Pater

Alain Cavalier

Alain Cavalier, 2011. Critique du père Denis Dupont-Fauville.

De quoi parle Pater ? Il y a un président qui dialogue avec son premier ministre, vient le chercher, le forme, l’estime et le révèle à lui-même. Il y a aussi un réalisateur qui cherche à mettre à nu un acteur, le filme, l’aide à habiter son personnage au point de pouvoir se dire à travers celui-ci. Surprise : ces deux couples n’en font qu’un, et ce n’est pas le moindre prodige de cette œuvre, tournée avec un minimum de moyens (deux appartements, deux acteurs, quelques figurants, une voiture et trois caméras), que d’engendrer une problématique d’une telle complexité, puisque les deux protagonistes endossent tour à tour chacun de leurs rôles respectifs, laissant le spectateur se débattre avec ses propres intuitions pour pouvoir les situer, à tout moment, l’un par rapport à l’autre.

Mais ne voir dans le film que deux intrigues entrelacées, même en une dialectique à la frontière complexe, serait encore passer à côté de son propos principal. Car Alain Cavalier dynamite sciemment, de l’intérieur, chacune de ces situations. Le premier ministre ne tarde pas à rivaliser avec le président jusqu’à entrer en concurrence avec lui et à le battre électoralement, sans toutefois remporter la victoire finale : au terme, aucun des deux n’est plus ni président ni premier ministre. Quant au réalisateur, il se met lui-même en scène en soulignant complaisamment l’artifice de sa mise et le changement de son apparence, tandis que l’acteur est le premier, d’emblée, à tenir et à manier la caméra par laquelle nous entrons dans la problématique du film.

En réalité, l’une et l’autre dialectique supposent un troisième terme. Les changements de mains de la caméra comme les multiples scènes où le discours est adressé hors champ ou directement à l’objectif, même à travers l’artifice d’un miroir, l’expriment assez. Les échanges si personnels qui se construisent entre Cavalier et Lindon ne peuvent exister en l’absence d’un spectateur. Ce qui se construit devant nous n’est ni simplement un échange ni un jeu de rôles… mais un film.

Ce film où s’entremêlent toutes les trames, où tous les discours renvoient les uns aux autres, ne prétend qu’un instant nous mener vers un dénouement. En réalité, il s’agit moins d’atteindre un but que d’arriver à exprimer quelque chose qui dès le début cherche à se dire, que d’articuler visuellement et mentalement ce qui à l’origine constitue la condition de possibilité du dialogue. Qu’est-ce qui donne à chacun des protagonistes non seulement d’exister comme tel, mais de permettre à celui qui lui fait face de s’exprimer ? Comment le regard suscite-t-il la parole, comment la parole rend-elle possible la diversité des points de vue ?

Poser la question en ces termes permet d’approcher la question contenue dans le titre. Il n’est effectivement question que de paternité : celle de l’homme politique qui forme un héritier capable de songer à le tuer, celle du metteur en scène qui crée un personnage susceptible d’exister par lui-même, celle du cinéaste qui manipule le spectateur jusqu’à lui faire conquérir son autonomie à l’égard des discours qui l’ont d’abord submergé. Paternité jamais accomplie pourtant, puisqu’à la fin, tandis que l’auteur s’interroge sur son propre père, le président reprend la main, le metteur en scène ressaisit la caméra et le spectateur se retrouve livré à lui-même. Tout au long du parcours, néanmoins, ce même spectateur aura peut-être accompagné Vincent Lindon, sous l’œil amusé d’Alain Cavalier, pour consentir avec lui à se regarder sans fards.

La psychanalyse, on l’aura compris, n’est jamais loin ; la manipulation non plus, affichée ou assumée. Du dialogue bobo avec un propriétaire jusqu’au pique-nique en forêt avec gardes du corps et rétroviseur transformé en cintre, beaucoup de scènes seraient à citer. Mais peut-être est-ce le premier plan qui, à lui seul, résume le mieux ce qui fait à la fois le plaisir et la difficulté de ce film hors norme. Tandis que la caméra tenue par Lindon lui-même, sous les ordres de Cavalier, fait grandir notre appétit dans le spectacle voluptueux des plats offerts à notre contemplation, le dialogue avec le réalisateur souligne que nous sommes suspendus au bon plaisir de celui-ci, visible par la seule entremise de ses mains. Mains qui agencent le festin qui nous est promis, voix qui commande l’homme qui nous le rend visible, énigme d’une donation dont nous ne pouvons savoir à l’avance jusqu’où elle nous mènera.

P. Denis DUPONT-FAUVILLE
29 juin 2011

Cinéma