Queen and Country

John Boorman

John Boorman, 2014. Critique du père Denis Dupont-Fauville.

C’est un film comme au bon vieux temps. Largement autobiographique, tourné par un John Boorman aujourd’hui âgé de 81 ans, Queen and Country nous fait assister au service militaire, à l’époque de la guerre de Corée, d’un conscrit britannique qui passera finalement deux ans dans un camp d’instruction sur le sol de son pays. Ceux qui avaient vu Hope and Glory (1987) se réjouiront d’en retrouver le héros, maintenant jeune adulte et mis en demeure de jouer sa partition dans le monde.

Car le véritable sujet de cette histoire est la façon dont se forme un cœur adulte. Un cœur capable de blessures et de dévouements, de haine et de vertige, d’amour et de réalisme. Dans un univers régi par le règlement militaire, en butte au harcèlement de gradés sans consistance, le héros va devoir à la fois s’endurcir et grandir. Bien entendu, les brimades de la hiérarchie vont favoriser l’éclosion de la solidarité entre compagnons de misère ; mais au-delà de ce motif classique, c’est l’apprentissage de l’amitié, c’est-à-dire de la générosité et de la trahison, ou plutôt de la fidélité capable d’assumer ses propres trahisons que Boorman donne à voir avec une infinie délicatesse. Sans effets spectaculaires, avec des cadrages soigneusement choisis, ce cadre confiné abrite un combat plus fondamental encore que la guerre nucléaire que tous évoquent mais que nul n’éprouve.

De même, à partir d’un amour impossible et prévisible, tout un élan mené par le vertige des sentiments et l’enivrement des sens va devoir composer avec la découverte de la durée et l’initiation à la psychologie. Non que le schéma soit mécanique ou identique d’un individu à l’autre. Mais la variété des attitudes et la diversité des intérêts poussent chacun à composer avec ses propres failles et avec celles des autres, sans renoncer pourtant à ce qui le distingue et lui permet de se dépasser lui-même.

Dans le cas de Boorman, c’est le cinéma qui recueille ce dépassement. Les citations de répliques cultes abondent et un extrait de Rashômon donne en passant de montrer combien, pour qui va au-delà des apparences, le film permet une prise de conscience de dimensions encore inaperçues de la réalité. Deux cadrans forment un motif récurrent dans le récit de Queen and Country : celui de l’horloge du régiment, immuable depuis un siècle et point névralgique de la tension entre générations, et celui de la bobine de la caméra, qui tourne pour fixer les instants trop fugaces. D’un cadran à l’autre se construit le destin du héros, qui apprend à lâcher prise pour accueillir le réel, où plutôt qui traverse ses rêves pour scruter le possible.

Ainsi, le rythme tout classique et les images à l’ancienne conduisent une méditation sereine sur la façon dont les multiples déchirures de l’adolescence mènent à la construction, à l’éclosion de soi. Son confinement dans un camp militaire permettra au héros, littéralement, de quitter l’île de son enfance pour passer sur l’autre rive, d’abandonner son havre sécurisant pour aborder la terre ferme et pleine de dangers. Avec un mélange de trivialité et d’humour typiquement britannique et toujours bienveillant, Boorman nous convie à un regard de sagesse sur un âge de la vie capable de tant d’énergie et soumis à tant de passions, mais aussi sur une époque où chacun connaissait la valeur de l’effort et le prix de la culture. Époque du couronnement d’Elizabeth II, pas si lointaine et pourtant révolue, quand tous se recevaient d’une commune histoire : une telle aventure est-elle encore possible ?

Denis DUPONT-FAUVILLE
17 janvier 2015

Cinéma