Mgr André Vingt-Trois : « Il faut que les chrétiens soient des briseurs d’isolement »

Le Monde – 13 février 2005

Le successeur de Jean-Marie Lustiger évoque les « accents » sous lesquels il compte inscrire son action.

« Il faut que les chrétiens soient des briseurs d’isolement »
Le Monde – 13 février 2005

Quelle conception avez-vous de la laïcité et du rapport entre la religion et l’État ?

La culture française de la laïcité a longtemps été une épreuve singulière. Elle a voulu faire croire que la meilleure manière d’être « laïque » était de faire comme si la religion n’existait pas. Pendant des décennies, ce fut la ligne de conduite d’un certain nombre de militants. Mais il me semble qu’à travers l’évolution des mœurs, des pratiques, des relations entre les institutions, chacun reconnaît aujourd’hui qu’on peut être laïque tout en admettant que la religion existe. C’est un progrès considérable. Je trouve cette situation plus saine.

Elle doit encore se concrétiser dans des modes de relations à inventer entre les Églises et l’État, mais je pense que, hormis l’opposition de quelques groupes particulièrement déterminés, la pratique concrète de la laïcité a progressé en France. Elle représente même un des acquis du XXe siècle. D’une part, parce que le statut défini par la loi de séparation de 1905 a aidé l’Église catholique à reformuler sa manière d’être pré-sente à la société. D’autre part, parce que la République - à travers deux guerres mondiales - a réalisé qu’elle ne pouvait pas refaire son unité en accusant la moitié d’entre les siens de n’être pas républicains !

Vous seriez d’accord avec la conception de la laïcité développée par Nicolas Sarkozy dans son livre, La République, les religions, l’espérance (éd. du Cerf)...

Je ne suis pas d’accord avec tout ce qu’a écrit Nicolas Sarkozy ni avec sa façon d’aborder toutes les questions de la laïcité. Mais c’est un acte courageux de la part d’un homme politique d’avoir pris cette position par rapport à l’islam et à toutes les religions. Position qui consiste à dire que, si on veut progresser, il faut se parler, se rencontrer... Et quand il était ministre, il l’a fait. C’est dans la discussion qu’on fait avancer les solutions. Quand, par exemple, dans mon ancien diocèse de Tours, le statut des aumôneries catholiques a pu être mis en cause dans les polémiques laïques, je suis allé discuter directement avec les autorités concernées. Je l’ai fait sans guerroyer, sans accuser les personnes. On a parlé, trouvé des solutions qui ont pris du temps, mais c’est la vie.

Vous êtes président de la commission de la famille des évêques de France, vous aviez bataillé contre le pacs, sans succès. Quelle leçon en tirez-vous et quel diagnostic portez-vous sur la famille en France ?

ll y a un décalage entre les aspirations des Français - y compris des plus jeunes - à une vie familiale stable, réussie, et le fait que la « mission » sociale de la famille devient de plus en plus imperceptible. On voit croître la requête, à partir de la famille, d’une plus grande sécurité affective et, parallèlement, on ne voit plus très bien à quoi elle sert, puisque la société met sur le même plan tous les statuts familiaux : le pacs, la banalisation des ruptures et des unions hors mariage, les unions entre partenaires de même sexe. Autrement dit, nous sommes dans une société où la famille est à la fois estimée et ne sait plus se dire à quoi elle sert

Le besoin est donc ressenti d’une explicitation plus claire des objectifs de la famille. Par l’expérience de relations sécurisées qu’elle développe, ne permet-elle pas une initiation à des rapports sociaux qui ne soient plus dominés par la violence ? Nous le croyons. Lionel Jospin aussi, en son temps, l’avait affirmé mais c’était, pour son camp, presque un acte de provocation.

Que retenez-vous de l’œuvre de Mgr Lustiger et quelle touche personnelle souhaitez-vous donner à son héritage ?

Je ne parlerai pas ici de la dimension exceptionnelle de la personnalité du cardinal ni de son rayonnement international. Je me bornerai à souligner les résultats d’un investissement considérable - en forces, en temps, en objectifs - qu’il a permis pour la communication du diocèse de Paris, la formation des prêtres et des laïcs, le dynamisme des communautés chrétiennes, la recherche persévérante et diversifiée des moyens d’exprimer publiquement quelque chose de la foi chrétienne dans la vie moderne.

Il faut continuer, sans hésiter, notre effort sur la communication de ce que vivent les catholiques. Ce sera mon premier accent. Nous ne pouvons pas à la fois défendre une vision de la République qui ne soit pas communautariste et encourager un système télévisuel qui le serait. Mais je répète qu’il est capital que l’Église catholique, dans le paysage télévisuel français, ait un moyen d’expression propre et spécifique. Nous l’avons avec KTO, mais la situation de cette chaîne thématique est difficile.

Deuxième accent : nous sommes dans une société où, paradoxalement, les instruments de proximité sont le plus développés et où le sentiment d’isolement des personnes n’a presque jamais été aussi grand. Alors je crois que, par leur expérience, les chrétiens sont capables d’apporter quelque chose de plus à ce débat : non pas une théorie de la vie sociale mais une contribution pratique à une évolution des rapports sociaux. Il faut que les chrétiens soient davantage des briseurs d’isolement. Enfin, le troisième accent sera de demander aux communautés chrétiennes de Paris de relire ce qu’elles vivent à la lumière des possibilités de renouveau données aujourd’hui dans la formation et dans l’expression de la foi.

Propos recueillis par Henri Tincq

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