu’est-ce que c’est, le grand défi ?

Le grand défi, c’est de vivre la foi, et que la foi soit une réalité dans notre société.

Justement, je vous propose d’aller en Irak. Nous avons en effet, grâce à Julia Dorner, réussi à entrer en relation avec l’archevêque de Bagdad, Monseigneur Sleiman. Je vous propose de l’entendre. Nous lui avons demandé quelle était aujourd’hui la situation des chrétiens d’Irak. Écoutons-le ensemble.

Monseigneur Sleiman.- La situation des chrétiens en Irak ? Ce n’est pas facile d’en parler de façon très précise. Il y a quand même beaucoup de réalités un peu contradictoires. D’une manière générale, les chrétiens souffrent de tout ce dont souffrent les Irakiens, surtout l’insécurité et la violence. Toujours est-il que leur cas, du fait de leur minorité, rend toute violence contre l’un d’entre eux, une violence déstabilisante. Psychologiquement, elle laisse des traces. Aujourd’hui, et pour nous résumer, il y a des endroits où il y a eu et où il y a encore une persécution. C’est limité aux endroits dirigés et contrôlés par les fondamentalistes. Dans d’autres endroits, il y a une pression et il y a une grande partie du pays où la vie, pour eux, est ordinaire. En fait, le mot “ordinaire” n’est pas tout à fait exact.
Ce qui arrive dans un quartier, dans une région, a des retombées partout. Si bien que le sentiment général, c’est de se rendre compte, d’une façon ou d’une autre, que l’étau se resserre, que les lieux de liberté sont en train d’être réduits. Par conséquent, il y a une psychose. Cette dernière est à l’origine de l’émigration qui est devenue un exode. Elle est à l’origine de beaucoup de peur. Il y a des gens qui ne fréquentent plus, ils ont peur des assemblées. Quand il y a une assemblée nombreuse, on a peur d’être l’objet d’un attentat, etc. C’est la situation générale.
Nous avons espéré que l’Irak, pendant l’année passée, pourrait faire des pas en avant, peut-être y en a-t-il eu. En tout cas, sur le fond, le problème n’est pas résolu. La violence passe d’un endroit à l’autre. C’est un peu comme les vagues de la mer. Quand il y a reflux de cette violence, on a l’impression que tout va s’arranger et voilà que, par surprise, elle reparaît, toujours mortelle, toujours absurde et toujours vraiment sauvage. Voilà donc où vivent les chrétiens mais en cela, ils participent aussi à l’expérience de tous les Irakiens.

Un témoignage exceptionnel. Votre réaction face aux propos tenus par l’archevêque de Bagdad et surtout à la situation de catholiques et des chrétiens là-bas.

C’est surtout une réaction de communion très profonde avec eux. D’abord, nous avons un certain nombre d’Irakiens en France, avec lesquels nous sommes en contact régulier. Ce que l’archevêque latin de Bagdad nous dit aujourd’hui, nous le savons depuis certaines années.

Il parle de psychose, d’exode, de persécutions. Ce sont des mots forts.

Oui mais ce n’est pas nouveau.

Mais cela s’est aggravé.

Peut-être, mais je ne suis pas sûr. Ces situations dans le Moyen-Orient ont plusieurs décennies de réalité.

Je vous propose de retourner à Bagdad et de retrouver l’archevêque qui va vous poser, cette fois, directement une question. On l’écoute.

Monseigneur SLEIMAN.- Éminence, je suis très heureux de pouvoir vous souhaiter un joyeux et un saint Noël après vous avoir souhaité un bon ministère de cardinal. Je crois que Paris attendait et méritait ce cardinal en votre personne, mais aussi pour cette église qui est universelle, comme celle de Rome et j’en ai fait l’expérience en tant que Cardinal, vous allez vous occuper de toute l’église et donc de nous aussi.
La question qui me vient à l’esprit en m’adressant à vous, et cela va peut-être vous surprendre, quelle parole, quel argument, comment l’église de France, l’église de Paris, et comme vous êtes aussi l’ordinaire des Orientaux, les Irakiens chrétiens qui vont à Paris dépendent de vous, que pouvez-vous leur dire, pas pour émigrer mais pour rester ? Ils n’ont pas besoin d’être poussés à la migration. Ils ont vraiment besoin d’être confirmés dans leur mission dans ce pays. Quelle parole pouvez-vous adresser à ce peuple en désarroi ?

C’est une question d’autant plus intéressante que la France se prépare à accueillir un certain nombre de réfugiés irakiens. Je rappelle qu’il y a actuellement quelques 20 000 Irakiens qui ont fait une demande de visa pour sortir et se retrouver en occident. Dans ce cas, l’archevêque pose la question inverse : que pouvez-vous faire pour convaincre de rester ceux qui voudraient éventuellement partir ?

Il n’y a pas énormément de chose à faire. Une première chose est très importante, qui ne concerne pas seulement l’Irak mais toutes les communautés chrétiennes du Moyen-Orient, c’est d’être à côté d’elle, c’est-à-dire de ne pas les oublier, de ne pas les abandonner, d’aller les voir, d’aller les rencontrer, de passer du temps avec eux, de les soutenir par des communications réciproques habituelles. Maintenant avec les mails, c’est à la portée de tout le monde, s’envoyer des photos, échanger des informations, jumeler des paroisses françaises avec des communautés sur place, de façon que ces communautés chrétiennes, qui se réduisent numériquement, ne se sentent pas abandonnées et ne pensent pas qu’on a tracé une croix sur le christianisme au Moyen-Orient, et que l’on a déjà abandonné le terrain à la guerre entre juifs et musulmans.

Ce n’est pas comme cela que se pose la question. La question se pose de savoir comment nous pouvons apporter un soutien effectif à des communautés qui vivent sur place et qui ont une mission, comme le disait très bien l’archevêque de témoins. On ne peut pas demander à tout le monde d’être capable de porter le martyr. C’est donc très naturel que certains partent, et ils ne partent pas nécessairement par lâcheté ou par faiblesse chrétienne. Ils partent aussi à cause des conditions économiques de leur pays et de l’insécurité militaire qui règne dans leur pays. Il ne faut quand même pas tout mettre sur le compte de la religion.

Quand les musulmans se fusillent mutuellement, cela n’a rien à voir avec le christianisme. On est dans une situation d’un pays en guerre, et en guerre durable et en guerre terroriste. Qu’il y ait des gens qui pensent qu’ils ne peuvent pas affronter cette situation et qu’ils ne peuvent pas y exposer leurs enfants est tout à fait compréhensible. Cependant, il faut comprendre aussi que l’archevêque doit appeler ses chrétiens à serrer les coudes, à tenir et à rester. Pour ce faire, il faut qu’ils sachent que, chez nous, qu’on sait, qu’on ne les oublie pas. Quand la France dit qu’elle va assouplir l’accueil des réfugiés irakiens en France, cela ne veut pas dire qu’elle va se désintéresser des Irakiens qui restent en Irak. Pas plus que la France, en accueillant des cohortes de Libanais en France, ne désintéressé de l’avenir du Liban tout aussi préoccupant aujourd’hui.

Le fait que la France dise : « On va accueillir plus d’Irakiens », c’est une bonne chose ?

Évidemment ! C’est une bonne chose. Quand on a des gens qui sont en péril de mort, c’est une bonne chose de leur ouvrir la porte. Sinon après, 50 ans après, on fait un film Exodus.

Justement, Exodus vous avez prononcé le mot qu’il fallait puisque nous allons nous rendre dans cette région du monde, en Israël où, vous le savez, il y a des négociations pour essayer de conclure la paix. Je vous propose d’écouter la question de Stan Rougier.

M. Stan ROUGIER.- Monseigneur, j’ai un très grand souvenir d’un pèlerinage que nous avons fait en février. Je vous ai entendu avec beaucoup de bonheur, notamment à Yad Vashem, au mémorial de l’extermination du peuple juif. Vous avez eu des propos très forts, disant par exemple : « L’oubli du crime, c’est le redoublement du crime. La mémoire du crime sans l’espérance, c’est le désespoir mais ce souvenir du crime dans l’espérance, c’est la foi. »
J’en viens à ma question. Deux peuples ont droit à l’existence et n’arrivent pas à vivre côte à côte. Pensez-vous que les efforts de paix actuels vont assez loin ? Que peuvent faire ces responsables si leur peuple ne les suit pas ? Quel est votre souhait pour cette région du monde ?

À la veille de Noël, mon souhait pour cette région du mode, c’est d’abord qu’elle connaisse la paix, c’est-à-dire que le pays où Jésus est né, le pays où il a vécu, au moment où nous célébrons la nativité du Christ, je souhaite que ce soit un pays qui connaisse la paix. C’est évident mais il faut le dire. Cela veut dire que je n’accepte pas l’idée qui s’infiltre insidieusement, progressivement, dans les consciences que, de toute façon, il n’y a rien à faire et qu’ils vont continuer à s’entre-tuer.

Croyez-vous au succès des négociations actuelles ? Tony Blair et d’autres s’engagent pour la création d’un état palestinien en 2008. Est-ce possible, en 2008, un état palestinien à côté de l’état d’Israël.

Je ne suis pas prophète dans ce domaine, et pas professionnel de la diplomatie. Ce que je peux dire, et tout le monde peut le voir, pour peu que l’on suive un peu les informations, c’est que, dans le cours de cette année 2006-2007, il y a eu certainement une double évolution : une évolution du côté des États-Unis d’Amérique qui se sont engagés de manière peut-être plus significative et une évolution du côté de l’Europe, qui a essayé de suivre avec plus de coordination son intervention au Moyen-Orient. La nomination de Tony Blair était liée à cette décision de s’impliquer de manière plus structurelle.

Des gens que j’ai vus sur place, qui sont quand même attentifs à ce qui se passe, m’ont dit : « Ce n’est pas possible que cette mobilisation de tant de qualités ne porte pas de fruits ». On ne sait pas quels fruits, on ne sait pas quand, on ne sait pas comment. Ce n’est pas possible que tant de monde se remue pour essayer de faire avancer la paix, et que la paix n’avance pas, sauf si nous sommes devant un passif, un héritage tellement lourd, qu’il faut plus de temps pour surmonter l’humiliation, la méfiance, la peur, l’incapacité de se parler etc.

Puisque nous arrivons au terme de cette émission, quel sera votre vœu pour 2008 ? Est-ce un vœu justement pour le Moyen-Orient ou peut-être un autre ?

Mon vœu, pour 2008, il est pour le Moyen-Orient, mais plus largement pour les hommes et les femmes de notre temps. Je crois que beaucoup de nos contemporains doutent de l’avenir pour des raisons très différentes, soit pour des raisons économiques, soit pour des raisons morales, enfin pour toutes sortes de raisons possibles. Je voudrais que notre témoignage à la personne du Christ soit une source d’espérance. L’homme n’est pas fait pour mourir, l’homme est fait pour vivre. Quelles que soient les difficultés que l’on rencontre, il faut que nous arrivions à retrouver la source de la vie, à retrouver la source de l’espérance, à retrouver la confiance dans le lendemain.

Monsieur le Cardinal, André Vingt-Trois, Président de la Conférence des évêques de France, je vous remercie. Je vous souhaite une bonne fête de Noël, une bonne fin d’année.

Vous aussi.

Je vous donne, bien entendu, rendez-vous la semaine prochaine pour une nouvelle émission du Talk de Paris. À bientôt et bon Noël.

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