Maestà, La Passion du Christ - Le commentaire de Sylvie Bethmont-Gallerand

 Un film d’Andy Guérif, (60mn), d’après la Maestà du peintre siennois Duccio di Buoninsegna (XIVe siècle). Sortie le 18 novembre 2015.

Andy Guérif adapte la Maestà de Duccio en tableau vivant, le récit de la Passion du Christ en 26 panneaux successifs, de l’entrée à Jérusalem au chemin d’Emmaüs.
Sylvie Bethmont-Gallerand a vu ce film et signe ce commentaire.

ATTENTION événement ANNULE —> la projection avec la participation d’Andy Guérif et de Sylvie Bethmont-Gallerand le jeudi 3 décembre 2015 à 20h au cinéma L’Arlequin n’aura pas lieu.


 Une presse élogieuse.

Infos
lundi 28 décembre 2015

Ce film est avant tout la proposition artistique d’un cinéaste et plasticien, Andy Guérif, saisi par une œuvre italienne du quatorzième siècle, la Maestà (ou Majesté), du peintre siennois Duccio di Buoninsegna (ca 1255-1318). C’est un polyptyque, précisément une pala ou retable d’autel, conservé en la cathédrale de Sienne et qui est parvenu jusqu’à nous amputé de quelques panneaux. L’avers a pour sujet une Vierge en majesté (Maestà) et le revers, qui est l’objet de la relecture de ce film, est consacré à la Passion du Christ contée en 26 scènes. (Fig 1)

Fig 1 La Passion du Christ, Maestà, Duccio di Buoninsegna, (1308), Sienne, Duomo.
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© Capricci Films DR

L’or et la croix

Fig.2 Décor de l’entrée à Jérusalem
© Capricci Films DR

Le titre donné par le cinéaste : Maestà, La Passion du Christ est (peut-être malgré lui) conforme à une relecture chrétienne des deux faces de cette pala d’autel. En effet ces deux faces sont liées comme sont liées la majesté de Marie portant Jésus et la Passion victorieuse de ce Fils, premier-né d’entre les morts (Col 1, 18). Le fond or, qui irradie sur toutes les scènes n’est pas seulement le signe plastique d’une dépendance de cette œuvre siennoise du début du XIVe siècle au monde byzantin (origine des icônes). Car cet or répandu à profusion sur toutes les scènes est l’expression d’un acte de foi : mort sur la croix, le Christ victorieux est ressuscité le troisième jour ; une Résurrection sans laquelle la foi est vaine (1 Co 15, 14).

L’œuvre d’Andy Guérif consiste en une reconstitution de la face de la pala consacrée à la Passion, sous forme de tableaux vivants. Après avoir réalisé en 2007 un premier film sur l’élaboration d’un tableau vivant d’après le panneau de la Cène de la Maestà, il donne ici à voir sa relecture de l’ensemble du polyptyque. Vingt-six décors vides partagent d’abord l’écran en autant de petites boîtes (Fig 2). Elles évoquent l’immeuble ouvert de La vie mode d’emploi de Georges Pérec qui a servi d’inspiration à l’artiste. Une autre référence est l’écran divisé (ou split screen) qu’utilisent parfois les cinéastes pour indiquer plusieurs points de vue ou actions simultanées. Seule la construction du tombeau du Christ (en haut à droite) occupe une longue durée du film. Pour simplifier la lecture, l’artiste déploie les scènes tour à tour, de l’arrivée des figurants dans un décor, jusqu’au point où ils se figent dans la pose exacte que leurs modèles occupent dans le polyptyque. Ce temps de silence et de suspens, au milieu d’une action brouillonne et d’un brouhaha de sons volontairement confus, constitue autant de tableaux vivants. Ceux-ci sont communément définis comme des « arrangements de personnes vivantes, figées, reproduisant une composition artistique » (Fig 3).

Fig 3 Tableau du Christ devant Pilate, Maestà (dét.)
© Capricci Films DR

Le tableau vivant ou l’image performée  [1]

Actuellement les tableaux vivants les plus répandus dans le monde visuel où nous baignons, semblent être les avatars de la très fameuse Cène de Léonard de Vinci (1494-1498, conservée à Sainte-Marie-des-Grâces, Milan). Jérôme Cottin en a fait la recension dans la publicité [2]. Le cinéma n’est pas en reste depuis Viridiana de Bunuel jusqu’au récent Le tout nouveau Testament [3].

Fig 4 Bill Viola, The Greeting, 1995.
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La Ricotta [4], film contesté en son temps de Pier Paolo Pasolini est fondé sur des tableaux vivants aux couleurs somptueuses, reconstituant des tableaux de maîtres italiens - la Descente de croix du Rosso et la Déposition de Pontormo - pour imager des scènes de la Passion. En noir et blanc et à la place de la Cène, Pasolini introduit en reprenant des tableaux de genre, le personnage de Stracci un pauvre hère affamé jouant le mauvais larron, qui meurt en se gavant de Ricotta. Certains ont vu dans ce film une visée politique, une satire dont la force visuelle tient à celle des œuvres plastiquement citées. Plus récemment le film de Lech Majewski, Le moulin et la croix, tire également sa force et sa substance d’un tableau, Le Portement de croix de Bruegel l’Ancien [5].

Une autre peinture de Pontormo est animée et même questionnée par Bill Viola, pionnier de l’art vidéo (Fig 4). Deux femmes enceintes se rencontrent sous le regard d’une troisième dans une ruelle, elles évoluent au ralenti, jusqu’au point où elles incarnent le tableau de la Visitation [6]. La parenté avec le travail d’Andy Guérif semble s’imposer. Ces artistes actuels tirent leurs sources et même se ressourcent aux tableaux des grands maîtres tout en leur offrant une réalité nouvelle car ce sont des êtres vivants qui les incarnent, alors que la projection sur un écran fait retour à la bi-dimensionnalité du tableau-source.

Des feintes images aux choses mêmes, et à la vérité  [7]

Ces tableaux vivant, arrêts sur images d’œuvres cinématographiques ou photographiques, plongent leurs racines dans une tradition très ancienne, celle du théâtre sacré, des jeux scéniques de la Passion au théâtre des mystères médiévaux [8]. Ils seront encore utilisés lors des joyeuses entrées royales plus tardives, auxquelles les plus grands artistes de la Renaissance prêteront leur concours. La plus fameuse de ces performances n’est-elle pas la crèche vivante que saint François d’Assise inventa à Grecio en 1223, après avoir vu s’animer la représentation du Christ sur le retable de San Damiano ? Ces allers et retours des tableaux vivants au « grand art », dans une relecture sans cesse renouvelée [9], n’ont cessé de se déployer à travers les siècles et forment un large socle au travail d’Andy Guérif.

Cette œuvre, car il s’agit bien d’une œuvre de cinéaste et de plasticien, est d’avantage entée sur la peinture que sur l’Ecriture et ce n’est en aucun cas une catéchèse. Une certaine pauvreté de moyens est revendiquée - les décors étant construits dans un atelier unique puis démolis pour laisser la place au suivant, les comédiens sont des amateurs - tout comme une certaine trivialité - les auréoles se coincent dans les éléments de décor, par deux fois « saint Jean » enjambe le corps du « Christ mort » … pour sortir du tableau. Mais une trivialité un peu bonhomme est également présente dans les plus grandes œuvres de la Renaissance italienne, lorsque certaines auréoles sont peintes de profils suivant les mouvements de tête des personnages. Cela témoigne de leur origine : un disque peint en or était fixé sur la tête de personnes vivantes servant de modèles, comme dans le film !

Fig 5 Maestà, tableau final du film.
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© Capricci Films DR
Fig 6 André Guérif (à G.) devant les anges de la crucifixion.
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La Maestà d’Andy Guérif ne porte aucun blasphème, juste un peu de maladresse, et la comparaison avec les œuvres de Romeo Castellucci ne peut être ici conduite [10]. On peut cependant regretter la pauvreté des rares dialogues qui ne doivent rien à l’Evangile, l’auteur trouvant « les Saintes Ecritures assez peu sonnantes et donc assez difficiles à apprendre »… pour des comédiens amateurs. Qu’il nous soit permis de rappeler l’origine orale des récits bibliques et leur destination tout aussi orale en monde chrétien dans la liturgie. Ces textes sont faits pour être chantés et dits, en témoigne la belle traduction liturgique récente (dite AELF).

Ceci n’enlève rien à la beauté de l’ensemble et surtout à la grâce, suspendue dans le silence, qui advient lorsque les personnages se figent en tableaux vivants (Fig 5). Devenant le tableau en leur chair ils relient l’art actuel à la tradition, la performance au chef-d’œuvre de Duccio, l’actualisation à la patine des siècles et l’œuvre au message qui l’a inspirée. Il faut voir, et surtout échanger autour de ce film, afin de poursuivre simplement un dialogue, rendu ici possible, entre l’art actuel et la foi (Fig 6).

Sylvie Bethmont-Gallerand, enseignante à l’Ecole cathédrale de Paris



 Bande annonce



 NOTES

[1D’après le titre de l’ouvrage de référence Julie Ramos (dir.), Le tableau vivant ou l’image performée centre André Chastel-INHA, éd. Mare et Martin, 2014.

[2Des voitures -1997 aux vêtements de Maïté et François Girbaud - 2005. Voir sur le site Protestantisme et images, l’article de Jérôme Cottin « Les reprises de la Cène de Vinci dans l’art et la publicité »

[3Dans Viridiana, (Luis Bunuel, 1961) la Cène est jouée par des mendiants ; dans Le tout nouveau testament (Jaco van Dormael, 2014), des personnages du film, nommés « apôtres », viennent compléter une reproduction du tableau de Léonard.

[4La Ricotta, film de PPP, 1963, du film à sketches Rogopag ; Descente de croix de Rosso Fiorentino, 1521- Volterra ; Déposition de Jacopo Carucci dit Pontormo, 1527 - Florence ; Les mangeurs de Ricotta, Vincenzo Campi, 1580 - Lyon musée Beaux-Arts.

[5The Mill and the Cross (2011), Lech Majewski, scénario de L. M. et Michael Francis Gibson, d’après son livre éponyme ; Le portement de croix, Bruegel l’Ancien, 1564, Vienne.

[6The Greeting (l’accueil ou la salutation), de Bill Viola, vidéo réalisée pour la biennale de Venise en 1995, d’après le tableau de Pontormo La Visitation (1528), église San Michele de Carmignano.

[7Selon le titre de la contribution de Léonard Pouy, Le tableau vivant ou l’image performée, p. 95.

[8Un théâtre sacré né en monde monastique vers l’an mil et se déployant dans la rue pour tous, à la fin du Moyen Age.

[9Les scènes des tableaux médiévaux ont été jouées avant d’être peintes pour Emile Mâle : L’art religieux de la fin du Moyen Age, 1908, p. 3-71, analysé par Rose-Marie Ferré dans Le théâtre et l’Eglise (XIIe-XVIe), Paris, LAMOP, 2011, et celui de Michael Baxandall, L’œil du Quattrocento, Gallimard 1985 (rééd.).

[10Sa pièce Sur le concept du visage du fils de Dieu, (2011), par exemple, ayant pour fond une reproduction du visage du Christ peint par Antonello de Messine (1430-1479) qui se retrouve couverte de détritus.


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