« La mondialisation de la gratuité »

Paris Notre-Dame du 28 novembre 2013

Succédant à René Girard et à Marcel Gauchet, Andrea Riccardi, fondateur de la Communauté de Sant’Egidio, préside la Chaire du Collège des Bernardins en 2012-2014 sur le thème « La globalisation, une question spirituelle ? » Entretien.

© Communauté de Sant Edigio

P. N.-D. – Pourquoi avez-vous accepté de présider la Chaire du Collège des Bernardins pour la période 2012-2014 ?

Andrea Riccardi - J’ai accepté ce défi culturel qui m’a été posé par le Collège des Bernardins, parce que je crois qu’il est nécessaire de s’interroger sur les formes que prend et les problèmes que soulève le fait de vivre en chrétien dans un monde qui a changé. Plus personnellement, j’ai aussi le sentiment d’une dette envers la culture française. Lorsque je suis venu étudier en France, j’ai eu accès à la profondeur et à la richesse de cette culture marquée par son ouverture à l’universel. Le Paris de la pensée et des idées constitue un point où prendre le pouls du monde. C’est donc à juste titre que le Collège des Bernardins, haut-lieu de culture, de dialogue entre la pensée chrétienne et la pensée humaniste, dans un cadre évocateur au cœur de Paris, ce lieu inspiré par le cardinal Lustiger dont je salue la mémoire, s’est emparé de la question de la globalisation. Et accepter de présider cette chaire est aussi pour moi une manière de rendre hommage à l’universalité de la culture française.

P. N.- D. – Quel est l’intérêt d’aborder la question de la globalisation sous un angle spirituel ?

A. R. - Les contributions successives et qualifiées, apportées lors de cette première année d’étude de la chaire du Collège des Bernardins, confirment que la question que nous nous sommes posée (« La globalisation, une valeur spirituelle ? ») est décisive. Elle l’est pour l’histoire de l’Europe, pour la vie chrétienne, pour l’Église, mais aussi pour la qualité de la culture avec laquelle il faudra affronter les défis de l’avenir. En effet, cette époque de globalisation financière, en lien avec la globalisation des médias, qui inaugure un temps post-idéologique, peut donner l’illusion que les grands et les petits défis peuvent être relevés de façon pragmatique, sans approfondissements, et que la culture doit, au contraire, être reléguée aux spécialisations académiques. Or, pour entrer dans la globalisation et la penser, il y a besoin de culture. En cela, l’intuition du Collège des Bernardins va dans la bonne direction : il s’agit bien d’apporter une contribution à une culture humaniste, amie des expériences et des raisons de la foi, ouverte au dialogue avec tous les milieux de la recherche et de la pensée. La culture, ce n’est pas toujours arriver à des résultats, tout au moins à la production de systèmes, mais c’est continuer à penser, à chercher, à se confronter aux autres qui pensent.

P. N.-D. – Quelles sont les conséquences de la globalisation sur les religions, et en particulier sur l’Église catholique ?

A. R. - L’essor de la modernité (et la globalisation en est une manifestation) entraînant le déclin inéluctable des religions semblait être une loi écrite de l’histoire. Certes, la société est sortie de Dieu (cela, l’historien Émile Poulat l’explique depuis des années) et le phénomène religieux a été privatisé, relégué aux marges de la vie sociale. Or, si depuis plus de deux siècles, nos sociétés n’ont plus leur référence en Dieu, elles sont pourtant largement habitées par le religieux et par de nombreuses religions. Le politologue Gilles Kepel parle même d’une « revanche de Dieu ». Après les menaces apportées par la sécularisation domestique, la globalisation risque-t-elle de constituer un problème encore plus grave pour l’Église ? Il me semble que pour l’Église catholique, la globalisation n’est pas une surprise. En effet, celle-ci n’a pas commencé hier ; il y a eu d’autres globalisations avant celle-ci, comme celle de la conquête des Amériques ou de l’ère de la colonisation. L’Église catholique elle-même a été, à sa manière, une globalisation religieuse, et le concile Vatican II, au cœur du 20e siècle, a offert au catholicisme des catégories fondamentales avec lesquelles affronter le monde global. Dans le monde des chrétiens (le pape Paul VI parle d’eux comme « des experts en humanité »), il y a eu une perception des transformations du monde dans un sens global. Le grand patriarche de Constantinople, Athénagoras, affirme, en 1968, dans le livre Dialogues avec le patriarche Athénagoras (Éd. Fayard), un chef-d’œuvre humaniste du 20e siècle, coécrit avec le théologien Olivier Clément, que le monde contemporain « s’unifie ». Il y a un grand défi à relever pour le patriarche, qu’Olivier Clément définit comme un « amoureux de l’universel » : « Aujourd’hui le lointain devient physiquement proche. Il faut qu’il le devienne spirituellement. » Il y a une spiritualité à créer, qui ne soit pas exiguë, mais capable de répondre au défi de l’homme planétaire, et de nouvelles proximités à établir entre les mondes.

P. N.-D. – La globalisation est souvent perçue comme un changement angoissant. En quoi les chrétiens peuvent-ils la percevoir comme une évolution positive ?

A. R. - Dans un monde vaste, devenu terne et anonyme, les hostilités se déclenchent brusquement, les préjugés grandissent, les distances augmentent. Aujourd’hui, face à l’abolition des distances géographiques (mais pas des distances culturelles et humaines), il y a encore davantage besoin de rencontre, d’intelligence et de dialogue. Mais pour dialoguer, il ne suffit pas de parler, il convient de trouver une langue et une grammaire. Nous voyons que la globalisation met à mal les solidarités traditionnelles et déstructure ce qui en étaient les acteurs : l’État, la nation, la ville, l’Église, la famille… Pouvons-nous accepter la mort de la proximité ? Il y a un risque d’inhumanité. Or il se trouve justement que la proximité humaine, fondée sur la gratuité, est inhérente au christianisme. La conscience ancienne de la Genèse affirme : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. » (Genèse 2, 18) La question que pose Dieu à Caïn qui a tué son frère Abel reste : « Qu’as-tu fait de ton frère ? » (Genèse 4, 10) Pourtant, de manière cruelle, la vie est souvent remplie d’éliminations du frère. Notre identité même vient du fait de reconnaître qui est mon frère. Le catholicisme, par son histoire notamment, n’est pas effrayé par le vertige de la globalisation, mais propose à nouveau à l’homme planétaire la stabilité faite de la famille, de la ville et de la communauté. La dimension spirituelle chrétienne est profondément liée à une dimension sociale - disait en substance Olivier Clément -, autrement dit à la proximité humaine. Il y a une posture spirituelle et humaine du chrétien dans la globalisation, une proposition culturelle pour notre temps : redécouvrir l’art de vivre ensemble, redonner le goût d’être proches et proposer la gratuité, la sympathie et la paix.

P. N.-D. – De quelle manière la Communauté de Sant’Egidio essaie-t-elle de participer à la globalisation ?

A. R. - Nous sommes dans un monde où les hommes et les femmes vivent de plus en plus seuls. Or, la solitude est une limite à surmonter pour le christianisme. Dès ses débuts, la Communauté de Sant’Egidio a cherché à retisser les solidarités, à réparer les liens qui s’étaient rompus, en particulier avec les plus pauvres. La fraternité, la proximité avec les pauvres, la communion entre les personnes sont des valeurs indispensables qui soutiennent le vivre ensemble. L’expérience de proximité avec les pauvres nous a appris qu’il était possible d’écrire une nouvelle page de l’histoire en partant des plus faibles et des exclus. En cela, les paroles et les gestes du pape François qui exhorte les chrétiens à aller vers les périphéries existentielles nous encouragent dans ce choix. Dans l’homélie qu’il a prononcée à Lampedusa lors de la liturgie en hommage aux victimes qui ont péri au cours de la traversée de la Méditerranée, le Pape a eu ces paroles : « La culture du bien-être, qui nous amène à penser à nous-mêmes, nous rend insensibles aux cris des autres (…) Dans ce monde de la mondialisation, nous sommes tombés dans la mondialisation de l’indifférence. Nous sommes habitués à la souffrance de l’autre, cela ne nous regarde pas, ne nous intéresse pas, ce n’est pas notre affaire ! (…) Nous sommes une société qui a oublié l’expérience des pleurs, du « souffrir avec » : la mondialisation de l’indifférence nous a ôté la capacité de pleurer ! » Le Pape s’insurge contre la mondialisation de l’indifférence qui déshumanise notre société. Il y a besoin d’une révolte contre cette indifférence, une révolte qui serait la mondialisation de la gratuité et de l’amour. C’est bien dans ce mouvement de mondialisation de la gratuité que s’inscrivent toutes les initiatives de la Communauté de Sant’Egidio en faveur des plus pauvres : l’affection portée aux personnes âgées, le soin des malades du SIDA, le souci des plus petits, la présence et l’aide concrète apportée aux plus démunis. Il s’agit d’ouvrir une nouvelle saison de l’histoire en commençant par les pauvres, une saison de gratuité, de sympathie et de paix. C’est ce même souci de mondialisation de la gratuité et de la sympathie qui motive l’expérience que l’on appelle l’ « esprit d’Assise », image symbolique et réelle des religions (et des laïcs) les uns à côté des autres, et non plus les uns contre les autres. Dans cette vision, on compose la multiplicité du monde, mais on propose d’être ensemble en paix, non pas dans le métissage interreligieux et cosmopolite, mais dans un art d’être ensemble qui est fondé sur les racines spirituelles de chacun. • Propos recueillis par Céline Marcon

Andrea Riccardi en quatre dates

 1950 :Naissance à Rome, en Italie.
 Depuis 1968 : Fonde la Communauté de Sant’Egidio. Aujourd’hui, plus de 60 000 personnes issues de 73 pays sont investies dans ce mouvement catholique de laïcs, qui œuvre en faveur des plus défavorisés, de la paix et de la fraternité des peuples. Il a notamment joué un rôle de médiateur dans des conflits au Mozambique et au Guatemala.
 Depuis 1981 : Professeur d’histoire contemporaine dans des universités italiennes, spécialiste de l’Église contemporaine et du dialogue entre religions et cultures.
 2011-2013 : Ministre de la Coopération internationale et de l’intégration dans le gouvernement italien de Mario Monti.

LE REGARD DE…
P. Antoine Guggenheim, directeur du pôle de recherche du Collège des Bernardins

« Le but de la Chaire des Bernardins est de favoriser la visibilité du Collège, à travers une personnalité de renommée nationale ou internationale, et aussi son unité, par le biais de la déclinaison d’un thème dans les différents départements de recherche. Elle vise aussi l’approfondissement d’un sujet d’actualité, d’une question encore peu étudiée. La Chaire s’étale sur deux ans et se compose d’un séminaire de recherche mensuel et de conférences publiques. Le séminaire réunit une fois par mois une cinquantaine de participants, praticiens et chercheurs, spécialistes invités par ses organisateurs. Tous peuvent suivre ses travaux grâce aux comptes rendus sur le site internet et, pour les événements publics, grâce à KTO dans le cadre des “Mardis des Bernardins”. Ces rencontres ne sont pas des temps d’enseignement mais de réflexion et de production d’idées nouvelles. Elles s’organisent en deux temps : après un exposé, présenté par des intervenants ponctuels, les échanges permettent de progresser sur une problématique précise. La Chaire des Bernardins se différencie ainsi de celle des universités classiques parce qu’elle fait travailler ensemble, sur la question de l’Homme et de son avenir, des chercheurs issus de disciplines variées, des praticiens – entrepreneurs, hauts-fonctionnaires, artistes, etc. – et des théologiens de la Faculté Notre-Dame, ou d’ailleurs, pour proposer une vision unifiée et ouverte de l’Homme. »

Pratique

Colloque conclusif et public de la Chaire Andrea Riccardi, les 13 et 14 juin 2014 sur la question de « la globalisation dans l’esprit de Vatican II ».
Plus d’infos : www.collegedesbernardins.fr

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