Interview du cardinal André Vingt-Trois par La Croix à propos du travail du dimanche

La Croix – Samedi 13 décembre 2008

Le président de la Conférence épiscopale craint qu’à force de dérogations successives on ne rogne sur le principe général du dimanche férié

Vous arrive-t-il de faire des courses le dimanche ?

Non, j’ai d’autres choses à faire le dimanche !

Et que répondez-vous à ceux qui considèrent qu’il existe sur cette question « des pesanteurs culturelles, religieuses et idéologiques » ?

La pesanteur, c’est de faire peser sur les gens des charges disproportionnées ! La pesanteur n’est pas d’éviter à des familles d’aller consommer le dimanche, mais au contraire de les entraîner, par l’ouverture des magasins, à consommer toujours plus. C’est cela l’asservissement ! Et puis, il me semble paradoxal que dans une société où l’on a réduit le temps de travail à 35 heures hebdomadaires et où l’on a assoupli les contraintes horaires, on puisse affirmer que le dimanche est le seul jour de la semaine pour que les familles puissent faire leurs courses. Si cette diminution des heures de travail ne permet pas, justement, de faire ses courses à différents moments de la semaine, alors à quoi sert-elle ? Que fait-on du temps libéré ? On regarde la télévision ?… Pour savoir ce qu’on va acheter le dimanche ?…

Lors de l’ouverture de l’Assemblée des évêques à Lourdes vous avez posé la question : « Gagner plus doit-il devenir le principal objectif de l’existence ? » . S’agissait-il de remettre en cause le slogan de Nicolas Sarkozy, « travailler plus pour gagner plus » ?

Il s’agissait surtout de faire ressortir que les motivations exprimées autour de cette question sont d’ordre différent. Ainsi, on dit que le travail dominical permettrait de créer des emplois, mais certains économistes prouvent que cela en supprimerait d’autres. On dit que cela permettrait d’augmenter certains bas salaires, mais à quel prix ? Certes, si l’on propose à un salarié qui gagne le smic de gagner 200 € de plus en travaillant deux dimanches par mois, cela l’intéressera, mais cette possibilité ne détruira-t-elle pas autre chose d’important pour sa vie ? Quelles seront les conséquences pour une caissière qui élève seule ses deux enfants ?

Est-ce cela que vous appelez les « coûts humains » de la généralisation du travail dominical ?

Ces coûts humains commenceront avec la désorganisation de la répartition des temps de travail et de repos dans les entreprises, les services publics, etc. Toute notre société risque d’être plongée dans une gestion chaotique du temps de la semaine avec des discordances au sein d’une même famille, selon que l’un ou l’autre parent travaillera ou pas ce dimanche-là. S’il n’y a plus de structuration commune du temps dans une société, il sera très difficile de trouver du temps pour la gratuité. Il s’agit aussi de prendre en compte les limites des richesses à partager. En pleine période de crise économique et financière, on ne peut considérer que le temps, le travail et les produits sont des éléments inépuisables et perpétuellement disponibles pour un accroissement sans fin. Ouvrir les grandes surfaces le dimanche pour augmenter la consommation – ce qui n’est pas prouvé d’ailleurs car sans doute y aura-t-il glissement, les achats faits le dimanche n’étant plus faits en semaine – amènera forcément plus de nuisances, plus de pollutions, plus d’épuisement des ressources… Autant de problèmes que l’on cherche par ailleurs à contenir.

Sur cette question, y a-t-il, selon vous, un décalage entre une France urbaine favorable au travail le dimanche et une France rurale attachée au repos dominical ?

Je ne crois pas que le sens du dimanche varie en fonction de l’implantation géographique. À la campagne autant qu’en ville, on a désormais recours aux grandes surfaces. Et puis, ce serait un contresens historique que de croire que la loi de 1906 a été votée pour protéger le dimanche des ruraux. Cette loi a été votée pour marquer des bornes claires au travail en entreprise. En 1906, on était en plein inventaire des paroisses et les relations entre l’Église et l’État n’était pas au beau fixe ! Donc, si les législateurs de 1906 ont considéré que le dimanche devait être le jour de repos commun à tous, ce n’était sûrement pas pour favoriser le catholicisme, mais parce que ce jour s’imposait en raison de l’héritage culturel du pays.

Si les Français doivent jouir d’un jour commun de repos, pourquoi faut-il que ce soit précisément le dimanche ?

Si nous étions inscrits depuis plus d’un millénaire dans une tradition musulmane, nous aurions repos le vendredi. Dans une culture qui se réfère au christianisme comme à un élément de compréhension mutuelle, le dimanche a un sens particulier car il est lié à la mémoire de la résurrection du Christ. Ceux qui sont d’une autre religion ou d’une autre culture comprennent très bien cela et le respectent.

Le Conseil épiscopal pour les questions familiales et sociales met pourtant en avant des raisons non pas tant théologiques qu’anthropologiques et sociales.

Certes. Mais en ce qui concerne la pratique chrétienne, le dimanche n’est pas un jour ordinaire. Le chrétien est tenu de célébrer le dimanche, notamment en participant à l’Eucharistie – même si certains d’entre eux, contraints de travailler le dimanche, ne peuvent aller à la messe ce jour-là. À travers cette obligation, on retrouve l’un des dix commandements donnés par Dieu à Moïse (Dt 5, 12) qui est de ne pas travailler le septième jour, jour de sabbat, et d’en faire « un jour sacré ». Cette référence à un jour de repos hebdomadaire est une structure de vie dans une société. Au risque, sinon, de démembrer la vie sociale, de la faire éclater avec de lourdes conséquences sur les familles, à commencer par les familles dissociées qui auront bien du mal à s’accorder pour leurs week-ends en garde alternée…

Pourtant le Christ ne s’est pas privé, malgré les reproches des pharisiens, de guérir des malades le jour du sabbat…

Les passages de l’Évangile qui portent sur le sabbat sont explicites. Le Christ ne viole pas le sabbat pour le plaisir, mais pour rappeler aux pharisiens que « le sabbat a été fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat » (Mc 2,27), et qu’en cas de risque de mort, comme la loi de Moïse l’autorise, il est juste d’enfreindre le sabbat. Si Jésus guérit des malades ce jour-là, c’est pour leur permettre de vivre, de prendre leur pleine condition humaine. C’est cela que vise l’obligation d’un jour de repos hebdomadaire régulier et défini : permettre de vivre mieux.

Recueilli par Claire Lesegretain.

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