Homélie de Mgr André Vingt-Trois – Messe d’action de grâce pour la canonisation de sainte Marie-Eugénie Milleret

Saint-Pierre de Rome – lundi 4 juin 2007

Mgr Vingt-Trois, qui guidait le pèlerinage du triduum pour la canonisation, a présidé la messe d’action de grâce en présence de quelque 4500 fidèles, de différents continents. Il a prononcé son homélie en français, anglais, espagnol et italien.

Oui, nous jubilons de joie après la magnifique célébration que nous avons vécue hier autour du Saint Père et c’est de tout cœur que nous pouvons chanter : « Jubilate Deo, cantate Domino » (jubilez pour le Seigneur, chantez pour Dieu) et « L’amour du Seigneur, sans fin je le chante ». Ce n’est pas seulement la grandeur majestueuse de notre célébration qui provoque notre joie, c’est surtout d’avoir vécu l’événement extraordinaire d’une canonisation. C’est en effet un événement étonnant : l’Eglise nous assure, de toute son autorité dans l’Esprit-Saint, que chez les nouveaux saints l’oeuvre de Dieu, l’oeuvre du salut et de la grâce, a produit tout son effet, est parvenue à sa plénitude. Nous croyons, nous savons dans la foi, qu’une de nos semblables en humanité est entrée dans la participation de la gloire de Dieu en attendant la résurrection finale, la résurrection de la chair.

C’est comme si le ciel s’entrouvrait un instant. Comme s’il nous était donné d’apercevoir tel d’entre nous auprès de Dieu. En rendant grâce pour la canonisation de sainte Marie-Eugénie Milleret, nous sommes donc dans la situation du voyant de l’Apocalypse quand il entend « dans le ciel comme une voix puissante, celle d’une foule immense » et nous nous unissons au chant céleste qui proclame : « Alléluia ! C’est à notre Dieu qu’appartiennent le salut, la gloire et la puissance » et encore : « Soyons dans la joie, exultons, rendons-lui la gloire, car voici les noces de l’Agneau. Son Épouse a revêtu sa parure ». Ce dont nous vivons depuis notre baptême, ce que nous nous efforçons de vivre par notre écoute de la Parole de Dieu, par notre travail sur nous-mêmes, par le désir de notre cœur d’adhérer à la volonté de Dieu, par notre obéissance aux commandements, ce travail profond et ardu de la grâce, en Marie-Eugénie, il a réussi, il a abouti, il a élargi, purifié, dilaté son cœur, il a porté en lui de tels fruits que Dieu, par son jugement, a pu lui donner part à sa gloire et que Dieu nous donne de le savoir et de partager nous aussi la joie du ciel.

Vous êtes ici ce matin, frères et sœurs, parce qu’un lien particulier vous attache à notre sœur Marie-Eugénie et à sa famille religieuse : pour quelques-uns un lien de famille, pour beaucoup le partage d’un même charisme de vie religieuse et pour un plus grand nombre encore sans doute la reconnaissance que vous avez pour les éducatrices dont vous avez bénéficié et en qui vous avez vu de beaux fruits de la vie et du travail de la fondatrice des Sœurs de l’Assomption. Mais la canonisation donne à notre joie toute particulière une portée universelle. Notre sœur est désormais présentée à toute l’Eglise comme une belle figure d’elle-même, un modèle de vie, une âme en laquelle ce que Dieu veut faire en chacun de nous s’est réalisé suffisamment sur cette terre pour que la lumière de Dieu puisse la traverser de part en part. Elle est, unie à tous les saints mais à sa manière propre, tout à fait unique, l’Épouse qui a revêtu ses parures, à qui Dieu a donné un vêtement de lin resplendissant, celle qui a part dans l’allégresse au repas des noces de l’Agneau. En ce jour, nous partageons sa joie et nous anticipons la joie éternelle que nous attendons dans l’espérance. Nous nous réjouissons de la connaître, parce que, en elle, nous apercevons plus clairement quelques reflets de l’oeuvre de Dieu, de cette oeuvre mystérieuse que rien n’arrête depuis la Résurrection du Christ mais qui reste si cachée aux logiques et aux prestiges de ce monde.

Notre action de grâce est définie précisément dans la prière d’ouverture de sa fête : « Dans sa foi retrouvée, tu lui as fait comprendre que tout honneur et toute gloire te sont rendus par l’humanité restaurée en Jésus-Christ ». En quelques mots cette phrase exprime l’actualité de Marie-Eugénie. Comme beaucoup dans nos sociétés contemporaines, elle a connu la peine d’un foyer séparé, les soucis économiques ayant eu raison de l’harmonie initiale. Comme beaucoup encore, quoique baptisée, elle a été élevée en dehors de toute pratique religieuse et de toute connaissance de la foi, mais aussi, il est important de ne pas l’oublier, en trouvant auprès de sa mère, même dans l’aisance matérielle, un exemple d’attention aux autres et de vraie générosité. Si, jeune fille, dans le milieu mondain où elle était située, elle éprouvait le désir et la soif d’autre chose, sa découverte de la foi ne produira jamais chez elle le mépris ou la haine d’un monde qu’elle jugerait mauvais. Le basculement de son regard fut provoqué par une recherche passionnée de l’intelligence. Auditrice attentive des conférences de carême de Lacordaire à Notre-Dame de Paris, elle apprend à juger son monde, mais aussi à l’aimer.

Dans le Christ, Marie-Eugénie a découvert non pas seulement celui qui tire l’humanité de sa misère, mais encore celui qui nous révèle combien le refus de l’amour et le péché peuvent détruire l’homme en même temps qu’il annonce la splendeur de la vocation à laquelle Dieu appelle l’humanité. Ce n’est pas simplement la santé qu’il s’agit de trouver dans le Christ, c’est la capacité de rendre « tout honneur et toute gloire » à Dieu, et peut-on imaginer, si on y réfléchit, une plus haute et une plus belle mission ! Ce n’est pas seulement la générosité, l’attention aux autres, le dévouement même, que nous apprenons du Christ ; nous recevons de lui la grâce d’aimer comme lui-même nous aime et nous entrons ainsi dans le mystère même de la vie de Dieu : « Si vous êtes fidèles à mes commandements, vous demeurerez dans mon amour, comme moi, j’ai gardé fidèlement les commandements de mon Père et je demeure dans son amour ». Nous avons entendu cela de la bouche du Seigneur dans l’Évangile proclamé il y a un instant. C’est cela le cœur de la Bonne Nouvelle. C’est par cette conversion à l’amour que peut s’étendre le Règne de Dieu en ce monde auquel Marie-Eugénie va se vouer.

La conviction que « tout honneur et toute gloire sont rendus à Dieu par l’humanité restaurée » est le fondement du projet éducatif de sainte Marie-Eugénie. Les limites de sa propre formation, avec les épreuves qu’elle avait dû traverser, la perte de statut social à laquelle avait conduit la ruine de son père, la préparaient à comprendre que la femme a un autre avenir qu’accomplir, même parfaitement, un rôle social. Dans un monde fortement hiérarchisé, elle a compris que, aux yeux de Dieu, seule comptait la personne, dans sa liberté profonde, et que tous les apprentissages n’avaient de sens que s’ils contribuaient à former un homme intérieur, une femme intérieure, c’est-à-dire quelqu’un capable d’accomplir ses devoirs, de faire face à son existence, non pas seulement pour correspondre au rôle que la société attend d’elle, mais par amour, en y trouvant de quoi partager l’amour qui l’habite.
Cet objectif peut paraître évident. Mais je vous invite à y réfléchir quelques instants. Mesurons à quel point cette vision des choses bousculait les mœurs de l’époque. Surtout, il y inscrit une dynamique propre à contre-courant de la lecture habituelle de l’histoire. Chez Marie-Eugénie, le projet éducatif d’une promotion des jeunes filles est indissociable de sa découverte du Christ, de l’Eglise, de la prière et de la vie de la grâce en nos cœurs. Là où les historiens des mœurs et de la société ont tendance à ne voir que l’aboutissement d’une revendication contre les pouvoirs et la tradition, Marie-Eugénie fait surgir un levier autrement puissant qui est celui de la liberté de la personne. La liberté est l’objet de réclamations de toutes sortes ; nous la traduisons en droits à acquérir et dont nous exigeons des autres qu’ils les respectent. L’histoire des femmes depuis le milieu du XIXe siècle est lue comme l’histoire de cette lente conquête dont on peut se réjouir. Mais sainte Marie-Eugénie nous rappelle que la vraie liberté, la liberté profonde, celle que rien ni personne ne peut nous ravir, celle dont on peut vivre en tout statut social mais qui transforme aussi vraiment les statuts les plus installés, celle-là, c’est la liberté du cœur, la liberté personnelle, et seul le Christ l’atteint vraiment, lui seul la touche et la libère. L’éducateur peut y collaborer, et ainsi le véritable éducateur mérite lui aussi le titre que l’Apôtre Paul n’hésite pas à se donner : « Nous sommes les collaborateurs de Dieu, et vous êtes le champ de Dieu ».

Chers amis, vous les jeunes filles et les jeunes gens, vous d’abord qui êtes formés dans les écoles des Sœurs de l’Assomption mais aussi tous les autres, prêtez attention au message que Dieu vous adresse en vous invitant à fêter sainte Marie-Eugénie. Les cours que vous suivez, les examens que vous présentez, ont pour but assurément de vous rendre aptes à acquérir une situation sociale par ce qu’on appelle de “bons métiers”, – cela veut souvent dire aujourd’hui des métiers où l’on gagne beaucoup d’argent. Il ne faut pas négliger cela. Mais l’essentiel est que vous deveniez, chacun pour votre part, des femmes et des hommes libres, des femmes et des hommes capables de reconnaître ce que Dieu attend de vous et de le faire : « Vous êtes le champ de Dieu, vous êtes la maison que Dieu construit ». Soyez attentifs à tirer profit de ce que vous apprenez, de ce que vous recevez, pour avancer vers une liberté plus grande : liberté par rapport à l’ignorance et plus encore par rapport au mensonge ; liberté par rapport aux besoins, aux inquiétudes de cette vie, mais plus encore par rapport à vos désirs qui ne doivent pas vous asservir mais vous pousser en avant de vous-mêmes ; liberté par rapport à toute dépendance économique ou sociale, mais plus encore par rapport aux étroitesses et aux duretés de vos cœurs.

Et vous, mes Sœurs, et vous enseignants, éducatrices et éducateurs qui œuvrez dans le cadre des écoles de l’Assomption, vous aussi parents qui avez été formés dans ces écoles et en gardez un souvenir assez heureux, assez reconnaissant, pour avoir entrepris ce pèlerinage : n’oubliez pas ce que nous dit saint Paul et à quoi sainte Marie-Eugénie adhérait par toutes les fibres de son âme et de son expérience : "Les fondations, personne ne peut en poser d’autres que celles qui existent déjà : ces fondations, c’est Jésus-Christ ». Ce n’est pas seulement Jésus-Christ connu comme un personnage du passé, un sage particulièrement important, un modèle de vie que l’on peut regarder de temps à autre pour se donner du courage,. non, c’est Jésus-Christ écouté longuement et patiemment, c’est Jésus-Christ intériorisé et imité, c’est Jésus-Christ régnant dans nos cœurs, c’est Jésus-Christ reconnu comme celui qui nous a choisis pour faire de nous ses amis : « Maintenant, je vous appelle mes amis, car tout ce que j’ai appris de mon Père, je vous l’ai fait connaître ». Quand vous vous adressez aux jeunes, qu’ils soient vos élèves ou vos enfants, n’oubliez pas que le plus important de leur vie terrestre est qu’ils puissent devenir « des adorateurs en esprit et en vérité » (Jn 4, 23 ; voir la prière d’ouverture).

Frères et sœurs, en préparant dans vos diverses communautés le rassemblement de cette canonisation comme pendant ces quelques jours de pèlerinage, vous avez eu le temps d’apprendre à connaître ou d’approfondir votre connaissance de la vie et de l’oeuvre de sainte Marie-Eugénie. Elle a connu la douleur et la souffrance, en son corps et en son âme. Mais, aujourd’hui, nous est dévoilé que cette douleur, inhérente à tous les combats de notre monde déchiré, avait pour horizon la joie, la joie de vivre selon le cœur de Dieu et de collaborer à son dessein : "Heureux le peuple qui connaît l’ovation. Seigneur, il marche à la lumière de ta face ". Cette grandiose basilique où nous célébrons cette Messe veut être toute entière une hymne à la joie de Dieu qui traverse les âmes et les corps, depuis la Confession qui, sous cet autel, honore les restes du martyre de saint Pierre, de son témoignage de foi, jusqu’aux saints représentés par leur statue au-dessus de la nef dont certaines sont comme emportées par le souffle et dont la diversité de tenues, d’époques, d’états de vie, donne à voir la variété des fruits de l’Esprit, tout ici nous invite à entrer dans la louange de Dieu, ici et maintenant sans doute mais, plus encore, dans toute notre vie, avec ses joies et avec ses peines. Que sainte Marie-Eugénie nous apprenne à vivre pleinement et joyeusement de notre humanité restaurée en Jésus-Christ, Amen.

+ André Vingt-Trois
Archevêque de Paris


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